Mohamed Achir. Docteur en économie : «Il n’y a pas de véritable stratégie d’exportation»

26/04/2022 mis à jour: 06:03
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Photo : D. R.

Dans cet entretien, M. Achir analyse la dernière décision d’interdire les exportations de produits alimentaires, son impact sur l’économie et son opportunité. Selon lui, il y a absence d’une véritable stratégie d’exportation. Il s’agit d’«une gestion quasiment au jour le jour du commerce extérieur à travers des décisions disjonctives et non suffisamment maturées et concertées».

  • Le ministère du Commerce a interdit l’exportation de presque tous les produits alimentaires. Pourtant, l’exportation de certains de ces produits dégage une importante plus-value. Le gouvernement lui-même a tout misé sur les exportations hors hydrocarbures en s’employant à mettre en place toute la logistique à l’export. Quel impact peut avoir une telle décision sur l’économie et les entreprises ?

Il est vrai que cette décision a été légitimée par le contexte international qui connaît une augmentation sans précédent des cours des produits alimentaires et des ruptures dans leurs approvisionnements à cause des conséquences de la crise sanitaire et de la crise russo-ukrainienne.

Mais il faut reconnaître aussi que l’interdiction de plusieurs produits transformés à l’exportation peut freiner encore une fois un élan d’exportation qui a donné précédemment des résultats méritant des encouragements, surtout que des centaines de petites entreprises ont commencé leur apprentissage dans ce métier de l’exportation.

D’ailleurs, même le président de la République a affiché une ambition de porter les exportations hors hydrocarbures à 7 milliards de dollars pour l’année 2022. Fondamentalement, l’arbitrage dans l’économie est basé sur les règles du marché, la concurrence, et la question de la valeur ajoutée est également au centre. L’Etat doit être un régulateur intelligent qui n’entrave pas les initiatives entreprenantes. Il fallait une large concertation avec les opérateurs économiques avant de prendre ce genre de décisions.

Ceci dit, les produits transformés agroalimentaires qui dégagent une valeur ajoutée nette en tenant compte de la vérité des coûts et qui rapportent de la devise pour le pays ne devraient pas être interdits à l’exportation. Par ailleurs, l’Etat devrait récupérer, à travers des taxes, certaines subventions directes ou indirectes qui rentrent dans ce type de produits.

En tout cas, lors de la crise sanitaire de la Covid-19, nous avons remarqué que ce ne sont pas les produits transformés, comme les pâtes, le couscous, le sucre, qui manquaient sur les étals des marchés, mais le problème touche davantage la distribution de la semoule, le lait et l’huile de table. Des produits paradoxalement subventionnés par l’Etat. Je pense que l’absence de la grande distribution, la spéculation, la contrebande sont des facteurs favorisant les effets de panique et l’augmentation illégale ou exagérée des prix de certains produits.

  • Un jour on interdit, un autre on libère. Comment expliquez-vous ces récurrentes volte-face ?

Cela montre justement l’absence d’une véritable stratégie d’exportation et l’état d’une gestion quasiment au jour le jour du commerce extérieur à travers des décisions disjonctives et non suffisamment maturées et concertées. D’ailleurs, même les pouvoirs publics ont remis en cause, en très peu de temps et à plusieurs reprises, des notes qu’ils ont produites et parfois sans coordination institutionnelle.

La gestion administrative ne saurait à elle seule constituer une solution pour les arbitrage du commerce extérieur et pour maîtriser les importations. Les décisions de l’administration doivent être insérées dans une stratégie nationale ou une politique du commerce extérieur à long terme avec l’institution des normes intelligentes de régulation répondant à la logique économique et au service de l’activité produisant la valeur ajoutée et l’emploi.

L’économie algérienne est très peu intégrée et diversifiée.  Le développement de son offre de production nécessite tout de même une ouverture commerciale extérieure intelligente, stable et transparente pour permettre l’émergence et la consolidation de certaines industries naissantes et leur insertion progressive dans les chaînes de valeurs mondiales.

La gestion des réserves de changes constitue toujours un enjeu majeur, vu la mono exportation du pays, mais elle ne doit pas être réduite à une simple logique de comptabilité de caisse, car une telle approche peut coûter énormément à la relance économique. Il faut, à mon avis, mettre en place une véritable politique économique qui fixe des objectifs pour la politique de change, la politique monétaire et la politique du commerce extérieur.

  • La hausse des prix s’installe, les facteurs sont multiples, mais on ne peut pas mettre tout sur le dos de la distribution. L’inflation et le marché parallèle y sont aussi pour beaucoup. Le gouvernement tergiverse sur le premier et se montre incapable de résoudre la deuxième problématique. Comment peut-on expurger l’économie de ces problèmes qui retardent son développement ?

Effectivement, il y a une conjugaison de plusieurs facteurs. L’inflation est mondiale. Elle est liée à l’augmentation de la masse monétaire, la baisse de l’offre et la déstabilisation des chaînes d’approvisionnement et de transport international qui est aggravé par la crise ukrainienne.

Ce contexte a présenté des conséquences directes sur l’économie algérienne qui dépend des approvisionnements internationaux des produits de première nécessité.

Mais il faut reconnaître que l’Etat a mobilisé financièrement les dépenses nécessaires sans réduire le niveau des importations de ces produits. Le problème se situe davantage dans l’organisation du système national de distribution et la spéculation qui touche même les produits subventionnés.

  • Le change parallèle, la devise, qui s’échange toujours au square Port-Saïd, et le marché noir gangrènent dangereusement l’économie nationale. Le gouvernement fixe les délais à la fin de l’année en cours pour sanctionner ceux qui refusent d’intégrer le circuit formel. Mais aucun indice ne montre que les choses vont dans le bon sens. L’Etat est-il à ce point désarmé devant des phénomènes qui menacent même la sécurité nationale ?

Effectivement, c’est une question de sécurité nationale. La moitié du PIB est dans l’informel et environ 40% de la masse monétaire circulent hors circuit bancaire.  Même l’augmentation de la masse monétaire durant ces dernières années a profité davantage aux réseaux puissants de l’informel qui contrôlent également le marché informel de la devise.

La numérisation et les efforts de bancarisation et de modernisation du système de paiement peuvent contribuer notablement à la réduction de la sphère économique et financière informelle, mais ces outils vont demeurer insuffisants, si l’Etat ne met pas en place une réelle réforme institutionnelle susceptible de contraindre les pratiques et les comportements pervers des réseaux puissants de l’informel et l’impuissance de l’administration à imposer ne serait-ce que la facturation et la traçabilité dans certaines transactions.

La stabilité du cadre juridique, l’effectivité des lois, la généralisation des actes fonciers et le cadastre, la numérisation des services des finances et de l’administration fiscale sont des facteurs indispensables pour lutter efficacement contre l’enrichissement illicite, la corruption et l’évasion fiscale.

La LFC-2020 a institué un impôt sur la fortune qui pourrait générer une recette importante, si les réformes citées ci-dessus ont été déjà mises en œuvre. La loi de finances de 2022 ne fixe comme prévision que 3579 milliards de dinars de recettes fiscales ordinaires pour des dépenses globales de 9858 milliards de dinars.

Un manque à gagner énorme en fiscalité ordinaire, alors qu’une partie des dépenses de l’Etat est aussi captée par les réseaux de l’informel. Globalement, c’est une question de gouvernance, d’efficacité institutionnelle de l’Etat et de planification stratégique. C’est la régulation efficace des institutions et la bonne gouvernance qui font aussi un Etat fort et développementaliste.

  • Pensez-vous que le climat des affaires, l’incohérence de certaines décisions économiques, le retard enregistré dans la mise en place de cadres juridiques ont fait perdre du temps au pays et retardent son développement ?

Le coût de l’absence d’une planification stratégique, de l’insécurité juridique et les tâtonnements,voire l’incohérence de certaines décisions économiques freinent considérablement l’investissement et la relance de l’économie algérienne. Plusieurs projets de textes de loi annoncés, il y a plus d’une année, ne sont pas encore achevés, comme le code de l’investissement et l’Agence nationale de gestion du foncier industriel. Le cahier des charges de l’activité automobile a été trituré deux fois après sa publication et il en redevient encore un projet.

C’est un exemple édifiant qui nous renseigne sur la faiblesse de l’encadrement juridique de l’environnement des affaires et l’absence d’une vision claire et stratégique susceptible de créer la stabilité et la confiance.

Cette situation fait perdre à notre pays plusieurs opportunités d’investissement, surtout le captage des IDE productifs qui sont nécessaires pour la diversification et l’industrialisation du pays et son insertion dans les chaînes de valeur mondiales.

Avec le bouleversement géopolitique et économique en cours, le raccourcissement de ces dernières peut constituer une nouvelle opportunité pour les entreprises algériennes, qui peuvent construire des partenariats gagnant-gagnant, surtout que plusieurs industries nécessitant la consommation importante du gaz en Europe seront contraintes par les coûts et peuvent recourir à des délocalisations dans les pays disposant de cet avantage comparatif. C’est aussi une occasion pour le gouvernement de renégocier son  partenariat avec l’Union européenne. 

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