Les segments informels et illégaux de l’économie algérienne : Mesures, coûts et processus de transition

22/01/2023 mis à jour: 23:18
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La fragmentation entre activités officielles, informelles et illégales est un trait caractéristique de nombreuses économies dans le monde avec, toutefois, des poids relatifs différents et des facteurs sous-jacents variés. Par nature, l’économie informelle est difficile à mesurer car les opérateurs impliqués dans ces activités s’appliquent à ne pas être identifiés. Cependant, pour les décideurs, la maîtrise de la production non officielle de biens et de services est essentielle pour articuler des politiques macroéconomiques et structurelles appropriées. Pour ce faire, la taille de l’économie informelle est une donnée essentielle pour estimer l’ampleur de l’évasion fiscale, de la fuite des capitaux et du degré de couverture de la sécurité sociale et prendre des mesures pour atténuer leur impact sur le taux de croissance. La recherche empirique sur la taille et le développement de l’économie informelle mondiale a beaucoup progressé au cours des dix dernières années et permis la mise en place de méthodologies d’analyse et d’outils de mesure crédibles. Dans le cas de l’Algérie, l’économie est fragmentée en trois segments (officiel, informel et illégal). Ces deux derniers sont le produit de nombreux dysfonctionnements structurels. En conséquence, seules des politiques publiques cohérentes à moyen et long termes sont en mesure : (1) d’éliminer d’abord les voies d’accès à l’informalité ; et (2) favoriser l’intégration du segment informel dans l’économie officielle. Cet article va aborder toutes ces questions sur le plan international et dans le contexte de l’Algérie. 

Traits, données et statistiques sur l’économie informelle à travers le monde

Point 1 : Les traits de l’économie informelle. Si l’économie informelle peut être un lieu d’inventivité et d’activité entrepreneuriale communautaire, elle reste mue par une démarche illicite pour se soustraire : (1) à la fiscalité et aux paiements des cotisations de sécurité sociale ; (2) à la bureaucratie administrative ; et (3) aux normes institutionnelles relatives aux bonnes pratiques, à la concurrence et à la transparence). Opérant en marge de la loi, l’économie informelle est dominée par des micro-entreprises et/ou familiales, avec des opérations à faible productivité et à faible rendement. Cette structuration reflète des difficultés d’accès aux inputs (services et finances), l’absence d’un soutien des Etats (formation professionnelle et développement des affaires) et des difficultés à élargir ses marchés. De plus, la valeur ajoutée des opérateurs informels est souvent capturée par les autres intervenants au niveau de la chaîne de production. Pour sa part, le capital humain est très faiblement rémunéré et ne bénéficie pas de protection sociale.

Point 2 : Données statistiques. Prenant appui sur des données statistiques portant sur 25 ans (1990-2015) et utilisant un modèle intégré sophistiqué (qui croise divers indicateurs économiques), le FMI a conduit récemment une étude pour mesurer la taille de l’économie informelle au niveau de 158 pays, dont l’Algérie. Les conclusions sont les suivantes : (1) La taille moyenne de l’économie informelle pour les 158 pays est de 31,9% du PIB ; (2) de façon plus nuancée : (i) la taille de l’économie informelle de 62 pays se situe en dessous de cette moyenne ; (ii) 55 pays ont des secteurs informels dont la taille oscille entre 31-40% du PIB ; et (iii) 41 autres pays ont un secteur informel qui se situe dans une fourchette de 4-65% du PIB ; (3) les secteurs informels les plus faibles sont ceux de la Suisse (7,26% du PIB), des Etats-Unis (8,36% du PIB) et de l’Autriche (8,93% du PIB). A contrario, les plus élevés se situent au Zimbabwe (60,6% du PIB), en Bolivie (62,3% du PIB) et en Géorgie (64,9% du PIB). 

Point 3 : Les coûts globaux de l’informalité : incluent un sous-enregistrement de la croissance, des pertes fiscales (estimées entre 2-4 points de pourcentage du PIB) ainsi que l’exclusion sociale et financière pour des millions de travailleurs dans le monde. 

L’économie informelle et illégale en Algérie

Alors que l’économie officielle est de 144 milliards de dollars à fin 2020 et demeure fortement dominée par le cash (le poids de la monnaie en circulation par rapport à la masse monétaire est de 46%), l’étude du FMI fournit les données suivantes : 

Point 1 : Le secteur informel pèse 36 milliards de dollars à fin 2020. (1) en moyenne, son poids a été estimé à 30,86% du PIB au cours de la période 1990-2015 ; (2) en données annuelles, ce poids passe de 34,9% du PIB en 1991 à 23,98% du PIB en 2015. Pour 2020, il est estimé à environ 25% du PIB ; et (3) en valeur, il passe de 15,9 milliards de dollars en 1991 à 39,8 milliards de dollars en 2015 et 36 milliards de dollars en 2020. Les secteurs d’activité informelle incluent l’agriculture, le manufacturier, la construction, les transports et les services (y compris la distribution et la microfinance). 

Point 2 : L’économie illégale (liée à la contrebande) est estimée à environ 11 milliards de dollars. Elle est facilitée par de vastes frontières (6511 km), dont 3762 km en zone désertique. Les opérations de contrebande transfrontalières affectent la France (cigarettes en raison des différentiels de prix – 1,4 euro le paquet en Algérie pour 8 euros en France) ; le Maroc (émigration clandestine, petit armement, produits pharmaceutiques contrefaits, cocaïne et psychotropes) ; la Tunisie (essence, pièces de rechange automobiles, électronique, cuivre et bétail) ; la Libye (trafic des êtres humains, essence et armes) et le Mali (cigarettes, drogue, armes légères et carburant). Deux points à noter : (1) l’Algérie est un pays de transit pour le trafic des drogues dures convoyées d’autres parties de l’Afrique en direction de l’Europe et du Moyen-Orient ; en revanche, il existe un marché intérieur croissant pour les drogues illicites, en particulier le cannabis consommé par la jeunesse et (2) la contrebande des carburants est favorisée par les subventions sur les prix à la pompe pratiqués en Algérie. 

Point 3 : Les facteurs explicatifs de l’informalité et de l’illégalité. L’économie informelle et illégale en Algérie s’explique par une multiplicité de facteurs, dont la faiblesse des institutions de l’Etat, les dysfonctionnements macroéconomiques et structurels qui ouvrent des points d’entrée (chômage, obsolescence du système bancaire, rigidités bureaucratiques qui étouffent l’initiative économique, corruption et cadre des affaires paralysant). 

Point 4 : Les sources de financement de l’informalité et de la contrebande. Les revenus illicites de la mauvaise gouvernance économique sont multiples et comprennent ceux de la corruption (environ 3 milliards de dollars pour le secteur des investissements publics), de la fraude et évasion fiscale (environ 1,5 milliard de dollars), de la fuite des capitaux (environ 10 milliards de dollars entre 2010 et 2019, soit à peu près 6 milliards de dollars en entrée et 4 milliards de dollars en sortie), du marché parallèle des changes (avec une profondeur d’environ 10 milliards de dollars) et des avantages fiscaux (7,5 milliards de dollars). Ajoutons deux autres canaux alimentés par le mauvais usage des prêts des dispositifs de soutien à l’emploi et à l’investissement et la forte thésaurisation (environ 20 milliards de dollars). Toutes ces ressources illicites financent en grande partie des bulles spéculatives (immobilier et automobile) ainsi que l’économie informelle. 

Point 5 : Le coût de l’informalité et de l’illégalité économique : Pour le pays, le coût se mesure en un sous-enregistrement de la croissance (36 milliards de dollars), un manque à gagner en termes de recettes fiscales (2,5 milliards de dollars) et l’exclusion sociale pour 1/10 de la population du pays. 

Une transition vers l’officiel reposant sur une stratégie à moyen terme à trois volets

En plus d’une réponse sécuritaire pour lutter contre la contrebande, la transition implique la stratégie de réformes ci-dessous : 

Volet 1 : Mesures macroéconomiques pour assainir l’écosystème et réduire les dysfonctionnements qui favorisent l’informel et l’illégal. Pour ce faire, les réformes doivent viser à : (1) stabiliser l’économie et réformer les finances publiques ; (2) améliorer le canal de transmission de la politique monétaire et réduire au maximum le recours au cash comme medium transactionnel ; et (3) réformer de fond en comble le fonctionnement du marché des changes pour atténuer l’écart entre le taux officiel et le taux parallèle et unifier à terme ces deux marchés ; 

Volet 2 : Mesures structurelles et sectorielles pour ancrer un processus d’intégration du secteur informel : six mesures doivent être envisagées pour : (1) renforcer la gouvernance du système bancaire ; (2) réformer la politique de l’habitat et le secteur de l’automobile notamment en matière de paiement ; (3) améliorer l’accès et la qualité de l’éducation ; (4) concevoir un système fiscal qui réduit les incitations pour les particuliers et les entreprises à rester dans le secteur informel ; (5) améliorer l’inclusion financière en favorisant un accès élargi aux services financiers formels (ou bancaires) ; et (6) accroître les incitations et réduire le coût de la formalisation (simplification de la réglementation du travail, concurrence plus élargie en matière d’entrée de petites entreprises dans certains secteurs, réduction des exigences bureaucratiques, plateformes numériques pour aider les petites et moyennes entreprises à se développer dans le secteur formel). 

Volet 3 : La lutte contre la contrebande : elle passe par une coopération régionale en matière de sécurité car le Maghreb est devenu un carrefour du crime organisé transnational, du terrorisme et des réseaux de trafiquants, ce qui pose de sérieux problèmes de sécurité internationale et de progrès économique régional. Des efforts internationaux avec le soutien financier direct de l’ONU sont nécessaires pour mettre en œuvre un développement économique concret autour de trois objectifs-clés : (1) une gouvernance inclusive et efficace ; (2) un renforcement des capacités pour contrer les menaces transfrontalières ; et (3) une réforme du système de subventions qui favorise le commerce transfrontalier du carburant et des produits alimentaires.Dr Abdelrahmi Bessaha

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