Parution de écrits berbères en fragments (Geuthner) : Mohand Saïd Lechani ressuscité…

06/08/2024 mis à jour: 16:45
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A l’inverse de Boulifa dont l’œuvre berbérisante est connue par un large public, la contribution à l’éveil et à l’illustration de la culture et de l’identité amazighes par M. S. Lechani est restée l’apanage d’un cercle restreint d’initiés et de chercheurs.

 

Après avoir édité Du bon usage de la pédagogie en 2017 aux éditions Les Chemins qui montent, un ouvrage qui regroupe les écrits de M. S. Lechani sur la pédagogie, son petit-fils Méziane Lechani, médecin de profession, vient de faire paraître Ecrits berbères en fragments, en édition bilingue, aux éditions Geuthner. 

Cette initiative est louable à plus d’un titre. Outre le fait de mettre les écrits à la disposition du public, cette réédition a permis de regrouper des textes jusqu’ici éparpillés. Elle donne ainsi à voir un M. S. Lechani très prolifique et aux facettes multiples. Méziane Lechani a travaillé sur des cahiers dispersés de son grand-père, effectuant des tris, des recoupements, une classification thématique, une mise en forme de certains écrits restés en chantier, comme les écrits ethnographiques. C’est dire la rigueur du petit-fils soucieux de rassembler et de transmettre l’œuvre de son aïeul. 
 

Mohand Lechani : l’homme aux engagements multiples


Mohand Saïd Lechani est né en 1893 à Aït Halli, dans la localité d’Irjen, et décédé à Alger en 1985. Il fut scolarisé à Tamazirt, l’une des premières écoles françaises ouvertes en Kabylie. Il faisait partie des premiers instituteurs indigènes à l’époque coloniale. Formé à l’Ecole normale de Bouzaréah, où il fit la connaissance d’illustres berbérisants comme Boulifa, Lechani exerça dans plusieurs écoles en Algérie, dont celle de Hadjout, où il rencontra Emile Laoust, alors directeur d’école, qu’il considérait comme son maître. 

L’ouvrage Du bon usage de la pédagogie, publié en 2017, illustre la modernité de la réflexion pédagogique et didactique de Mohand Saïd Lechani, comme l’écrit la chercheuse Marie Chartier dans sa préface de volume. Lechani fut partisan de méthodes nouvelles dites «méthodes libres», initiées par le courant Maria Montessori et de Célestin Freinet. L’originalité de la méthode utilisée par M. S. Lechani est également soulignée par Philippe Meirieu, célèbre chercheur en pédagogie, partisan de l’approche actionnelle, qui fait de l’élève l’acteur de ses apprentissages, et de la pédagogie différenciée qui tient compte du niveau de chaque apprenant. Lechani faisait aussi partie des premiers berbérisants indigènes. C’est à l’Ecole normale, au contact de Boulifa, de Laoust et de Picard, dont il deviendra plus tard le compagnon de recherche et l’ami, qu’il développe une passion pour les études berbères et devint par la suite un fervent défenseur de la langue et de la culture amazighes. 

Ces heureuses rencontres l’ont conduit à passer le Certificat de berbère marocain en 1919 à l’Institut des hautes études marocaines de Rabat sous la direction de Laoust, puis le Brevet de langue berbère (kabyle) en 1947 à l’université d’Alger. Le militantisme constitue sans doute un fil rouge et un trait d’union entre les différents combats de M. S. Lechani. Il n’a eu de cesse, tout au long de sa vie, de lutter pour les causes justes et en faveur du prolétariat algérien. Son combat pour la scolarisation et l’émancipation de tous les indigènes ne peut que le confirmer. Ses contributions au journal La Voix des humbles montrent la figure d’un homme engagé pour les droits, notamment éducatifs, des populations autochtones. 


Une œuvre riche et prolifique

Les trois chapitres de l’ouvrage Ecrits berbères en fragments mettent la lumière sur une œuvre prolifique composée d’articles ethnographiques, d’écrits sur la langue amazighe et d’un corpus de littérature orale. Ils sont complétés par des annexes dont la richesse invite à un examen approfondi. Qu’ils portent sur la cosmogonie et les croyances amazighes, ou sur la femme kabyle, les écrits ethnographiques dévoilent la profonde connaissance de M. S. Lechani et son ancrage dans la société kabyle traditionnelle. L’article sur la femme kabyle, à rebours des discours ethnocentristes occidentaux sur la condition de la femme dans la société kabyle, pourrait être considéré, à l’instar de celui de Boulifa, comme une réponse cinglante à Hanoteau. Dans l’article «L’âme berbère», il répond en défenseur et promoteur de l’identité amazighe aux discours colonialistes sur l’origine des Berbères, auxquels il substitue une vision «locale», d’une «identité-racine», selon les termes de son petit-fils. 


La deuxième partie regroupe un riche corpus composé de proverbes, de maximes, de dictons, de contes et de récits traditionnels. Cette collecte effectuée par M. S. Lechani montre son souci permanent de sauvegarder et de transmettre le patrimoine traditionnel. 

A ce corpus s’ajoutent des poèmes (17 au total) dont un long poème de louange dit izli n lhenni et un autre traitant de la défaite de 1871. On y trouve aussi des poèmes composés par Lechani lui-même. On y constate outre une certaine proximité thématique avec Si Mohand (inversion des valeurs, épreuves de la vie, exil, etc.), la place prépondérante que le thème de la guerre occupe chez Lechani et qui cache mal sa ferveur patriotique. Malgré leur veine traditionnelle, leur structure, toutefois, dépasse souvent le neuvain Mohandien, ce qui dénote une certaine liberté de création, corollaire de la liberté d’esprit de l’auteur. Le chapitre intitulé «Langue berbère» est une compilation d’écrits et d’analyses qui portent sur l’étymologie et la morphologie de la langue kabyle dans une démarche comparative qui consiste à recourir aux autres variétés amazighes ; sur la néologie également : les créations néologiques du berbérisant se sont avérées justes pour une bonne partie d’entre elles. K. Nait-Zerad les qualifie dans sa postface «d’intuitives mais fécondes».


Les annexes insérées à la fin de l’ouvrage sont essentielles car elles confirment la cohérence, si besoin est, entre le parcours et l’œuvre de M. S. Lechani. Ainsi, l’annexe II, intitulée «Les centres de culture locale», datant de 1949, est véritablement un plaidoyer en faveur de la prise en charge des cultures autochtones et souligne leur importance dans la définition d’une culture globale et mondiale, qui anticipait déjà en 1949 le concept de «culture-monde» théorisé par Edouard Glissant. 


Une œuvre à relire

A l’inverse de Boulifa, dont l’œuvre berbérisante est connue par un large public, la contribution à l’éveil et à l’illustration de la culture et de l’identité amazighes par M. S. Lechani est restée l’apanage d’un cercle restreint d’initiés et de chercheurs. La publication Ecrits berbères en fragments vient à point nommé pour réparer cette lacune et dévoiler la richesse de sa pensée et de son œuvre. 

L’importance de ce pionnier d’extraction paysanne est incarnée par ses multiples visages : normalien, pédagogue, militant politique, syndicaliste, berbérisant… Un grand humaniste défenseur des causes justes, engagé au profit de la langue et de l’identité amazighes, en faveur du prolétariat algérien, notamment en prônant la scolarisation pour tous. L’œuvre est à l’image de l’homme : plurielle et multiple, elle embrasse divers domaines : la langue, les coutumes, la littérature orale…, elle offre une matière riche et abondante désormais mise au service des études berbères (amazighes). Ces écrits révèlent que M. S. Lechani avait une vision holistique de la culture. Une vision ouverte qui invite à (re)lire son œuvre. 

Amar Améziane
 

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