L'Esma, l’enfer de la dictature argentine devenu lieu de mémoire «qui guérit»

24/09/2023 mis à jour: 23:18
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La décision de l'Unesco «donne la chair de poule, pour l'histoire du pays, de chaque famille», s'est ému une étudiante qui visitait l'Esma

La transformation de l'École de mécanique de la Marine (Esma) à Buenos Aires, récemment inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco, en musée, est un rappel poignant qui interdit l'oubli et le déni pour les anciens détenus de ce sinistrement célèbre centre de détention et de torture de la dictature argentine (1976-1983).

L'Esma, quatre lettres qui évoquent immédiatement en Argentine la période la plus sombre de son histoire, marquée par la dictature militaire qui a laissé derrière elle un bilan sanglant de 30 000 tués ou disparus, selon les estimations des organisations de défense des droits de l'homme. Environ 5 000 d'entre eux ont transité par ce «CCD», un acronyme célèbre signifiant «centre de détention clandestin», parmi les nombreux qui ont existé en Argentine, de différentes tailles et niveaux de brutalité. La plupart étaient dissimulés dans des bases militaires, des sites policiers, mais aussi des bâtiments civils, des usines et des maisons.

L'Esma était le plus «actif» et est le plus notoire de tous. C'est là qu'ont eu lieu des actes de torture, de violence, de viol, et où des détenus ont été maintenus enchaînés avec la tête couverte d'une cagoule pendant de longs mois, dans l'espoir de les faire dénoncer d'autres «subversifs». Des femmes détenues enceintes ont accouché, leurs bébés étant ensuite remis à des familles «amies». Chaque semaine, généralement le mercredi, des détenus étaient extraits de l'Esma en leur annonçant un prétendu «transfert» vers un autre camp. En réalité, il s'agissait d'une mise à mort en mer depuis un avion au-dessus du Rio de la Plata, opération connue sous le nom des «Vols de la Mort». Les détenus, anesthésiés mais encore vivants, disparaissaient à jamais.

Ce qui est particulièrement cruel, c'est que l'Esma était située au cœur de la ville, un îlot de terreur au milieu de l'urbanité, où les détenus pouvaient entendre les bruits de la rue, les klaxons, les cloches des écoles, les clameurs du stade Monumental, situé à 2 km, y compris pendant la Coupe du Monde de football de 1978.

L'horreur de l'Esma est en contraste frappant avec la sérénité de son environnement, un vaste parc arboré de cyprès, de cèdres et de frênes, dans un complexe de 16 hectares à Nunez, une banlieue paisible de Buenos Aires. Chaque jour, des centaines de militaires et de civils fréquentaient cet endroit, situé à proximité du «Mess des officiers», un élégant pavillon en forme de «U» datant de 1928, où se déroulaient les horreurs. Les pièces sont aujourd'hui vides, mais l'émotion est palpable pour les visiteurs. Dans le vaste hall, des centaines de photos de disparus, jeunes et regardant droit dans les yeux, sont exposées au mur.

En parcourant le sous-sol, où avaient lieu les tortures, on découvre la minuscule pièce «d'accouchement», le troisième étage et le grenier mansardé, appelés «Capucha» et «Capuchita» (petite capuche), où les détenus étaient enfermés, chacun dans une cellule avec un matelas. Eduardo Giardino, survivant de l'Esma, témoigne : «Je suis revenu 32 ans plus tard. J'ai demandé aux guides du musée de me laisser seul dans “Capuchita”, où je suis resté de 1978 à 1980. Je ressentais le besoin de m'allonger à nouveau par terre, de revivre cela, mais depuis un autre espace. Depuis la liberté.»

L'Argentine a plaidé devant l'Unesco en faveur de la valeur «universelle» de l'Esma, en tant que lieu où «un crime contre l'humanité» a été commis et comme une «preuve incontestable d'un terrorisme d'État qui a infligé une violence criminelle à la société dans son ensemble».

L'oubli, ou du moins l'effacement de la mémoire, a été une menace pour l'Esma. En 1998, Carlos Menem, alors président de l'Argentine (péroniste, libéral), a tenté de démolir le «Mess» pour construire à sa place un «monument à la réconciliation et à l'union nationale». Cependant, cette initiative a suscité une vive opposition, des actions en justice de la part des Mères de la Place de Mai et des familles des disparus ont empêché sa réalisation.

En 2004, le successeur de Menem, Nestor Kirchner (péroniste, de gauche), qui venait d'abroger les lois d'amnistie, a annoncé la transformation de l'Esma en un musée de la Mémoire. Bientôt, les procès contre les responsables de la dictature ont repris, avec 1 159 condamnations à ce jour et 366 affaires en cours. Chaque année, environ 150 000 personnes visitent le musée, dont des écoliers, des Argentins et des touristes. Une fois par mois, un ancien détenu intervient lors de la visite guidée, offrant un témoignage précis et posé, dépourvu de colère.

Dans l'auditoire, chacun retient son souffle. Ricardo Coquet, 70 ans, ancien détenu, estime qu'avoir survécu à l'Esma relève de la chance, et il considère que témoigner est essentiel. Il souligne l'importance de l'inscription de l'Esma au patrimoine mondial car «le bâtiment lui-même est un témoin qui parle. Parcourir ces lieux est douloureux, mais cela aide aussi à guérir car cela rend impossible la déformation de l'histoire.»

La décision de l'Unesco est un moment émouvant pour l'histoire du pays, une source d'émotion pour de nombreux Argentins. Paloma Martinez, une ét

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