L’œuvre de la Soummam, un projet de société en héritage (1re partie)

10/08/2024 mis à jour: 11:13
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La diversité des analyses et des interprétations que nous livrent les historiens à propos de l’historiographie de la Soummam révèle avant tout la pertinence de l’œuvre doctrinale d’Ifri dans ses dimensions politique, militaire, idéologique, sociale et géopolitique. 

Les travaux historiques de recherche, se rapportant à ce moment-clé de l’Algérie en armes, sont menés avec le souci de la rigueur historique. Par ailleurs, ils portent leur attention sur les débats et les jeux du pouvoir et accordent une place privilégiée aux meneurs politiques qui ont joué un rôle de premier plan dans la conduite du mouvement révolutionnaire. 


Ecrire sur la doctrine de la Soummam sans pour autant lui donner pour supports les idées politiques et les origines des groupes sociaux et ne cherchant pas à savoir comment sont nés ces concepts, dans quelles conditions et déterminés par quels événements ; au final, c’est réduire l’analyse à la lecture immédiate de l’événement historique et la soustraire, de facto, des temps longs du projet soummamien. 

Doit-on examiner le Congrès de la Soummam comme une étape révolutionnaire dans le contexte bien particulier de l’héritage exclusif du mouvement national d’avant-garde ou, à l’inverse, doit-on le comprendre comme la traduction d’un mouvement historique plus vaste au regard des pages longues de l’histoire de l’Algérie dans ses multiples expressions politique, syndicale et sociale ?  

En d’autres termes, la vision soummamiènne a-t-elle pour dessein de calquer la structure politique nouvelle sur l’organisation du PPA-MTLD, ou c’est bien le contraire, souhaite-t-elle donner naissance à un ordre national nouveau plus large et conforme à la réalité multiple et diverse de la composition  nationale?   

Peut-on considérer ce moment historique comme l’incarnation de la tâche de la clarification politique et idéologique dans la guerre de Libération ? Représente-t-il l’acte d’approfondissement de la rupture radicale avec l’ordre colonial et le moment fondateur à la faveur de la conception de l’Etat-nation moderne ? Et à partir duquel se sont diffusées en Algérie des innovations intellectuelles majeures ? 


L’esprit de la Soummam opère-t-il la décantation révolutionnaire avec certains groupes sociaux et tendances politiques qui s’arrogent un rôle contre-révolutionnaire ? Quelle place accorde-t-il respectivement aux élites citadines et aux masses populaires paysannes dans l’organisation et le commandement insurrectionnel ? Est-il soucieux de répondre aux attentes paysannes en rompant avec la domination féodale ?


Plus précisément encore : la Soummam mobilise-t-elle essentiellement la frange citadine et politique du nationalisme algérien pour conforter une position sociale déjà avantageuse ? Enfin, la doctrine politico-idéologique a-t-elle vocation à traduire le contenu exclusif de la proclamation du 1er Novembre ? Ou plus en avant, représente-t-elle l’expression irréversible de la maturité de la conscience politique révolutionnaire ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles cette réflexion entend répondre.  


La tâche majeure de ce travail historique consiste donc à élargir le champ de l’interprétation historique en rendant compte de la pertinence intellectuelle de la pensée de la Soummam, dans ses innovations politico-idéologiques, ses horizons de sens et ses champs d’activité : une contribution majeure et inédite à l’œuvre de guerre et d’émancipation du peuple algérien. 

Il s’agit, par ailleurs, d’inciter à la réflexion, à l’analyse et à la lecture la plus perspicace de notre histoire. Participer aux côtés des historiens sincères et responsables, qui s’engagent dans l’écriture objective, en s’appuyant particulièrement sur les méthodes académiques et scientifiques. Celle qui permet aux Algériens cette quête permanente d’une histoire qui soit leur patrimoine commun, dans laquelle ils puissent se connaître et se reconnaître. 

En somme, faire face aux guerres mémorielles qui découpent en tranches, réduisent, malmènent et enfin instrumentalisent au gré des conjonctures internes, en occultant sur fond d’amnésies sélectives bien des événements d’une importance vitale pour l’histoire de l’Algérie et son devenir commun. 


LES CONDITIONS HISTORIQUES DE L’ÉMERGENCE DE L’ESPRIT DE LA SOUMMAM  

Depuis la fin des années quarante, le Mouvement national d’avant-garde fut plongé dans d’innombrables crises internes. Elles avaient affaibli le mouvement indépendantiste sur les plans politique et organique. D’abord, ce fut en 1949, avec la crise de la conscience démocratique, ensuite ce fut au tour du démantèlement de l’Organisation spéciale en 1950, pour aboutir au final en 1953-1954 à l’implosion du parti à l’issue d’une lutte d’appareil entre les centralistes et les messalistes.  


Après l’échec de la tentative de refaire l’unité du PPA-MTLD dans une alliance centraliste-activiste dirigée contre les messalistes, le Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action (CRUA), sous la conduite de Mohamed Boudiaf, avait décidé de lancer l’insurrection armée. En juin 1954, les membres des Vingt-deux ont confié à cinq dirigeants le soin de préparer la guerre de Libération – Ben Boulaid, Boudiaf, Ben M’hidi, Bitat et Didouche.  


Tenant le maquis en Kabylie depuis 1947, Krim avait rallié le groupe après qu’il fut assuré de la responsabilité d’une wilaya s’étendant sur la Haute et Basse Kabylie, et sur l’insistance particulière de Ben Boulaid. Il était jusqu’ici messaliste. Les Six historiques étaient jusqu’alors inconnus du peuple algérien.


Ce fut en réalité, en rangs dispersés, amoindri, amputé et dans des conditions périlleuses que fut déclenché le 1er Novembre par le FLN-ALN – évidemment, il n’y a pas de modalités idéales, parfaites et consensuelles pour lancer la Révolution. Le groupe de Constantine, sous la responsabilité de Mechati, s’était en effet retiré la veille du passage à l’action directe. Messali venait de créer le Mouvement national algérien (MNA) et demeurait, au plus grand nombre de militants et cadres du parti, une véritable icône nationale. Dans leurs esprits, aucune initiative politique radicale ne pouvait être entreprise sans son aval et son autorité. Une grande confusion régnait dans les consciences de beaucoup de militants. 

En janvier 1955, Boudiaf, bloqué à l’extérieur, n’avait pu tenir la réunion qui avait été envisagée afin de prendre des mesures urgentes pour mieux coordonner le développement de l’insurrection nationale. Didouche était mort au champ de bataille en janvier 1955, Bitat fut arrêté la même année, et Ben Boulaid fut capturé en février 1955 en Tunisie. En Mars 1955, sur les six historiques qui ont déclenché la guerre, il n’en restait en liberté et sur le sol national que Krim et Ben M’hidi.   

L’organisation du FLN-ALN, à ce moment-là, était encore embryonnaire. L’ampleur prise par la guerre les premiers mois faisait apparaître les limites du fonctionnement qui présidait le déclenchement de la Révolution. Le moins que l’on puisse dire enfin, c’est qu’il était plus que nécessaire et incontournable de procéder à état des lieux, si l’on voulait éviter l’enlisement de la guerre, voire l’éclatement de l’unité de la résistance, et l’effondrement du projet indépendantiste. 

La complexité et l’acuité du moment historique rendaient de plus en plus urgente la nécessité de structurer le FLN-ALN, de définir leurs rapports, et d’encadrer leurs actions. Une phase particulière du processus historique qui exigeait, de chaque cadre révolutionnaire de l’innovation et la capacité de sortir du cadre des représentations antérieures, déjà dépassées: celles du PPA-MTLD.  

C’est ce qu’avait entrepris Abane, dès qu’il avait assumé, à Alger, des responsabilités politiques. Entouré de Ben M’hidi et Ben Khedda, et dans un examen approfondi de la conjoncture révolutionnaire, il avait avant tout relevé les faiblesses doctrinales du FLN et les insuffisances organisationnelles de l’ALN. Il avait réfléchi aux voies et moyens pour donner un caractère incontestable au FLN-ALN et une dimension nationale à la guerre de Libération. 

Comment mettre en place une autorité régalienne et centrale de la Révolution ? Comment imposer l’hégémonie du FLN-ALN susceptible de représenter l’insurrection ? Comment lier la discipline vitale pour un parti révolutionnaire avec un fonctionnement collégial et infiniment plus démocratique du centralisme ? Comment surmonter les retards dans la formation politique et idéologique ? Comment faire adhérer le peuple dans ses différentes composantes à la dynamique révolutionnaire ? Comment libérer le peuple algérien des pesanteurs du communautarisme et de la domination du féodalisme? Et comment mettre fin à la faiblesse de la communication et de l’information entre l’intérieur et l’extérieur ? 

Et enfin, comment faire face aux grandes carences constatées dans la recherche et la mobilisation de grands moyens matériels et financiers, sans lesquels la Révolution ne pourra pas faire un seul pas en avant durable ? Comment   remédier à la coordination insuffisante entre les zones ? Comment, par ailleurs, être en vis-à-vis aux premières insubordinations et chefs livrés à eux-mêmes ?

Une pensée qui permet d’identifier, d’évaluer, de mesurer, de classer et de comparer devient un élément déterminant d’une nouvelle prise de conscience. Elle sert, en effet, de fondement à la réflexion insurrectionnelle. Ce fut dans cet état d’esprit que le tandem Abane-Ben M’hidi a fait prévaloir la cohérence du raisonnement et la justesse de l’analyse stratégique.  


Au nom d’une pensée révolutionnaire et du modèle d’Etat-nation moderne, ils ont forgé les bases théoriques d’une pensée politique qui s’imposera dans l’Algérie en guerre : la doctrine politico-idéologique de la Soummam, son essor accompagnera en fait la transformation de la guerre de Libération et son émergence en ce sens est indissociable de l’évolution de la conscience nationale révolutionnaire.     


LA SOUMMAM ET LA CONCEPTION DE L’ETAT-NATION

La doctrine soummamienne part d’une interrogation centrale sur les fondements de la Révolution. Elle constitue le point de départ d’une réflexion fondamentale : une pensée politique qui pose les bases de la conception de l’Etat-nation où se forgent les premiers jalons à partir desquels s’établira la vision moderne d’un Etat indépendant garant de la justice sociale. Elle nous met en présence d’une réflexion originale sur la modernité : celle qui pose la question radicale sur le sens et la valeur du progressisme et qui ouvre des horizons au principe même de la modernité algérienne.

Elle produit un ordre politique qui définit un objectif commun capable de répondre aux exigences présentes et à venir dans toute la société algérienne. Elle enjoint la Révolution à sortir de l’esprit communautaire : une manière d’enraciner la conception réaliste et anthropologique de la Révolution dans une dimension nationale. L’importance nouvelle accordée à l’idéal national bouleverse en fait les conditions d’exercice de la vie révolutionnaire. Son ambition n’est pas seulement d’abattre le colonialisme, mais de porter un coup définitif au féodalisme et broyer le communautarisme.  

Elle se veut le creuset d’une réalisation collective, l’espace d’un devenir commun et le lieu où se forme la volonté générale. Dans la Charte d’Ifri, la nation algérienne forme un corps politique indivisible, unitaire, inaliénable et imprescriptible. Toute division entre des communautés nationales conduirait à l’affaiblissement de l’insurrection de Novembre et au rétablissement de l’ordre colonial. 

Il n’est pas concevable, pour les soummamiens, de défendre une Révolution qui confierait le pouvoir politique à un corps divisé dans les différentes composantes seraient conduites à s’entre-déchirer. Ce qui était possible dans le cadre étroit du colonialisme ne l’est pas dans l’Algérie en armes. Dans l’esprit de la Soummam, la nation est investie d’un sens idéologique fort : elle désigne une communauté soudée par une histoire commune, rassemblée autour de l’objectif de l’indépendance et unie par un esprit national qui lui est propre.

 La vision de la Soummam est donc de recourir à l’idée de la nation afin de construire une représentation unitaire du peuple. Distinct de la masse sociale composite, conçue comme une totalité complète et homogène, elle est selon cette l’approche une figure capable d’incarner l’existence d’un nouveau corps politique souverain. Dans cette perspective, la nation est simplement la représentation moderne du peuple : elle permet de penser celui-ci comme une congrégation solidaire et non comme une foule dispersée.  L’idée d’une nation indivisible permet aux algériens de rompre avec l’héritage de l’impérialisme français, ses affidés et combattre le féodalisme. Dès lors que l’ordre colonial n’est plus le dépositaire de la souveraineté politique ni la figure emblématique à laquelle se rattachent toutes les forces sociales, le peuple algérien n’apparaît plus que comme un agrégat fragile formé de cultures hétérogènes et disséminées. Appartenir à la nation, c’est convenir au même segment social, une portion si large qu’elle englobe l’ensemble de la population. L’Etat-nation est ensuite l’instrument intellectuel par lequel il est possible de concevoir la souveraineté du peuple. Dans cette seconde perspective, l’idée de la nation est destinée à forger un nouveau projet politique en rupture avec la société féodale. Elle désigne le corps social, impérissable et indivisible, qui unit le peuple algérien dans la volonté politique commune. Lentement, les formes de la pensée évoluent, délaissant l’esprit communautaire au profit d’une ouverture à la citoyenneté. Les conséquences révolutionnaires et morales de tels bouleversements sont énormes.  


Par ailleurs, si le peuple algérien colonisé est simplement un agrégat des forces éclatées, l’Etat-nation dans la perspective soummamienne est une entité uniforme. Il est la figure unifiée de la communauté nationale, le corps politique dans lequel tous les citoyens sont associés. C’est lui qui, dans cette projection, appelle de ses vœux, devient le titulaire dans la souveraineté algérienne. La doctrine politico-idéologique d’Ifri entend une voie plus moderne et radicale. Elle construit une argumentation laïcisée et dépouille le vieux discours assimilationniste de ses oripeaux religieux. Elle  place habilement le débat sur le terrain séculier et non religieux : loin de discuter la thèse du droit divin, elle affirme en effet que ce sont les lois fondamentales de la République, expression du pacte originel liant le peuple et  la dynamique révolutionnaire qui guident les intérêts suprêmes du peuple algérien. Elle le formule ainsi : «C’est une lutte nationale pour détruire le régime anarchique de la colonisation et non une guerre religieuse. (…) C’est en fin la lutte pour la renaissance d’un Etat algérien sous la forme d’une République démocratique et sociale et non la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie révolues».(1) 


En définitive, les soummamiens apportent une double contribution à la philosophie révolutionnaire. D’un côté, en diffusant l’idée du consentement populaire, ils participent tout d’abord à la transition vers une conception moderne de la vie politique : dans leur projet, le peuple se donne un représentant afin de mener la guerre contre le colonialisme, garantir l’indépendance, la justice sociale, la paix et la sûreté. De l’autre, la population prend ainsi conscience de l’émergence de l’Etat-nation et de son attachement à la nation algérienne : l’ensemble des habitants partageant le sentiment d’appartenir à une même communauté nationale ; un territoire matérialisé et des institutions souveraines régnant sur cette circonscription nationale sous l’autorité exclusive du FLN-ALN.  (A suivre)

 

     Par Mustapha Hadni , Chercheur en histoire

 


Références et sources bibliographiques :
1-Extrait de la plateforme de la Soummam.  
 

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