Liès Goumiri. Expert-conseil en stratégie industrielle : «Il est urgent d’industrialiser le photovoltaïque en Algérie»

04/04/2024 mis à jour: 00:27
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Photo : D. R.

L’Algérie entame la réalisation de la première phase du programme national de 15 GW photovoltaïque (PV) qui porte sur 3 GW et qui inscrit 19 centrales dans 17 wilayas pour un montant global de 1,78 milliard de dollars américains. Dans ce lot, des sociétés chinoises ont décroché 10 centrales photovoltaïques pour un montant de 1,1 milliard de dollars américains. Le docteur Llies Goumiri, expert-conseil en stratégie industrielle, a bien voulu nous livrer – sur la base de sa longue expérience nationale et internationale, de recherche, d’engineering et d’ingénieur-conseil – son analyse critique sur ce processus de transition énergétique majeure. Entretien

  • Nous arrivons enfin à une réalisation concrète du programme du gouvernement en matière de transition énergétique, est-ce là pour vous un motif de satisfaction ?

D’une part, je ne peux que me réjouir de l’entame du programme du gouvernement de réalisation d’une capacité de production de 15 GW d’électricité photovoltaïque sur le long terme. Ceci marque le début d’un processus de transition énergétique nécessaire en Algérie, mais qui a pris beaucoup de retard tout de même.

D’autre part, je constate que l’opérateur national de production d’énergie électrique s’est lancé comme à l’accoutumée, dans des appels d’offres en EPC, ce qui réduit les perspectives espérées en matière de transferts de technologies et d’industrialisation du photovoltaïque (PV) en Algérie.

  • N’y a-t-il pas un regain d’intérêt jamais égalé pour le photovoltaïque dans le monde ?

Pour ne parler que de l’Europe, c’est un rush inégalé dans la production PV. En Suède, Nordcell Group réalise une usine de 1.2 GW de modules solaires (2,5 millions d’unités). En France on note une hausse annuelle de 13% sur dix ans, avec une capacité photovoltaïque installée de 18 GW en 2023 proche aux Pays-Bas avec 19 GW.

La société industrielle française Carbon va implanter en 2025 sa première giga-usine de produits photovoltaïques d’une capacité de 5GW par an et prévoit des extensions en 2030 pour produire et commercialiser 30 GW de wafers, 20 GW de cellules et 15 GW de modules photovoltaïques. En Afrique, l’Egypte et le Maroc nous ont distancés depuis déjà longtemps dans ce domaine.

  • Quelle est, selon vous, la meilleure manière d’engager un tel programme de développement du PV en Algérie ?

L’Algérie, depuis 1980, s’est engagée résolument dans un processus de développement des énergies renouvelables en créant un Commissariat aux énergies nouvelles, avec des centres de recherche, des laboratoires et des ateliers notamment dans le photovoltaïque bien avant d’autres pays émergents qui maîtrisent aujourd’hui parfaitement tous les segments de cette technologie, à l’instar de la Turquie.

L’industrialisation du processus de production de toute la chaîne de valeurs ne s’est pas réalisée après 45 ans et aujourd’hui le résultat atteint, il faut le dire, est décevant. Pourquoi n’a-t-on pas réussi à industrialiser le processus de production de l’électricité photovoltaïque dans notre pays ?

La Turquie est parvenue, elle, seulement après 15 ans à maîtriser les technologies des processus industriels et des équipements de toutes les chaînes de valeurs et vient aujourd’hui en Algérie nous vendre en EPC des centrales photovoltaïques. Il est impératif d’en comprendre les raisons, établir un audit sérieux et s’atteler en urgence à réunir toutes les compétences nationales et lancer assez vite un programme d’industrialisation.

  • Comment engager rapidement un programme d’industrialisation du PV en Algérie ?

Différentes approches ont été conçues et mises en œuvre dans différents pays. Pour la Turquie, que je sache, c’est le président Erdogan, lui-même, qui a pris en main ce créneau et l’a porté d’une main de fer à son aboutissement en un peu plus d’une décennie.

Si nous souhaitons suivre cette démarche pour ce secteur très sensible et qui touche l’avenir économique de notre pays, voire notre souveraineté nationale, il me semble essentiel d’élaborer d’abord une vision globale à long terme de notre transition énergétique. Savons-nous comment utiliser ces 15 GW dans les 30 années à venir ? Il faut par exemple aller dans le sens d’une
- Substitution partielle au gaz brûlé des centrales électriques thermiques
- Production d’eau non conventionnelle verte (dessalement de l’eau de mer) 
- Production d’hydrogène vert (électrolyse)
- Electrification des voies ferrées 
- Cycles combinés à usage domestique.

Les services du ministère de l’Energie pourraient préparer une base de données fiables qui présenterait les besoins spécifiques et sectoriels à long terme 2024-2050. Sur la base de ces données, nous pourrions alors définir un projet cohérent et adapté à nos besoins et permettre aux investisseurs de projeter la construction d’usines intégrées de productions des chaînes de valeurs nécessaires à la construction de centrales solaires photovoltaïques avec un taux optimal d’intégration.

  • Quelle stratégie proposez-vous pour l’Algérie ?

J’estime que le succès d’une industrialisation du photovoltaïque dépendra de notre capacité à former des ingénieurs qualifiés et à combler tous les déficits de compétences. Une stratégie réussie comprend d’abord l’implication de l’Etat pour impulser une dynamique, la formation spécialisée des ingénieurs et techniciens, la réunion des fabricants formant des partenariats fructueux et solides et enfin une collaboration étroite avec des centres de recherche et laboratoires.

Sur le plan technique, à l’instar de nombreux pays européens, je suggérerais la construction d’une chaîne de valeur photovoltaïque complète qui comprend toutes les étapes de production.

Une usine intégrée verticalement qui aurait initialement une capacité de production annuelle de 500 MW pour la fabrication de lingots, wafers, cellules et modules solaires, qui passera progressivement à 1 GW et qui coûtera près de 400 millions de dollars américains. La production de polysilicium et de plaquettes, de cellules et de modules sur le même site est ce que je recommande pour une production intégrée présentant un degré élevé d’automatisation.

Les fabricants de verre solaire, de feuilles de fond, de cadres et d’autres composants de nomenclature viendront alors dans le giron. Le site de ce projet intégré gagnerait à être proche d’un port, pour la logistique et être aussi proche d’une grande ville, pour exploiter les talents en ingénierie et le personnel technique pour «maîtriser» les équipements de processus complexes.

  • Quel rôle jouerait alors l’Etat pour accompagner ce programme d’industrialisation de la production d’électricité photovoltaïque ?

Un rôle fondamental qui consisterait à promouvoir l’investissement public et privé dans ce secteur. Une harmonisation de plusieurs décisions pour offrir sans délai des terrains aux potentiels investisseurs, imposant des taxes élevées à l’importation de kits produits en Algérie (patriotisme économique), des incitations fiscales spécifiques et bannir dorénavant la méthode EPC internationale.

De plus, les ministères de l’Enseignement supérieur et de la Formation professionnelle accompagneraient ce programme par des profils spécialisés de divers ’ingénieurs et techniciens et en quantité. Les laboratoires et les sociétés d’engineering se verraient confier des aides financières pour consolider un engineering national.

En définitive, c’est un programme gouvernemental (ministères de l’Energie, des Transports, de l’Enseignement supérieur, du Commerce, de l’Industrie, Collectivités locales, etc.) ainsi que les grandes entreprises Sonatrach, Sonelgaz, Anesrif, AEC, qui s’organiseront pour coordonner et accompagner tous les acteurs impliqués dans cette voie sur 30 années. Il serait même judicieux de promouvoir des opérateurs privés et des consortiums mixtes de s’impliquer dans la production d’énergie électrique photovoltaïque de grande puissance pour renforcer les capacités nationales, voire exporter.

Voilà comment l’Etat pourrait sortir de quatre décennies d’inactions et booster très fortement cette transition énergétique faisant confiance aux chercheurs, techniciens, ingénieurs et investisseurs algériens. En définitive, le seul vecteur qui assurera cette transition énergétique en Algérie, c’est la volonté et la détermination de l’Etat d’industrialiser le secteur de la production d’électricité photovoltaïque.     

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