Nils Andersson, figure éminente des éditeurs engagés aux côtés des indépendantistes algériens durant la guerre de Libération nationale, dévoile les mobiles profonds qui l’ont animé à embrasser la cause des Algériens face au joug colonial. Dans un récit palpitant, il nous plonge au cœur de l’histoire du «Front éditorial», révélant les coulisses où furent façonnés les témoignages poignants sur les tourments de la torture et de la répression vécus par les Algériens. Ses mots résonnent avec une justesse saisissante, dépeignant l’impact retentissant des publications telles que La Question d’Henri Alleg, La Pacification de Hafid Kéramane, ou encore La Gangrène coécrit par Bachir Boumaza et ses compagnons de captivité, sur la conscience collective quant à la véritable nature du colonialisme français. Au-delà de ce récit historique, Andersson nous offre une réflexion éclairante sur la pertinence intemporelle des idées anticolonialistes, dont l’écho résonne encore dans le monde contemporain. En saluant la naissance d’une association en Algérie dédiée aux Amis de la Révolution du 1er Novembre 1954, ses paroles empreintes de conviction nous transportent vers les horizons vastes où résonnent les missions futures de cette association. Que ce soit en France ou dans les nombreux pays où la flamme de la Révolution algérienne a illuminé les esprits, Andersson esquisse avec éloquence les défis et les promesses qui se profilent à l’horizon.
Propos recueillis par
Mustapha Aït Mouhoub (*)
- Pourriez-vous partager avec nos lecteurs les motivations profondes qui ont guidé votre soutien à la Révolution algérienne ?
En effet, il y a une combinaison de convictions personnelles et d’éléments du hasard qui ont façonné mon parcours. La question du colonialisme et des guerres de décolonisation a été au cœur de mes réflexions, notamment pendant la guerre du Vietnam, les événements à Madagascar et le bombardement de Haiphong.
Mes lectures m’ont profondément marqué et ont renforcé ma conviction sur la problématique du colonialisme. A l’époque, je résidais à Lausanne, en Suisse, ma ville natale. Il aurait pu en être autrement, et je n’aurais peut-être jamais été confronté à ces questions complexes. Cependant, le destin a mis sur ma route des rencontres décisives, parmi elles, celle avec Gérôme Lindon, éditeur aux éditions de Minuit, a été déterminante.
Lindon diffusait ses ouvrages en Suisse, et c’est lui qui a publié le livre Pour Djamila Bouhired, coécrit par Georges Arnaud et Jacques Vergès. Il a ensuite récidivé en publiant La Question d’Henri Alleg, ouvrage interdit en France par le gouvernement. C’est à ce moment précis que j’ai eu l’occasion de le rencontrer.
Il m’a alors sollicité pour rééditer La Question en Suisse. J’ai immédiatement accepté. Deux raisons ont motivé cette démarche. Tout d’abord, pendant l’occupation allemande, les éditions de Minuit avaient publié des livres qui avaient été saisis par les autorités. Certains de ces titres avaient été réédités en Suisse. Rééditer La Question d’Henri Alleg en Suisse avait donc une portée symbolique forte.
La deuxième raison était plus subtile. Il s’agissait de montrer au gouvernement français que même s’il pouvait saisir et interdire des ouvrages sur son territoire, ces livres pouvaient tout de même paraître ailleurs, en l’occurrence en Suisse.
Je suis alors rentré en Suisse, en me disant que les éditeurs locaux vont accepter au départ de rééditer le livre pour dire non au bout d’un mois. Si je leur avais fait part du projet, il y avait un risque de ne pas le voir paraître hors de France. Le hasard et les rencontres ont donc joué un rôle crucial dans cette aventure éditoriale.
C’est ainsi que La Question a trouvé une nouvelle vie en Suisse, portant avec elle des enjeux politiques et littéraires qui dépassaient les frontières nationales. Cette expérience m’a profondément marqué et a renforcé ma conviction que la littérature peut être un puissant vecteur de réflexion et de changement.
C’est alors que j’ai pris la décision de publier le livre moi-même. C’est ainsi que sont nées les éditions La Cité éditeur avec la publication de La Question. J’étais encore très jeune à l’époque et j’ai même emprunté de l’argent à ma mère pour payer l’imprimeur. Environ dix jours après la saisie du livre en France, je l’ai réédité en Suisse.
Curieusement, je n’avais encore rencontré aucun Algérien à ce moment-là. Bien que les Algériens commencent à affluer en Suisse depuis la France pour se protéger ou recevoir des soins dans le contexte de la guerre, en 1956 et 1957, leur nombre restait limité dans notre pays. D’ailleurs, je ne connaissais pas du tout Henri Alleg que je n’ai rencontré que bien plus tard, dans les années 1990.
Quelques jours après la publication de La Question, j’ai été contacté par la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN), par l’intermédiaire de Robert Davezies, un Français très proche de ce parti nationaliste algérien. Il m’a demandé si j’étais prêt à soutenir la cause algérienne au-delà de la simple publication du livre.
Pour moi, cette publication était indissociable d’un engagement politique plus large, en parallèle avec des activités militantes. Robert Davziers est venu d’Allemagne, où la Fédération de France du FLN était basée, pour me rencontrer à Lausanne. A l’époque, il était condamné par contumace à dix ans de prison et avait quitté Paris.
- Qui est Robert Davziers ?
Robert Davziers, prêtre français, s’est distingué par son profond engagement. Il occupait une place privilégiée parmi les dirigeants de la Fédération de France du FLN, surpassant même Francis Jeanson et Henri Curiel. En compagnie d’autres prêtres, il a recueilli les témoignages des Appelés revenant d’Algérie, dénonçant ainsi les pratiques de torture dans ce pays.
Par la suite, il s’est engagé activement aux côtés de la cause algérienne. Bien qu’il ait pu échanger avec Omar Boudaoud ou Ali Haroune à mon sujet, il n’a pas pris l’initiative de me contacter sans l’aval de la direction de la Fédération de France du FLN.
- Avez-vous reçu des menaces en raison de votre engagement dans la lutte des Algériens contre le colonialisme ?
Pendant la guerre d’Algérie, les Européens ou les Français ne risquaient pas la torture en France. Bien que certains Français d’Algérie aient été torturés, aucun Français n’a subi de torture en France pendant cette période. En revanche, des Algériens ont été torturés en France. Le risque de torture ne nous concernait donc pas directement.
Cependant, la pression était présente, et certains Français ont été condamnés à des peines allant jusqu’à dix ans de prison. Ce risque était principalement pour les avocats, les éditeurs et les journalistes, car ils n’étaient pas clandestins et avaient des adresses connues, les exposant ainsi à des attentats.
Personnellement, j’étais régulièrement interrogé par la police suisse. Tous les deux à trois mois, je devais me rendre dans leurs bureaux pour être interrogé sur mes activités. Un jour, l’inspecteur avec qui j’avais l’habitude de discuter est venu me voir dans mon bureau à la maison d’édition.
Il m’a informé qu’il détenait des informations suggérant que je pourrais être la cible d’un attentat. Il m’a proposé une protection rapprochée, mais je ne sais pas si cette proposition visait à m’empêcher de poursuivre mon militantisme ou si elle était réellement nécessaire. J’ai finalement refusé la protection et demandé une autorisation de port d’arme qui m’a été accordée. C’était un pistolet 6/35, mais je savais qu’il serait inefficace face à un commando.
Il a fini dans un tiroir avec les balles, car rien ne s’est produit. La menace était-elle réelle ? Aujourd’hui, je ne peux pas le dire avec certitude, mais nous étions vigilants quant au risque d’attentat. C’était la menace principale.
- Parlez-nous du processus d’écriture du livre La Pacification, de son contenu et des motivations derrière sa publication et sa diffusion...
La publication du livre La Pacification a suivi un processus complexe. Il s’agissait de dénoncer la torture, non seulement en Algérie, mais aussi en France, où elle était systématisée. En parallèle, il fallait mettre en lumière toutes les autres formes de répression, telles que l’utilisation du napalm, les enfumades et les camps de regroupement. Robert Davziers m’a approché à ce sujet en 1960.
La Fédération de France du FLN souhaitait publier un ouvrage qui recenserait l’ensemble de ces pratiques répressives, pas seulement la torture. J’ai accepté cette demande et le projet m’a été présenté. J’ai formulé trois propositions.
Tout d’abord, il était essentiel que chaque fait présenté dans le livre soit vérifiable, car la moindre contestation aurait remis en question les témoignages de Djamila Bouhired, Zahra Drif, Bachir Boumaza, Henri Alleg et des autres victimes. Ensuite, la direction de la fédération voulait intituler l’ouvrage Le livre noir de six années de guerre en Algérie. Cependant, j’ai insisté pour trouver un titre plus concis, évitant toute connotation officielle.
La troisième demande était que le livre soit signé par la Fédération de France du FLN. J’ai alors exprimé que si l’objectif était de limiter la portée du livre à seulement ceux qui sont déjà convaincus, alors le fait de le signer de cette manière le ferait. J’ai suggéré qu’un Algérien signe le livre et en assume la responsabilité.
Cela donne une dimension personnelle au livre et le rend plus puissant. Les services d’Ali Haroun ont effectué en Allemagne un travail minutieux de vérification des faits afin d’éviter toute erreur. Leur travail a été remarquable, passant des mois à éliminer tout ce qui pouvait être sujet à controverse dans les faits rapportés. Ensuite, nous avons choisi La Pacification comme titre, car cela reflétait bien la politique menée et était en adéquation avec les faits dénoncés dans le livre noir. Hafid Kéramane, ambassadeur d’Algérie en Allemagne, a pris sur lui la responsabilité de signer le livre et a rédigé une préface et une postface très éloquentes pour le présenter.
- Le livre La Pacification a été utilisé par les services secrets français, sous le couvert de l’organisation terroriste «Main rouge», pour intenter à la vie de militants humanistes qui soutenaient le combat du peuple algérien. Cet événement tragique s’est déroulé le 25 mars 1960, lorsque Georges Laperche, un professeur de Liège favorable à l’indépendance de l’Algérie, a été victime d’un attentat à la bombe. Le colis piégé qui lui était destiné est le livre La Pacification, chargé d’explosifs. De même, un autre universitaire, Pierre Le Grève, a échappé de justesse à une tentative similaire. Pouvez-vous détailler la manière dont votre maison d’édition a été associée à ce qui est connu sous le nom de Front éditorial dans cet événement ?
Effectivement, après la publication et la mise en vente du livre La Pacification, un inspecteur de police est venu me questionner sur sa production et sa distribution. Il voulait savoir où il avait été imprimé et où il était en vente. Etonné, je lui ai demandé s’ils avaient l’intention de le saisir. Sa réponse fut énigmatique : «Vous aurez votre réponse demain dans la presse.» A l’époque, les moyens de communication étaient limités et il n’y avait pas d’internet pour diffuser l’information instantanément.
Le lendemain, j’ai découvert qu’un attentat avait eu lieu. J’ai immédiatement contacté la police pour leur fournir toutes les informations dont je disposais, y compris les librairies où le livre était disponible. Dès le départ, les autorités savaient que l’attentat était l’œuvre des services français.
Par la suite, nous avons obtenu des informations supplémentaires, notamment grâce à l’autobiographie de Constantin Melnik, responsable des services derrière l’organisation «Main rouge». Cette organisation était responsable d’attentats en Allemagne, en Belgique, en France, en Suisse et ailleurs. Le bureau de Melnik était situé à côté de celui du Premier ministre, Michel Debré.
Il est important de noter que La Pacification avait un avantage sur d’autres livres publiés pendant la guerre de Libération algérienne en raison de son volume important, qui permettait de dissimuler des explosifs. Trois exemplaires du livre ont été achetés dans une librairie à Genève, évidés et équipés de dispositifs explosifs. Le colis piégé destiné à un professeur belge, Georges Laperche, qui soutenait la lutte du peuple algérien, lui a malheureusement coûté la vie le 25 mars 1960.
Un autre universitaire, Pierre Le Grève, également sympathisant du FLN, a également été visé. Par chance, sa femme a reçu le colis piégé mais a rapidement remarqué quelque chose de suspect et ne l’a pas ouvert. Il est à noter qu’un troisième destinataire a été prévenu par l’attentat contre Georges Laperche.
Ce tragique événement confirme que la principale menace pour les Européens sympathisant avec la cause algérienne était les attentats, plutôt que la répression ou la torture. Il est également essentiel de souligner le rôle crucial des éditeurs comme Gérôme Lindon des éditions de Minuit dans le Front éditorial. Sans leur courage pour publier des ouvrages dénonçant les abus pendant la Guerre d’Algérie, des œuvres importantes comme La Question n’auraient peut-être jamais été publiées.
En l’absence de son intervention, le paysage éditorial aurait été notablement différent. Gérôme Lindon des éditions de Minuit a joué un rôle essentiel en publiant de nombreux ouvrages tout au long de la Guerre d’Algérie. Sa contribution a été cruciale, notamment dans la publication de La Question, un titre qui a eu un impact majeur en France et dans le monde entier en exposant la réalité de la torture systématique pendant le conflit algérien.
Sans lui, ce livre n’aurait peut-être jamais vu le jour. L’épouse et l’avocat de l’auteur cherchaient désespérément un éditeur pendant des semaines, mais les maisons d’édition parisiennes refusaient soit parce qu’ils n’étaient pas en accord politique, soit parce qu’ils craignaient de prendre des risques. Gérôme Lindon a accepté de publier La Question, peut-être en raison de son précédent succès avec Pour Djamila Bouhired, ou grâce à ses liens étroits avec des figures influentes telles que Verges et l’historien Pierre-Vidal Naquet. Sa décision a été cruciale pour exposer au grand public la brutalité de la torture pendant la Guerre d’Algérie.
- Y avait-il une hésitation à publier des livres sur l’Algérie, en raison du tabou entourant la torture pendant la Guerre de libération ?
Parler de la torture, c’était qualifié de traitre pour un Français. Même Mauriac a été accusé de la sorte. Il y avait des dénonciations auparavant par Claude Bourdet, Mauriac et d’autres. C’était considéré comme une trahison de la France, alors que dans la réalité, la torture était plus qu’un système.
Evoquer la torture était souvent perçu comme une trahison pour un Français à l’époque. Même des personnalités respectées comme Mauriac ont été accusées de trahison pour avoir dénoncé cette pratique. Des voix courageuses comme celles de Claude Bourdet et Mauriac avaient déjà dénoncé la torture, mais cela était souvent considéré comme une trahison envers la France. Pourtant, la réalité était bien différente : la torture était non seulement présente, mais aussi systémique. (A suivre) M. A. M.
(*) Entretien publié avec l’aimable autorisation de l’Association internationale des Amis de la Révolution algérienne (AIARA)