Mostefa Ben Brahim, le printemps d’un poète populaire

06/05/2024 mis à jour: 09:29
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Photo : D. R.

Par Karim Ouldennebia 
 

De tous les poètes de l’Algérie, on peut affirmer que Mostefa Ben Brahim et l’un des plus connus. Son œuvre, son roman de vie, mais aussi sa réussite a créé toute une légende autour de son existence. Des chercheurs ont consacré plusieurs années à rassembler ses poèmes et à donner une dimension nationale à son œuvre. Le tout reste à réécrire. Ainsi, dans ce printemps du mois d’avril, ce grand poète exceptionnel revient pour nous dire que le temps est venu de faire de notre culture et sa littérature populaire une composante importante de notre patrimoine en lui accordant une part indubitable et authentique.

Mostefa Ben Brahim, alias Safa, est sans aucun doute l’un des poètes populaires algériens du melhoun les plus connus dans la région de Sidi Bel Abbès, tout comme Cheikh Hamada, né Mohamed Gouaich en 1889, ami intime de Hadj Med El Anka et Hadj Boudissa, en plus du Cheikh El Madani, entre autres, né Mahkouka à Sidi Bel Abbès en 1888.

Celui qui a osé chanter Abdelaziz Abdelkader en hommage à l’Emir Abdelkader à l’occasion du centenaire, mais, spécifiquement, les «gouals» très grouillants dans la région de la Mekerra. On citera parmi eux les Ben Otmane, Belaârach, Cheikh, Gadi, Bel Hadri, Ahmed Benchaabane, Ahmed Ould-Ezzine sans oublier le poète Ahmed Belharat qui avait perpétué à jamais la saga d’Ain Ba Daho dans la région du grand Tessala en 1910, mais aussi, l’agha Ould Zin, de Tagha Mohamed Beni Ismaël, deux anciennes maisons de caïds locaux du système caïdat du beylik de l’Ouest.

En effet, la région de Sidi Bel Abbès est bel et bien une contrée de la chanson populaire. On sait tous que l’Algérie recèle un patrimoine de poésie populaire riche et varié tels Mostapha Benbrahim, Sidi Lakhdar Benkhlouf, Si Mohand, Tahar Benhaoua, Benguitoun, Ben Elmsayeb, Mohamed Belkheir, Said El Madassi, Bentriki, Bensahla, Ramghounin et bien d’autres encore.

Mostefa Ben Brahim, ce grand poète et barde des Béni Ameurs est issu d’une noblesse guerrière (adjwâd). Egalement connu par son affirmation étayée : «J’appartiens à la race des preux, les Béni Ameurs sont mes ancêtres – Mon pays est Sfisef, ma tribu Béni Tala et c’est à Bel Abbes qu’il m’était agréable de remplir mes fonctions d’autorité» (1). Il utilise un vocabulaire imagé d’une concision étonnante. Il réussit à créer toute une légende autour de son existence.

Il semble évident que ce poète constitue une sommité dans le patrimoine des chants populaires. Notons que le XIXe siècle est l’âge d’or par excellence du melhoun ayant atteint un niveau que l’on pourra parfois égaler mais jamais plus dépasser. Son œuvre a résisté au temps des années de braises et à l’érosion des structures de la société algérienne. Son audience s’est élargie dans toute l’Oranie et ainsi dans toute l’Algérie et même plus.

La mémoire collective Belabbèsienne ne l’a pas oublié. On sait qu’il est né en 1800 à Boudjebha - M’cid, près de Sfisef, à 42 km de la ville de Sidi Bel Abbès et est mort à Djeniène Meskine-Mekedra à 34 km de Sidi Bel Abbès, durant la fameuse et douloureuse famine de 1867. Il est enterré dans le cimetière du M’cid. Une date repère dans la région et dans toute l’Algérie. C’était l’année de la grande famine et l’épidémie du choléra en plus du grand hiver froid.

C’était vraiment une année terrible ! Remarquablement résumée avec Djilali Sari par le désastre démographique (1867-1868). Sa fonction typiquement coloniale de caïd dans la subdivision d’Oran et le cercle de Sidi Bel Abbès lui ont imposé le devoir d’être présent auprès de ces administrés «affamés» !

Son histoire, ou disons, sa biographie, est tronquée. Certes, sa chronologie romancée continue à subsister, mais elle n’est pas rigoureusement écrite. La direction de la culture de la wilaya de Sidi Bel Abbès avec le département d’histoire (université Djilali Liabès) ont organisé en 2005 un colloque pour ce poète mythique.

Toutefois, ce personnage historique reste enfermé sous l’angle aigu de la «littérature et le folklore». Il faudrait reconnaitre que ce sont les pratiques orales traditionnelles qui ont de tout temps protégé le patrimoine local et national. A juste titre, il est utile de souligner que Mostefa Ben Brahim n’a jamais combattu avec l’armée de l’Emir Abdelkader.

C’est une information historique fallacieuse. Il était caïd des Ouled Slimane par deux fois, des Ouled Balegh à Daya aussi. Il passa cinq années d’exil à Fes (Maroc). Il était le protégé du colonel Charles Nicolas Lacretelle chef du bureau arabe de la région de Sidi Bel Abbès puis général de division qui a pris sa retraite en 1887 (à ne pas confondre avec son père Luis).

On sait qu’il avait accepté de pourchasser un résistant et ancien partisan de l’armée de l’Emir Abdelkader, l’insoumis fils des H’chem : Mohammed Ben Abbou en 1841, connu par son nom de guerre «Abou Cif» qui essaya de soulever les Ouled Slimane après leur retour de l’exode forcé. Il le captura et le livra à l’armée d’Afrique comme un vulgaire bandit, en plus de sa participation à l’expédition du Sud oranais pour le compte de l’armée coloniale une quinzaine d’années après.

Paradoxalement, certains essayistes avancent ça et là qu’il avait rejoint les rangs de l’Emir comme résistant suite à la fatwa des Mahajas. Azza Abdelkader, déjà diplômé de la faculté des lettres à Paris en 1929, fait allusion dans son ouvrage que Mostapha Benbrahim a exercé la fonction de cadi, document à l’appui.

Certes formaté dans un cadre colonial, mais, au surplus, Azza dont le père était un modeste fonctionnaire de mahkama, nous informe qu’il avait trouvé un document dans les archives de la commune mixte de la Mekerra attestant ce «postulat» de cadi dans la vie trouble de notre poète. Pourtant, cette commune mixte (1874-1956) n’a vu le jour qu’après la mort de Mostapha Benbrahim. Azza Abdelkader s’est-il trompé ? S’agit-il d’un autre Mostapha Benbrahim ?

On le voit bien, énormément de travail reste à faire. Azza Abdelkader (1905-1967), l’ami de Ferhat Abbas ne s’est jamais présenté comme historien,  mais il avait une passion pour la littérature après son premier diplôme de licence à la faculté des lettres à Paris en 1929. Il poursuivit ses recherches sur l’œuvre littéraire qualitative et quantitative du diwane de Mostafa Ben Brahim. Son labeur et ses efforts sont couronnés par une thèse de doctorat à la Sorbonne-Paris en 1963 sous le titre de Mostafa Ben Brahim, Barde de l’Oranie et chantre des Béni Ameur. Ainsi, on peut affirmer qu’il avait sauvé le manuscrit du patrimoine en péril.

Il lui a donné une dimension nationale. Il a travaillé de longues années pour rassembler l’œuvre du poète. Le fait qu’il soit natif de la région l’a beaucoup aidé à mener à bien son travail de recherche. Ce rapprochement géographique entre chercheur et poète est de première importance dans le domaine de la poésie populaire,  notamment l’aspect linguistique sous l’angle des aphorismes. L’éminent professeur Abd El Hamid Hadjiyat de l’université d’Alger et de Tlemcen, historien très appliqué, a, quant à lui, comblé le vide en traduisant admirablement la thèse de Azza Abdelkader du français à l’arabe.

Il a donc permis la «rediffusion» du répertoire du grand poète à un large public. Azza Abdelkader nous explique dans son livre que l’oiseau vert était le surnom du marabout Sidi Bel Abbès El Bouzidi (Ramier El Goumri composé en exil) : «A Sidi Bel Abbès, tu rendras visite à l’oiseau vert ; n’ais gare d’oublier, son mérite est éclatant» (Azza, 1 éd. 1987, sned, p 102).

Il est évident qu’il faisait référence à la légende racontée par Léon Adoue (Adoue, Sidi Bel Abbès Histoire, légende et anecdotes, éd.1927. p 27). Des thèses lui ont été consacrées en littérature  arabe, française, anglaise, en anthropologie, mais pas en histoire, lui qui a poétisé sur le pays natal des couplets qui comptent parmi les plus beaux et surtout les plus nostalgiques : «Quelle patience il me faut, et mon cœur sur la braise !» Lui qui a pérennisé le massacre des Béni Ameur dans l’exil par 15 000 hommes du sultan marocain Abdrahman qui avait trahit auparavant l’Emir à Isly en 1844. Il décrit : «Tout le Maroc se mit en branle et s’avança.

La mêlée dura deux jours. Chaque cavalier avait juré de charger de front cent ennemis. Mais ils étaient épuisés par la tuerie et le massacre. Alors, ils attaquèrent tous ensemble ces Marocains… et furent décimés». La tribu des Béni Ameur, contrainte à l’exode par l’armée coloniale, «fut taillée en pièces», nous confirme le colonel Henry Churchill (1867. p 64). M. Ben Brahim concédera à la postérité par son célèbre poème qui, parait-il, a été écrit pour dénoncer l’attitude du Sultan du Maroc : «Une djellaba, avec honneur à Bel Abbès, vaut mieux que le pouvoir dans l’humiliation à Fes».

Les documents d’archives de l’administration coloniale mentionnent plusieurs appellations de Mostapha Ben Brahim dans la même période, ce qui dénote de la difficulté de la tâche consistant à cerner le personnage. Voilà pourquoi une thèse sur lui est plus qu’inéluctable. Mostapha Ben Brahim était un poète exceptionnel.

Parmi ses œuvres les plus marquantes, on peut citer : Fi wahran sakna ghouzali, El Goumri, Yamnna, Dellil ki toual, Khadra ya naci, Dekhette lel mdina, Gueblou bel houria, El Miloud ya El miloud, Gualbi tefeker lawtane, Ya ouelfi mouhal et autres poèmes qui ont fait le succès de beaucoup de chanteurs. Mostapha Ben Brahim était un poète sans pareil.

Il était aussi un témoin oculaire fixant le temps. Léon Bastide, l’ancien maire de Sidi Bel Abbès, nous dit qu’il était khalifa (auxiliaire du caïd). Une chose est certaine, il était un érudit-taleb et donc un enseignant-étudiant comme son père. Un «teatcher» pour les Britanniques comme Thomas Carlyle, qui pour lui tous les «teatchers» sont des héros populaires (2).

Le poète a toujours raison, disent les poètes, dans le sens qu’il constitue la référence non négligeable de la vie d’un peuple. Il est évident qu’il n’était pas un anticolonialiste. On ne peut le comparer aussi à d’autres poètes résistants comme Benkhelouf qui a combattu les Espagnols ou Si Mohand qui a vécu un triste événement par la pendaison de son père et la déportation de son oncle en Nouvelle Calédonie. Comparaison n’est pas raison.

On avait écrit que l’esprit tribal régnait dans toutes les structures de la société en Algérie coloniale, notamment les liens des confréries religieuses comme les derkaouas dans région de Sidi Bel Abbès, et que le primat du principe tribal déterminait l’amour et la haine, la guerre et la paix. Aucune valeur ne pouvait le déloger ou le détrôner. Il s’agissait de définir la vitalité d’une tribu du XIXe siècle. Ainsi, dans l’imagination populaire, les tribus reflétaient un mode de vie prétendument plus naturel que l’Etat moderne.

On pensait vraiment que les tribus étaient organisées selon des liens de parenté et avaient une idéologie sociale basée sur la solidarité. Toutefois, on sait aujourd’hui que le concept de «tribu» a été principalement dénoncé comme «flou» puisque chargé idéologiquement et reflétant une controverse autour du colonialisme. En conclusion. Une histoire fouillée sur le personnage Mostapha Ben Brahim reste à réécrire. K. o.

Source et référence.

1– Ouldennebia Karim (2022): Histoire de Sidi Bel Abbès Le face à face Koubba, Redoute, Edition Dar Quods, ISBN : 978-9947-66-190-1, Oran, Algérie, 2022. (320 p). - p 92.
2– Azza Abdelkader (1987) : Mostefa Ben Brahim barde de l’Oranie et chantre des Béni Ameurs, Edition Sned 1987. p 102.

 

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