Les manuscrits algériens, témoins privilégiés d’un riche passé intellectuel et scientifique, ont subi les ravages du colonialisme français. Des milliers de ces précieux documents, porteurs de l’identité nationale, ont été pillés, brûlés ou éparpillés aux quatre vents, privant ainsi l’Algérie d’une part essentielle de son patrimoine.
Le chercheur Farès Kaouane, spécialiste de l’histoire contemporaine à l’université de Sétif 2, révèle l’ampleur de ces spoliations. Il cite notamment l’exemple de plus de 1200 manuscrits d’un érudit de Tlemcen, réduits en cendres par les colons. Face à ces exactions, de nombreuses familles algériennes ont choisi de mettre à l’abri leurs manuscrits en les confiant à des bibliothèques marocaines. Malheureusement, ces trésors n’ont pu être récupérés après l’indépendance en 1962 et avant la rupture diplomatique entre les deux pays.
La Bibliothèque du royaume du Maroc abrite ainsi une partie considérable de ce patrimoine algérien. Des milliers de manuscrits y sont conservés, témoignant de la richesse culturelle et historique de l’Algérie. «Une grande partie de notre patrimoine existe dans ces manuscrits au Maroc. Tous les chercheurs se déplaçaient à la bibliothèque Royale pour consulter ces documents algériens», a déclaré M. Kaouane. Si ces documents étaient autrefois accessibles aux chercheurs algériens, de nombreux obstacles, érigés par le Maroc, ont entravé leur travail. Abdelouahab Benmansour, historiographe et conseiller culturel de Hassan II, selon notre interlocuteur, fut l’un des principaux artisans de ces restrictions.
Car, ajoute-t-il, ces manuscrits renferment des vérités souvent dérangeantes, remettant en question les récits officiels, notamment du Maroc, et les frontières établies. Ils témoignent également de la complexité des relations entre l’Algérie et le Maroc, et contiennent parfois des critiques acerbes à l’encontre de ce dernier. Heureusement, souligne l’universitaire, que certaines copies de ces manuscrits existent toujours chez des familles algériennes.
Le pillage des manuscrits algériens ne s’est pas limité à leur déplacement géographique. Pis encore, certains soldats et orientalistes français ont accaparé le contenu des manuscrits algériens après les avoir traduits.
Dans cette perspective, Dr Farès Kaouane déclare avoir publié un ouvrage remettant en question l’intégrité intellectuelle d’un auteur français, en s’appuyant sur des preuves scientifiques et contextuelles. Cet auteur aurait rédigé un manuscrit traitant des sciences et des savants en Algérie et au Maroc, alors que ce contenu appartient en réalité à un Cheikh algérien. Selon notre interlocuteur, l’auteur présumé s’est discrédité en laissant des indices révélant que son texte avait été traduit et volé. Cette appropriation était pour les colonisateurs une manière de réécrire notre histoire, sous-entendant que les Algériens étaient incapables de lire et d’écrire. Les méthodes employées par les colons pour s’emparer de ce patrimoine étaient aussi variées que cruelles.
Des manuscrits ont été achetés à vil prix, d’autres ont été volés, brûlés ou dispersés. À titre d’exemple, on peut citer les manuscrits de la grande famille El Fegoun à Constantine, qui ont été littéralement «vendus au poids». Dr Farès Kaouane déplore que l’objectif de cette spoliation fût de détruire la puissance et l’influence de cette famille, la contraignant même à vendre son patrimoine wakf à la fin du XIXe siècle. Ces manuscrits ont parfois été pillés dans des circonstances tragiques, avec l’insertion de phrases porteuses d’idéologies erronées sur les Algériens, dans le but de déformer l’histoire. «Ils traduisaient les contenus en y intégrant des titres ou messages toxiques», conclut-il.
Vers une bibliothèque d’un million de titres
Dans cette perspective de protection de ce patrimoine, l’Algérie s’est lancée dans la récupération des bibliothèques, particulièrement les manuscrits, des familles des érudits et cheikhs algériens. D’ailleurs, lors de sa visite dans la wilaya de Constantine le 8 août, le recteur de Djamaâ El Djazaïr (la Grande Mosquée d’Alger), Cheikh Mohamed El Mamoun Mustapha El Kacimi El Hassani, avait lancé un appel solennel aux citoyens intéressés et engagés en faveur de la culture. Il les avait invités à soutenir la fondation de la bibliothèque de la Grande Mosquée par des dons en tant que patrimoine wakfs des livres et manuscrits, précieux héritages des cheikhs et érudits algériens. L’ambition est de rassembler progressivement un million de titres destinés à être consultés par les chercheurs et les étudiants. Dans son allocution, Cheikh El Kacimi avait souligné que «des institutions universitaires, scientifiques voire des particuliers ont déjà commencé à faire des dons de publications et de manuscrits».
Il avait également insisté sur l’importance capitale de ces œuvres, particulièrement les manuscrits, dans la préservation de la mémoire collective de la nation.
L’enrichissement de cette bibliothèque, selon ses dires, contribuera à renforcer son rayonnement intellectuel. Il a rappelé que le livre demeure «l’outil le plus sûr et le plus fiable pour la transmission des savoirs, notamment dans le cadre de la recherche scientifique, et pour assurer la pérennité de l’héritage des auteurs». Le recteur avait par ailleurs qualifié ces documents de trésors inestimables qu’il est essentiel de protéger. Il a évoqué, à titre d’exemple, la bibliothèque de référence de Dar Al Hikma (la Maison de la sagesse) à Baghdad, qui abritait autrefois des milliers de volumes et jouait un rôle crucial dans la vie religieuse et les divers domaines du savoir humain. Il a également rappelé les attaques subies par les bibliothèques dans l’histoire, visant à effacer des civilisations entières, un phénomène qui s’est tristement répété sous le colonialisme français en Algérie, lorsque des ouvrages précieux furent confisqués dès le début de la révolution de libération. Cheikh El Kacimi a aussi révélé ses efforts «pour convaincre les détenteurs de ces trésors de les placer sous la protection de la bibliothèque de la mosquée, afin qu’ils puissent être accessibles aux chercheurs». Il a mis en lumière le rôle crucial des zaouïas dans la préservation de nombreux ouvrages et manuscrits nationaux que le colonialisme français avait tenté de brûler, piller et transférer dans ses musées. Il a même confirmé la présence de certains de ces trésors dans la bibliothèque royale à Rabat au Maroc, portant les signatures et les cachets de zaouïas algériennes.
Nouveaux dons des familles constantinoises
Il est nécessaire de souligner que le processus de donation a été lancé par la remise, le 16 avril dernier, de la bibliothèque de Cheikh Abdelhamid Benbadis, riche de 1800 ouvrages, par sa famille. Cette initiative a ouvert la voie à d’autres gestes de générosité similaires. Parmi les donations remarquables, figure celle de la bibliothèque du défunt Slimane Belkacem Essayd, avocat, historien et écrivain, qui compte 13 000 livres et 370 manuscrits. Une autre contribution significative provient de la bibliothèque du défunt Dr Hacène Mouhoubi, professeur à l’Université Emir Abdelkader de Constantine, comprenant plus de 1 000 titres.
Lors de la cérémonie, son épouse a annoncé son intention de compiler tous les articles de recherche de son mari dans un ouvrage à paraître. Les participants à la cérémonie, qui s’est tenue dans la salle des conférences du cercle régional de l’armée à Constantine, ont unanimement reconnu le rôle central de la ville dans l’enrichissement intellectuel, à travers la création de nombreuses bibliothèques par ses érudits. Les précieuses collections sont partiellement préservées au Musée de Cirta, au Centre des archives de la wilaya, ainsi que dans les bibliothèques de l’université des sciences islamiques Emir Abdelkader, qui abrite à elle seule 180 bibliothèques appartenant à des cheikhs algériens.
Ce trésor ne représente toutefois qu’une fraction de l’héritage accumulé par la communauté savante de Constantine.
Les intervenants n’ont pas manqué de souligner l’importance des bibliothèques wakfs dans la préservation du patrimoine culturel. Ces institutions incarnent un message civilisationnel, reflétant une diversité d’orientations culturelles tout en respectant la référence religieuse, et protégeant ainsi les pratiques rituelles à tous les niveaux. Ils ont insisté sur le fait que les livres et les manuscrits constituent un legs précieux des civilisations, en tant que vecteurs essentiels de transmission des connaissances et des savoirs, jouant un rôle fondamental dans le développement des recherches spécialisées.