«Les rêves n’ont pas de titre»

02/03/2022 mis à jour: 02:00
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«Dans mon film, j’utilise des processus de remake et de mise-en-abîme et je déploie un jeu dialogué qui brouillera les frontières entre fiction et réalité… » / Photo : D. R.

Choisie par un comité de sélection en 2020 pour représenter la France, l’artiste vidéaste Zineb Sedira proposera à la Biennale de Venise qui ouvrira fin avril une installation cinématographique : au sein de celle-ci sera projeté un film intitulé Les rêves n’ont pas de titre. Nous avons voulu en savoir davantage sur la nature du projet artistique et sur la manière dont l’artiste se situait par rapport à ses multi-appartenances.

Depuis 2019 et l’exposition au Jeu de Paume «L’espace d’un instant» qui évoquait le festival panafricain d’Alger en 1969, la vidéaste pratique aussi l’art de l’installation. Elle transformera le pavillon français en studio de cinéma.

En ce qui concerne le film, elle s’inscrit dans le contexte des premières années de l’Indépendance de l’Algérie : rappelant que Venise est à la fois la ville de la Biennale d’art et de la Mostra, elle explique son intérêt pour le cinéma militant des années 60 et 70 : la période est à la fois celle de l’émergence des premières coproductions entre l’Algérie, l’Italie et la France et celle durant laquelle l’Algérie jouait un rôle majeur à la tête du mouvement panafricain.

Le film que produira l’artiste pour le Pavillon français sera un film qui, selon l’artiste, «témoignera des liens de solidarités artistiques et cinématographiques dans le contexte des utopies des années 60 et de l’histoire de la post-indépendance : l’Algérie, qui est alors un tout jeune État, travaille avec de nombreux réalisateurs de toutes nationalités, et notamment des réalisateurs français et italiens comme Costa-Gavras, Gillo Pontecorvo, Luchino Visconti, opposés à la colonisation…. Ils se servent du cinéma pour témoigner de la réalité telle qu’ils la voient ».

Le film est donc fondé sur une exploration systématique des archives, notamment celles conservées par la Cinémathèque algérienne. Le goût de l’archive est en effet indissociable du montage du film. Zineb Sedira éprouve par ailleurs du plaisir à souligner que « ses recherches ont permis notamment de retrouver en Italie la toute première coproduction internationale algérienne (version intégrale). Les mains libres (ou Tronc de figuier), réalisé par l’Italien Ennio Lorenzini en 1964. Ce film est un autoportrait d’un jeune État qui vient de gagner sa liberté.

Considéré comme une œuvre importante, ce film documentaire fut projeté à Alger, au Festival de Cannes (hors compétition), et en Italie avant de disparaître ». Pour autant, le montage d’archives n’en fait pas une œuvre documentaire : d’après Z. Sedira, «le film en 16 mm s’inspire de nombreuses esthétiques et genres cinématographiques tiers-mondistes».

Elle explicite ainsi ses intentions : « Dans mon film, dit-elle, j’utilise des processus de remake et de mise-en-abîme et je déploie un jeu dialogué qui brouillera les frontières entre fiction et réalité, entre intimité et mémoire collective. Des éléments personnels de ma biographie sont entrelacés avec des scènes clé de ces films emblématiques. Dans cet ensemble constitué de clips de films, d’archives, de remakes, de photographies, de sons et de collages, un environnement immersif émergera qui, tout en tenant compte d’un passé pas si lointain, s’attache à déconstruire les politiques contestées du présent».

Dernière particularité : en accompagnement du projet artistique et pour mettre en valeur le travail de recherches mené depuis deux ans, seront publiées trois revues : Alger/Paris/Venise en français et anglais, pensées comme une sorte de « clin d’œil » aux revues militantes des années 60.

Attachements et multi-appartenances

L’artiste a choisi comme lieu pour la conférence de presse le cinéma Jean Vigo à Gennevilliers, ville où vivent ses parents. Une œuvre créée en 2002 et désormais devenue une référence était Mother Tongue.

A la question «quelle part occupe la mémoire personnelle dans votre œuvre en général et dans l’œuvre pour la biennale de Venise en particulier ? », l’artiste répond en soulignant le rôle de ce cinéma dans son enfance « lieu emblématique qui a façonné sa culture cinématographique durant son enfance et son adolescence. Il est l’une de ses sources d’inspiration dans la création de l’œuvre du Pavillon français ».

Cette mémoire de l’enfance à Gennevilliers est intimement liée à la mémoire familiale, aux souvenirs avec son père qui l’emmenait au cinéma. Outre l’attachement familial, la ville de Gennevilliers représenta aussi pour l’artiste la banlieue et en particulier «une ville liée au communisme qui dans l’histoire soutint souvent la cause algérienne ».

Ces attachements sont pour l’artiste un des sens de son travail : « Il est important pour moi de toujours mêler à mes propos ‘politiques’ des éléments issus de mon propre parcours de vie, y associant ma famille, de sang ou de cœur, pour ouvrir vers l’universel.»

Pour autant, la vie de l’artiste ne se limite pas à Gennevilliers : choisie pour représenter la France à partir d’un projet traitant de la place accordée au cinéma dans la politique du tout jeune État algérien, elle vit à Londres et assume pleinement à l’instar de beaucoup d’artistes la vie entre plusieurs cultures, langues et pays : «Ces multi-appartenances, comme vous les appelez, sont riches d’expériences et nourrissent pleinement mes œuvres.»

Elle donne comme exemple le projet de la Biennale : «Même s’il accorde une place au cinéma algérien, il ne faut pas oublier qu’il fait aussi révérence au cinéma français, mais aussi italien très proche de la cause tiers-mondiste. Ce projet, je le répète, est sur les alliances intellectuelles, artistiques et politiques entre ces trois pays… »

Par ailleurs, l’artiste a choisi comme commissaires une équipe internationale : Yasmina Reggad et le duo à la tête du musée de la Hamburger Bahnhof de Berlin Sam Bardaouil et Till Fellrath qu’elle considère comme «des membres de sa ‘famille’ intellectuelle et artistique».

En entérinant le choix de Zineb Sedira, l’Institut français, instrument de diplomatie culturelle comme cela est souligné dans le dossier de presse, a envoyé un signal fort non seulement à la diaspora algérienne, mais aussi aux pays du Maghreb et du Proche-Orient. Si ce choix constitue donc un enjeu politique, le véritable enjeu est d’ordre artistique. Les propos de Z. Sedira donnent envie de découvrir une œuvre située dans une histoire des deux rives et puisant à plusieurs imaginaires. 

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