Lydia Haddag. Essayiste, chercheuse en histoire de l’art : «La génération du Môle, une algérianité artistique affranchie des héritages orientalistes et colonialistes

04/06/2022 mis à jour: 03:06
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L’essayiste Lydia Haddag  vient de publier  un ouvrage remarqué  La génération du Môle d’Alger paru  chez les éditions Casbah. Entretien

  • L’essai La génération du Môle d’Alger est un travail d’historien sur l’esthétique.  Une pole position picturale…

L’expression est flatteuse (rires). J’emprunterai les mots de Christophe Galliéro, fils de Sauveur Galliéro pour dire que le Môle est la pointe avancée de l’imaginaire…Au départ, je voulais consacrer cette recherche à la figure de Sauveur Galliéro, car sa peinture, notamment ses marines, m’avaient interpellée sur un plan esthétique mais également personnel, j’ai grandi face à la mer et ces paysages ont nourri ma sensibilité. En essayant de retracer son parcours, je découvrais alors qu’il était le chef de file d’un regroupement artistique certes éphémère, mais qui a, selon moi, posé les jalons d’un art moderne algérien après 1945. D’où le titre de l’essai La génération du Môle d’Alger, une sorte d’avant-garde locale. Grâce à ce travail, j’ai pu rencontrer des personnes passionnantes, dépouiller des archives rares et recueillir de  précieux témoignages sur cette période d’effervescence artistique et politique en Algérie.

  • La génération du Môle d’Alger, une génération perdue que vous voulez retrouver… 

Aujourd’hui, très peu de place dans l’histoire de l’art nationale et internationale est accordée à ces «modernités clandestines». Un artiste comme Sauveur Galliéro, parce que mort prématurément en 1963 a quelque peu été oublié. Pourtant, le désir d’innovation esthétique et d’émancipation politique qui a caractérisé cette génération a contribué à la quête d’une algérianité artistique qui s’est progressivement affranchie des héritages orientalistes et colonialistes. En cela, c’était en quelque sorte une génération de rupture qui avant même l’indépendance du pays a permis le passage d’une révolution picturale à un art révolutionnaire.

  • Quels ont été les enjeux politiques, sociaux, culturels qui ont traversé puis transformé la génération du Môle ? 

Si la modernité picturale revendiquée par les artistes portait un enjeu social, ce serait celui de se réapproprier une iconographie maritime qui trancherait avec l’esthétique orientaliste (batailles navales, chevaux sur le rivage). Partant également de ce référentiel, la génération du Môle a choisi de replacer le littoral algérois dans sa dimension méditerranéenne séculaire. La génération du Môle, qui a traversé (et survécu à) différentes séquences historiques de l’entrée dans la Seconde Guerre mondiale à la période vichyste, de la libération à la Révolution algérienne, permet de synthétiser les enjeux politiques et sociaux qui ont traversé la scène artistique algérienne de la première moitié du XXe siècle. 

L’approche transnationale nous a permis d’observer de plus près les ambivalences de cette période en termes de cooptation, de collaboration et d’autonomie des artistes en tentant quelques comparaisons. L’engagement des artistes est passé par différentes étapes et s’est traduit par différentes positions au sein du groupe, qui vont du radicalisme militant à l’apolitisme pictural. L’absence de structuration formelle du groupe (pas de statut juridique) lui a permis de s’adapter aux événements qu’a connus l’Algérie entre 1945 et 1962. Par ailleurs, le croisement de parcours individuels nous permet de également reconstituer un récit collectif des artistes et des œuvres. Le groupe représente ainsi observatoire privilégié de la scène culturelle locale, observatoire attentif aux sociabilités des artistes et à leur positionnement social et politique.

  • Que disent ces artistes de la modernité picturale en Algérie coloniale, post-coloniale et indépendante ? 

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et des massacres du 8 Mai 1945, la génération du Môle rassemble une pléiade d’artistes de sensibilités et de styles différents (des figuratifs, des abstraits), mais tous mus par le goût pour un mode de vie libertaire, la volonté de création sans entraves ou la critique du colonialisme. Ces artistes ont incarné une iconographie algéroise en mouvement, à la fois enracinée dans son histoire et ouverte sur le monde, dans une recherche permanente de nouvelles expériences plastiques. En cela, on pourrait parler de «modernité clandestine», c’est-à-dire l’usage d’un médium artistique occidental (la peinture de chevalet) qui est détourné des mains des colons pour le transformer progressivement en un moyen d’affirmation identitaire pour revendiquer une modernité picturale algérienne et pour soutenir l’émancipation du peuple.

  • Dans ce livre, il y a le quartier de la Marine avec son Amirauté et sa jetée Kheir Eddine, sa pléiade de peintres, d’écrivains et de poètes, ses baigneurs et ses militants politiques…

La génération du Môle se déploie à la manière d’une «Internationale des peuples de la mer». Le groupe est poreux, très fluctuant, avec des entrants et des sortants, la présence des artistes à Alger dépendant soit de circonstances personnelles liées à leur formation ou à leur travail (c’est le cas de Kateb Yacine, originaire de Constantine, qui vient travailler dans la presse, il est également docker sur le port d’Alger), ou à des activités militantes (avec l’exemple de Serge Michel, qui arrive de métropole au début des années 1950). Le journaliste anarchiste et anti-colonial français Serge Michel qui les fréquente lors de son séjour algérois, qualifie le groupe  de «pied gauche de La Casbah». C’est une bande de copain qui se construit, ainsi une réputation de bande de corsaires, avec tout l’imaginaire marin que ça charrie.

  • On rencontre dans La génération du Môle d’Alger, Sauveur Galliéro, Jean Sénac, Himoud Brahimi, M’hamed Issiakhem, Choukri Mesli,  Mohammed Khedda, Mohamed Dib, Jean Senac…

Les membres du groupe ont pour ancrage symbolique le Môle d’Alger, la fameuse jetée Kheir Eddine dans l’Amirauté d’Alger. Ils incarnent alors une culture visuelle cosmopolite et moderne, à la fois enracinée dans l’iconographie algéroise et ouverte sur le monde. Tantôt dépendante des institutions culturelles officielles et tantôt autonomes vis-à-vis de celles-ci, La Génération du Môle développe une esthétique populaire, faisant des jonctions originales entre arts plastiques et littérature. Le môle fait partie intégrante du processus de création des artistes. Himoud Brahimi, Momo, qu’on retrouve sur le Môle dans le film Tahia Ya Didou de Zinet est poète. Il s’adresse directement à Alger et écrit : «Ma fréquentation régulière du Môle m’a valu mon salut. Dans le prolongement de cette allée pierreuse, semblable à un jardin japonais, où le sel marin remplaçait le sable, mes méditations atteignaient des altitudes sidérales.»

  • Vous dites que Mohamed Khadda parle de fécondation, de greffe (artistique)...
     

Effectivement, les schémas de greffe, d’emprunts, voire de fécondation pour reprendre la terminologie de Khadda sont repris pour décrire ces transferts artistiques et l’appropriation progressive de la peinture de chevalet, qui était une technique exogène aux pratiques artistiques algériennes. Dans les pays colonisés,le recours à l’art moderne, et à l’abstraction en particulier, a pu relever d’un processus de décolonisation culturelle avant même les indépendances, cette modernité artistique étant revendiquée par les artistes eux-mêmes, à l’aune d’un long processus d’incorporation et d’appropriation.

  • Il y avait parmi ces artistes des révolutionnaire du genre et même un moudjahid, Mesli…

En1953, Choukri Mesli organise avec Sauveur Galliéro et Louis Nallard, de passage à Alger, une exposition de la jeune peinture algérienne, obtient le premier prix de la Ville d’Alger. Après un passage par les Beaux-Arts d’Alger, Mesli s’installe à Paris en 1954, où il poursuit sa formation artistique à l’École nationale des beaux-arts. «Etudiant le jour, activiste le soir», son militantisme est une affaire familiale. Montés au maquis, sa sœur Fadéla et son frère Amine sont respectivement arrêtés en 1956 et 1957. 

Au début de l’année 1957, Mesli participe à la grève de huit jours lancée par le FLN qui marque le début de la bataille d’Alger. L’objectif est de prouver à la France et à la communauté internationale la détermination du peuple algérien à obtenir son indépendance. L’engagement d’artistes comme Mesli relevait de la résistance politique, culturelle et identitaire. Mais si les artistes algériens nés dans les années 1930, comme M’hamed Issiakhem, Baya Mahieddine, Choukri Mesli et Mohamed Khadda, sont communément considérés comme les fondateurs d’une peinture algérienne moderne, un flou en terme  de classification plane sur les arts développés entre 1945 et 1962. Quid des artistes du Môle ? Je tente dans cet essai de lever l’ambiguïté.

  • Vous m’avez parlé d’un projet littéraire, de la poésie, un autre registre…

Écrire en tant que chercheur exige d’observer une forme de neutralité scientifique (si tant est que cela existe). Le travail de création, lui, n’obéit pas à ces logiques académiques et permet une plus grande liberté. J’écris à côté des choses plus subjectives. La littérature permet de penser ces questions avec des partis pris esthétiques. Encore faut-il se jeter à l’eau et publier, peut-être un jour, qui sait ?

Entretien réalisé par  K. Smaïl

Lydia Haddag
Casbah Editions ISBN : 978 9947 62 308 4 224 pages -16x24 cm
Prix : 850DA
https://casbah-editions.com/
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