Nils Andersson, figure éminente des éditeurs engagés aux côtés des indépendantistes algériens durant la guerre de Libération nationale, dévoile les mobiles profonds qui l’ont amené à embrasser la cause des Algériens face au joug colonial.
Propos recueillis par
Mustapha Aït Mouhoub (*)
- Pendant la guerre de Libération algérienne, un Front éditorial s’est formé en France et en Suisse, contribuant à faire connaître la cause algérienne. Pouvez-vous nous décrire ce front, ses principaux acteurs et le rôle joué par votre maison d’édition, La Cité, pendant cette période tumultueuse de l’histoire ?
Gérôme Lindon a immédiatement pris la décision courageuse d’éditer le livre La Question. Convaincu de sa vérité et de son incontestabilité, il a pris des risques considérables en mettant en jeu ses éditions qui auraient pu être ruinées par des poursuites judiciaires.
Ce livre, grâce à sa qualité et à la véracité du témoignage d’Henri Alleg, a ébranlé la réputation de la France dans le monde. Sans l’intervention de Lindon, La Question aurait peut-être été reléguée au statut de simple brochure, sans aucune chance de diffusion, et son message aurait été étouffé.
Il est important de saluer le rôle de Lindon, ainsi que celui d’autres éditeurs, comme François Maspero et Pierre-Jean Oswald, dans la publication d’ouvrages favorables à la décolonisation et dénonçant la torture pendant la Guerre d’Algérie. Comme l’a souligné Lindon lors d’une conversation après 1962, les éditeurs français défendant la cause de l’indépendance algérienne étaient peu nombreux et exposés à de nombreux risques, tant politiques qu’économiques.
Malgré ces dangers, le front éditorial formé par ces éditeurs a été efficace, contribuant grandement à sensibiliser l’opinion publique internationale à la cause algérienne. Les dirigeants de la Fédération de France du FLN et de la Révolution ont compris l’importance des médias, des journaux, des revues et des livres pour promouvoir leur cause. Les livres, traduits dans de nombreuses langues, ont joué un rôle crucial dans la dénonciation de la guerre coloniale française.
L’action diplomatique, combinée à cette diffusion d’informations, a conduit à une mise en accusation de la France au sein même de l’ONU et à des condamnations lors des réunions sur l’Algérie. Le livre La Question a été un élément décisif dans ce processus.
Le texte Victoire de Jean-Paul Sartre, publié à propos de ce livre, souligne la force d’Henri Alleg face à ses tortionnaires et met en garde contre le danger de la gangrène de la torture, rappelant les pratiques similaires perpétrées par les Allemands en France dix ans auparavant. Il est essentiel de souligner un aspect crucial, à savoir le rôle joué par les éditeurs français pendant la période de 1954 à 1962, lors de la guerre d’Algérie.
Chaque fait de guerre, qu’il se déroulât en France, en Algérie ou dans les «méchetas», n’a pas été passé sous silence. Ce sont les Français qui détenaient la presse, les journaux et les revues à cette époque. Ces éditeurs français ont courageusement dénoncé les atrocités commises pendant la guerre, au prix de l’arrestation, de la condamnation et parfois même de l’emprisonnement, de l’amende, voire de la répression.
Les membres les plus actifs des réseaux de soutien, tels que ceux de Jeanson, ont été condamnés à des peines allant jusqu’à dix ans de prison, ce qui montre que ces condamnations étaient loin d’être légères.
En ce qui concerne les opinions sur la guerre, il est important de noter qu’il y avait une forte minorité «Algérie française» qui avait des tendances factieuses et fascistes. Une majorité de la population clamait «arrêtons cette guerre», sans pour autant être nécessairement en faveur de l’indépendance de l’Algérie.
Cette position était souvent une réaction à la perspective de perdre leurs enfants au combat. Enfin, une minorité soutenait la cause de l’indépendance nationale, parmi laquelle une fraction s’engageait activement aux côtés des Algériens. Ces individus se sont engagés dans diverses formes de soutien, que ce soit en tant qu’avocats, médecins, ou dans des réseaux d’insoumission et de désertion.
Il est difficile de donner un chiffre précis, mais Francis Jeanson estimait qu’il y avait environ 5000 personnes impliquées dans ces réseaux de soutien. Il y avait également un millier ou deux de Français qui ont choisi la désertion dans les rangs de l’Armée française. Cependant, il est important de noter que la plupart des déserteurs étaient d’origine algérienne. Dans l’ensemble, ces individus engagés représentaient une fraction relativement petite de la population française.
Effectivement, si l’on considère que le nombre d’individus engagés dans les réseaux de soutien et les déserteurs lors de la guerre d’Algérie s’élevait à environ 6000 à 7000, et si l’on multiplie ce chiffre par cent, cela donne effectivement 700 000 (moins de 2% de la population totale). Cette réalité démontre que l’engagement dans ces actions de soutien et de désertion était porté par une minorité relativement restreinte de la population française.
- En tant que membre de l’Association Sortir du colonialisme, vous êtes impliqué dans les débats actuels sur la mémoire, qui prennent une place de plus en plus importante dans les relations entre la France et l’Algérie. Face au retour persistant des nostalgiques de la colonisation, qui tentent souvent de minimiser voire d’occulter les crimes tels que la torture, les assassinats et les massacres perpétrés pendant la colonisation en Algérie, quelles actions proposez-vous pour contrer cette démarche et promouvoir une mémoire juste et équitable ?
C’est l’une des associations auxquelles je suis affilié. Il y a aussi l’Association 4 ACG, composée de chrétiens et de non-violents à Niort. Elle regroupe d’anciens rappelés qui, à un moment donné, ont décidé de consacrer leur pension militaire à l’Algérie pour financer divers projets, comme la construction de puits ou d’autres initiatives bénéfiques pour les communautés locales. Ils ont envoyé environ 80 000 euros en Algérie pour ces causes.
Cette association a été créée à l’initiative d’Henri Alleg, qui en était le fondateur et le président. Après son décès, c’est Alban Liechti, l’un des quarante insoumis qui ont refusé de porter les armes, condamné et incarcéré pour ses positions, qui a repris le flambeau. Aujourd’hui, il se fait vieux et fatigué. Nous avons pris une initiative suite à la reconnaissance par Macron de la torture pendant la guerre d’Algérie.
En reconnaissant que Maurice Audin et Ali Boumendjel ont été torturés et tués, l’Elysée a admis que des soldats français, sur ordre, ont pratiqué la torture, violant ainsi les lois, les réglementations et les droits de l’homme. C’est une avancée dans la reconnaissance de ces crimes.
Cependant, nous sommes maintenant confrontés à un problème franco-français. Il est troublant de constater que dix ans seulement après la fin du nazisme, des officiers français, de retour d’Indochine, ont développé des méthodes de guerre contre-révolutionnaire ou de guerre psychologique, considérant la torture comme un instrument normal pour manipuler la population ou l’intimider.
Le chef de l’état-major des armées de l’époque a expressément approuvé cette approche et a décidé de l’incorporer dans les programmes d’enseignement de toutes les écoles militaires, dès les années 1955-1957. La légalisation de la torture a suivi, suivie de son enseignement et de sa mise en pratique.
Lorsque Robert La Coste et le gouvernement français ont accordé des pouvoirs de police étendus à l’armée et aux parachutistes à Alger et dans toute l’Algérie, ils savaient pertinemment que ces soldats avaient été formés à ces méthodes. Deux écoles de torture ont même été créées à Arzief et à Chélia, où les techniques d’interrogatoire étaient enseignées.
- Il est clair qu’il s’agissait d’une politique gouvernementale délibérée. Ceux qui ont osé dénoncer ces pratiques ont été traînés devant les tribunaux et condamnés, tandis que ceux qui ont effectivement torturé étaient promus et décorés. A un moment donné, cette politique théorique est devenue une politique d’Etat à part entière. Comment cela a-t-il été possible ? C’est la question que nous posons. Aujourd’hui, personne ne conteste le fait que la torture a été pratiquée pendant la Guerre d’Algérie. Mais comment l’Etat a-t-il pu s’enliser dans cette pratique et corrompre simultanément la population et les consciences en adoptant une théorie génocidaire ?
Nous essayons maintenant de travailler sur cette question, mais une fois de plus, nous considérons qu’il s’agit d’un problème propre à la France. C’est aux Français de comprendre et de progresser sur cette question. Nous avons organisé une conférence de presse qui a rencontré un franc succès, tant en France qu’en Algérie et à l’étranger.
Il a fallu 60 ans pour que la torture soit officiellement reconnue. Il est possible que cela prenne encore 60 ans avant que la responsabilité de l’E tat ne soit également reconnue. Ce ne sera pas facile, mais nous continuerons à poser les questions nécessaires.
- Dans votre ouvrage Mémoire éclatée : De la décolonisation au déclin de l’Occident, paru en 2016, vous abordez un large éventail de thèmes liés à la décolonisation et au respect du droit humanitaire, avec un accent particulier sur l’engagement pour les causes justes, notamment la décolonisation de l’Algérie. Quels sont les principaux enseignements que vous avez cherché à transmettre à travers cet ouvrage dense et précieux ?
Pendant la période de lutte, j’ai vécu aux côtés des Algériens libérés de prison en France, ayant subi la torture et qui trouvaient refuge en Suisse. Côtoyer ces militants algériens était une expérience impressionnante. Leur détermination était inébranlable sans faille dans leur certitude. Avec la guerre du Vietnam, la Guerre d’Algérie a été l’une des plus grandes luttes de décolonisation du XXe siècle.
Bien que l’Algérie ait eu une stratégie militaire, elle a rapidement compris qu’elle ne pourrait pas gagner militairement contre la France. Elle a alors opté pour une stratégie politique, diplomatique, d’information et de propagande. Si les Algériens n’ont pas remporté la victoire militaire, ils ont gagné politiquement leur indépendance.
Pour moi, une phrase magnifique du Manifeste du 1er Novembre résume cet esprit : «A ceux qui auront à nous juger…», je ne connais aucun autre texte ayant déclenché une révolution qui utilise de tels termes. Par rapport aux événements actuels, les mouvements de libération nationale des années 1950 et 1960 ont indéniablement remporté des victoires. Jusqu’aux années 1970, ces mouvements étaient puissants, et l’histoire semblait aller dans le sens des luttes pour la libération nationale.
Cependant, l’impérialisme a réagi avec une contre-révolution. Bien qu’il n’ait pas pu vaincre en Algérie, il a orchestré l’assassinat de figures telles que Patrice Lumumba, Amilcar Cabral et Eduardo Mondlane, ainsi que d’autres actions répressives à travers le monde, l’assassinant de Mehdi Ben Berka, la répression au Cameroun, le coup d’Etat en Indonésie.
Ces événements ont eu des conséquences majeures, notamment la perte d’influence du mouvement Bandung (les 77) au sein des instances de l’ONU. Mon livre Mémoires éclatées témoigne de cette transformation de la lutte anticoloniale en un combat plus large pour la justice et l’égalité dans le monde contemporain. Le monde actuel est marqué par une nouvelle phase, clairement définie par le concept de Sud global, qui diffère considérablement de la période de décolonisation.
Le contexte mondial actuel présente des dynamiques de pouvoir et des rapports de force économiques et sociaux qui diffèrent considérablement de ceux de l’époque de la décolonisation.
Le tiers-monde, la Tricontinentale et toutes les désignations similaires affichent aujourd’hui une grande diversité, mais ils entretiennent des relations économiques et sociales avec les anciennes puissances coloniales et impérialistes qui ont évolué de manière significative. Les luttes de libération d’hier sont indissociables des luttes d’aujourd’hui. Il s’agit d’un flux et d’un reflux de la lutte et le monde a commencé à changer avec la décolonisation, ainsi qu’avec les luttes au Viêt Nam et en Algérie.
- Comment percevez-vous l’initiative récente de la création de l’Association internationale des amis de la révolution algérienne (AIARA) à Alger ? Quelles sont vos attentes à l’égard de cette association, à la lumière des 62 ans écoulés depuis l’indépendance de l’Algérie ?
J’ai entendu parler de cette association, mais je n’ai pas eu de contact direct avec elle. Cependant, j’ai pris connaissance de son existence à travers des échos et j’ai même pu consulter son site web. Je considère que cette initiative est d’une importance capitale, notamment pour favoriser les échanges et les discussions autour de cette guerre, surtout pour les nouvelles générations.
Ces huit années de conflit ont laissé des traces profondes chez la jeunesse française et ont causé des souffrances considérables pour les Algériens. Il est essentiel de recueillir les témoignages des rappelés et des personnes ayant vécu cette période. Cependant, je pense également qu’il est important de reconnaître le rôle des Français qui ont apporté leur aide à l’Algérie, que ce soit sur le territoire algérien ou en France.
En tant qu’Etat, l’Algérie a toujours été reconnaissante envers ceux qui ont soutenu la lutte pour l’indépendance nationale, mais cette reconnaissance est souvent liée à une connaissance directe et à une identification des individus par les Algériens. De nombreux Français ont apporté leur aide de manière anonyme, sans être connus des Algériens, et il est important de ne pas oublier leur contribution, même si elle reste méconnue.
Effectivement, il existe ceux qui ont apporté une aide précieuse, souvent au péril de leur propre sécurité, mais qui sont demeurés anonymes aux yeux des Algériens. Parmi eux, certains ont effectué plus de cinquante passages aux frontières, mais ils demeuraient des inconnus pour la plupart. Il est crucial que cette association puisse également mettre en lumière cette réalité. Tout d’abord, cela revêt une importance capitale pour renforcer les liens entre les deux pays.
Si certains noms sont connus, il est tout aussi essentiel de faire connaître ceux qui sont restés dans l’ombre, que ce soit à travers des témoignages ou simplement en identifiant ces individus auprès des Algériens. Il est important de souligner que certains de ces bienfaiteurs ont même été emprisonnés sans que leur engagement ne soit reconnu. Bachir Boumaza, évoquant son évasion, a témoigné de l’aide précieuse de personnes admirables dont il n’a jamais pu exprimer sa gratitude.
Ce sont ces individus que l’association doit chercher à mettre en lumière. Bien que les personnes ayant aidé les Algériens se trouvent aux quatre coins du monde, il est essentiel que les Français eux-mêmes prennent conscience de la solidarité qui existait envers le peuple algérien. Faire connaître cette histoire aux jeunes Algériens et aux jeunes Français est l’un des objectifs essentiels de cette association. M.A-M.
(*) Entretien publié avec l’aimable autorisation de l’Association internationale des Amis de la Révolution algérienne (AIARA)