Mohamed Achir : «L’économie algérienne nécessite un redressement profond»

14/03/2022 mis à jour: 06:08
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Mohamed Achir. professeur d’économie / Photo : D. R.

Mohamed Achir, professeur d’économie, estime que l’économie algérienne nécessite un redressement profond, une refondation économique et institutionnelle et une vision globale à long terme susceptible de construire un nouveau modèle de développement économique et social affranchi de la rente, performant et ouvert à l’horizon 2030, dans lequel seront justement définis les étapes, les moyens et ressources à mobiliser, les secteurs d’activité et les objectifs de croissance. D’après lui, ce n’est qu’à travers une planification stratégique que nous pouvons mettre un terme à l’instabilité de la décision économique, aux mesures incohérentes, disjonctives et même contre-productives. Entretien.

- Le gouvernement fait état du déblocage de centaines de projets d’investissement prêts à entrer en production. Il aura fallu l’intervention du médiateur de la République pour que cela se fasse. Ne pensez-vous pas que cela n’est que la manifestation du dérèglement de l’écosystème économique national ?

Justement, le bilan présenté par le médiateur de la République, lors de la réunion du Conseil des ministres tenue le 27 février 2022, fait état du déblocage et de l’entrée en exploitation de 431 projets avec une création de plus de 50 000 postes d’emploi.

Cela nous renseigne d’emblée sur les écueils du climat des affaires et des difficultés que rencontrent les porteurs de projets, surtout les entrepreneurs qui sont engagés dans la production industrielle, la transformation et le tourisme.

En effet, les obstacles sont énormes, mais essentiellement liés aux actes administratifs, les autorisations d’exploitation, les livrets fonciers, les permis de construire, les certificats de conformité, les réserves des services de l’environnement… Il faut ajouter aussi les problèmes liés à la viabilisation des zones d’activité, l’accès au foncier, aux différents services logistiques, les routes, l’électricité et le gaz.

Ces entraves contraignent l’investisseur à un parcours de combattant et pousse une partie des entrepreneurs à abandonner carrément leurs projets, même s’ils ont consacré des financements colossaux et importé des chaînes de production.

C’est une réalité malheureusement qui cause au pays un grand retard en termes de création d’entreprise et empêche la formation des écosystèmes économiques permettant des opportunités de croissance et de développement aux entreprises à travers une dynamique concurrentielle loyale, le développement de la sous-traitance et des réseaux de coopération et d’alliance.

Ce qui permettra de mieux intégrer la production et de booster la diversification de l’économie algérienne. Nous avons même constaté, selon les témoignages des investisseurs, des blocages de grands projets de production et de substitution aux importations.

Comment peut-on bloquer des usines importantes prêtes à entamer la production, susceptibles de contribuer à la substitution des importations et créer des centaines d’emplois ?

- Depuis plus deux ans, on parle sans cesse de la relance économique et de la mise en place d’outils nécessaires pour le développement du pays. La réalité est tout autre. On peine à instaurer un cadre juridique qui favorise l’investissement et l’entrepreneuriat. Où se situent les couacs ?

Je pense qu’il faudrait baliser l’acte d’investir et faciliter davantage sa trajectoire et sa concrétisation sur le terrain, à travers un cadre juridique stable et clair et des institutions efficaces.

Ce n’est pas la logorrhée et l’inflation normative des textes qui serviront l’investissement, mais l’efficacité des lois, leur application facile et leur effectivité.

Cela, d’ailleurs, explique que, dans certains cas, on relève même un problème de distorsion dans l’information juridique et un déficit dans la coordination entre les différents départements ministériels et les directions de wilaya, qui interviennent dans les missions de contrôle et de régulation de l’investissement, ajoutant à cela l’obsolescence de la machine bureaucratique et des comportements excessifs et douteux, qui altèrent la transparence de l’environnement des affaires et agissent à contresens même des discours et des instructions du gouvernement.

La régulation publique efficace et la bonne gouvernance sont plus que déterminantes pour pouvoir créer un environnement attractif pour les investisseurs nationaux et étrangers. L’administration économique centrale et locale et les institutions de l’Etat doivent être des facilitatrices et privilégier une approche basée sur la confiance et la normalisation de la relation entre les autorités publiques et l’entreprise.

Cela veut dire que la régulation et l’intervention administrative doivent être juridiquement normalisées et pérennes et ne pas obéir à des changements politiques conjoncturels pour mieux rassurer les opérateurs économiques et les inciter à s’engager et prendre des risques. L’accélération du processus de la numérisation et la mise en place d’un système d’information économique vont permettre un saut qualitatif et booster climat des affaires.

La bonne gouvernance et le meilleur choix d’allocation des ressources financières publiques contribueront à créer une compétitivité structurelle émanant du système de l’éducation, la formation, la recherche scientifique et les infrastructures.

Les réformes institutionnelles nécessitent aussi un cadre permanent dédié au diagnostic stratégique et l’évaluation périodique des actions des hautes fonctions publiques dans tous les domaines, pour surtout placer les meilleurs compétences dans la hiérarchie décisionnelle de l’Etat. Il faut bannir les comportements rentiers, le clientélisme, les conservatismes bureaucratiques.

- Le gouverneur de la Banque d’Algérie a insisté la semaine dernière sur la disponibilité des liquidités, et pointe du doigt les banques qui refuseraient, selon lui, de financer l’investissement et l’économie. Les banques à leur tour se plaignent de l’écosystème qui rend la prise de décision très difficile et délicate. A qui incombe cette situation qui est en train d’installer l’économie nationale dans un dangereux engrenage, lequel hypothèque son développement ?

Le problème peut être situé à la fois au niveau de l’offre et de la demande de crédit. Autrement dit, d’une part, l’encadrement financier et bancaire de l’investissement est structurellement faible, moins concurrentiel et nécessite une diversification des instruments de crédit, de créance et, surtout, le développement de modes alternatifs de prise de participation dans les fonds propres des entreprises.

Il faut souligner aussi que le niveau important des créances douteuses ou irrécouvrables accumulées par plusieurs banques publiques a limité leur capacité d’engagement et de financement, surtout que le pays a connu une période de flottement de la décision politique, suivie par la crise de la Covid-19 et une baisse importante des liquidités bancaires (environ 650 milliards de dinars en septembre 2020).

Aussi, il faut noter que 85% des financements de l’économie sont assurés par les banques publiques, mais l’encours des crédits à l’économie a évolué faiblement de 10 857 milliards de dinars en décembre 2019 à 11 236 milliards de dinars en juin 2021.

D’autre part, la demande de crédit est liée aux entreprises en général, dont la plupart sont des TPE et une grande partie des PME connaît des difficultés managériales et financières, la baisse de la commande publique, la dévaluation du dinar et la crise sanitaire ont rendu la gestion de leur exploitation problématique, ce qui a aggravé les équilibres financiers de leurs bilans.

Dans une telle situation, les établissements bancaires publics ou privés ne peuvent pas prendre des risques excessifs et financer ces PME. C’est pourquoi, il faut diversifier les instruments de financement du bas et du haut de bilan, créer de nouveaux mécanismes de garantie et de titrisation, des sociétés d’investissement en capital et des organismes de placement des valeurs mobilières pour capter surtout l’épargne.

Le renforcement de la centrale des risques de la Banque d’Algérie est également primordial pour faciliter aux banques commerciales la prise de décisions et éviter de prendre des risques excessifs qui vont compromettre l’argent des déposants. La Banque d’Algérie doit aussi réviser en profondeur la réglementation de change pour accompagner les entreprises exportatrices et même celles qui souhaitent s’internationaliser et pénétrer de nouveaux marchés.

- Le ministre de l’Industrie annonçait récemment la relance de 50 entreprises publiques à l’arrêt et 40 autres qui ont des problèmes de financement. Au-delà des questions de gouvernance soulevées dans le secteur public, ne pensez-vous pas que cette perception elle-même consacrant le retour à l’Etat entrepreneur, qui reprend une fabrique d’huile et de levure, pose un problème de vision de politique économique ?

Je pense que l’économie algérienne nécessite un redressement profond, une refondation économique et institutionnelle et une vision globale à long terme susceptible de construire un nouveau modèle de développement économique et social affranchi de la rente, performant et ouvert à l’horizon 2030, dans lequel seront justement définis les étapes, les moyens et ressources à mobiliser, les secteurs d’activité, les objectifs de croissance, etc.

C’est n’est qu’à travers une planification stratégique que nous pourrons mettre un terme à l’instabilité de la décision économique, aux mesures incohérentes, disjonctives et même contre-productives. Une fois le cadre stratégique et les objectifs définis de manière inclusive, le débat économique pourra même transcender les problématiques de choix binaires entre le tout-Etat ou le tout-marché, le privé ou le public.

Ce sont les paramètres de l’efficacité, de la performance, de la rentabilité et de la responsabilité sociale et environnementale qui devront être les questions récurrentes dans les débats. L’entreprise doit être considérée comme principal catalyseur d’une croissance endogène et auto-entretenue et l’Etat doit lui créer un environnement favorable et encourageant.

Quant au secteur public marchand et les EPE en particulier, il faudrait leur permettre d’adopter des règles universelles de la gouvernance et du management et leur permettre une liberté d’action et de création de joint-ventures avec des entreprises privées performantes. Il faut également un cadre juridique opérationnel pour encourager le partenariat public-privé dans la transparence, l’équité et la préservation du service public. 

 

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