Les dos d’âne «casse voitures» : un crime contre l’économie nationale

27/08/2024 mis à jour: 07:29
2008
Photo : D. R.

Par Mahieddine Khelifa
Avocat

Un ancien fonctionnaire raconte que dans les années 1970 un quotidien national très connu avait organisé un sondage, pour désigner la voiture la plus appréciée des algériens depuis 1962. Les sondés avaient le choix entre plusieurs marques : Mercédès Benz, VW, BMW, Toyota, Honda, Fiat, Ford, Peugeot, Renault et une case vide réservé à « Autre …». Le résultat fut des plus surprenants.

L’écrasante majorité des lecteurs remplit la case « Autre » en plébiscitant une marque de voiture inattendue : « La voiture de service » ! Cette anecdote populaire a le mérite de pointer du doigt les avantages et privilèges dont bénéficient les responsables des administrations publiques chargés de faire appliquer la règlementation en la matière en l’occurrence APC, Daïra, Wilaya par le biais des services des Travaux Publics.

Ces derniers n’ont cure des ralentisseurs, non réglementaires et anarchiques, qui jalonnent par milliers depuis deux décennies, les routes de notre pays alors qu’ils causent un très lourd préjudice à notre économie nationale sans que cela ne les préoccupe outre mesure.

Au plus fort de la guerre en Ukraine, la gravité de la situation a fait dire à mon mécanicien dans son langage populaire « Si une guerre atomique venait à éclater entre les USA et la Russie, il ne resterait plus sur la planète que les dos d’âne d’Algérie ! »

Des dos d’âne et ralentisseurs «casse voitures»

Qu’on les appelle ralentisseurs, « dos d’âne », « dos de chameau », « gendarme couché » ou « casse voitures », ou même « dos d’âne guet-apens », ils désignent une seule et même chose : les surélévations de la chaussée destinées à faire ralentir les automobilistes.

L’anarchie qui prédomine dans la mise en place de ces ralentisseurs disproportionnés d’une rue à l’autre de nos agglomérations est pourtant règlementée par des textes de loi.

D’abord, le décret exécutif n° 05-499 du 29/12/2005 définissant l’usage des ralentisseurs et les conditions de leur mise en place ; L’arrêté ministériel du 09/4/2006 définissant la nature, la forme, les dimensions et les prescriptions techniques des ralentisseurs, et enfin l’arrêté interministériel du 10 juin 2007, définissant les modalités de leur initiation, élaboration, adoption des études de leur localisation et implantation…

Pour résumer les conditions techniques de ces ralentisseurs, il faut savoir qu’ils ne doivent pas dépasser les 10 cm de hauteur, et une longueur allant de 2,5 mètres à 4 mètres. Quant à la saillie d’attaque elle doit être inférieure à 5 mm.

Une circulaire signée par les ministres de l’Intérieur et des Travaux publics avait été envoyée aux Walis, Chefs de Daïra, et Présidents d’APC en Avril/Mai 2006, leur enjoignant de prendre fermement les mesures nécessaires pour enlever les ralentisseurs posés anarchiquement et sans normes. Cette instruction, reprise par Algérie Presse Service et la presse nationale avait fait entretenir chez l’automobiliste l’espoir d’une normalisation de ces ralentisseurs.

En fait, sur le terrain, cette directive devait rester lettre morte auprès des autorités censées procéder à son exécution que ce soit au niveau de la Wilaya, la Daïra ou de l’APC.

Pour l’homme de la rue, cette inaction et cette indifférence à laisser perdurer ces anomalies ont une explication tout à fait logique : Les responsables de ces administrations roulent à longueur d’année dans des véhicules de service, très souvent luxueux et ne se soucient donc pas des nombreux désagréments causés aux dits véhicules, pris totalement en charge par la manne pétrolière d’un Etat providence.

Quant au commun des mortels faisant quotidiennement les routes, à travers le pays, il  entend souffrir son véhicule roulant sur chacune des bosses de 30 à 40 cm de hauteur et de 30 à 60 cm de largeur, au point d’entendre le bas de caisse racler rageusement le « casse voitures », y compris à vitesse très réduite.

Ceci, sans parler du fait que la plupart de ces surélévations ont des saillies d’attaque ressemblant plus à des marches d’escaliers qui secouent brutalement le véhicule et ses occupants, occasionnant une usure accélérée et prématurée des nombreuses pièces mécaniques des véhicules de tous types, les bus et camions n’étant pas épargnés.

Devant l’implantation anarchique et excessive de ces surélévations illégales, causant assez souvent de graves dommages aux véhicules, une deuxième circulaire interministérielle, faisant office de rappel, fut prise le 18/5/2016 pour mettre un terme à l’implantation anarchique de ces « casse voitures ».

Cette note, émanant des mêmes départements ministériels, fut adressée aux mêmes Wali, Chefs de Daïra et Présidents d’APC pour application, est restée lettre morte à ce jour.

Bien au contraire, ces implantations se sont multipliées ajoutant à l’anarchie routière déjà existante, sans oublier les dos d’âne inversés que constituent les tranchées creusées en travers de la chaussée pour le branchement électrique sauvage sur les fils d’un candélabre pour alimenter une nouvelle construction ou un nouveau commerce.

Plutôt que de mettre un frein à l’implantation anarchique de ces casse- voitures, le texte du 10 Juin 2007 a ouvert la voie à tous les abus : Il permet à tout citoyen de demander l’implantation d’un « casse voiture » y compris en rase campagne, entre deux vendeurs de légumes, après avis d’une commission imaginaire instituée par l’arrêté suscité.

A tel point que, dans certaines zones ou certains quartiers, ce sont des séries de dos d’ânes « casse voitures » implantés à moins de 50 mètres l’un de l’autre, par les services de l’APC sur simple demande de citoyens en dépit des normes règlementaires.

Certains esprits observateurs ont même constaté qu’ils poussaient comme des champignons à la veille des élections communales…Si en 2016, le Directeur Général des Routes du Ministère des Travaux Publics déplorait la prolifération de ces ralentisseurs non règlementaires dont il estimait le nombre à environ 20 000 sur l’ensemble du territoire national, aucune mesure coercitive concrète n’est venue apporter une solution à ce phénomène anarchique.

Bien plus grave leur nombre s’est accru depuis de façon exponentielle transformant la majeure partie des axes routiers en véritable parcours du combattant. En laissant une telle situation perdurer, ces mêmes responsables n’ont pas conscience que l’indifférence et le laisser aller vis-à-vis de ce phénomène constitue un crime contre l’économie nationale.

Un crime contre l’économie nationale 

Notre pays est champion d’Afrique pour ce qui est de l’importation de véhicules légers et lourds de tous types, mais pas que… Il l’est également pour les pièces détachées usées de manière accélérée du fait de ces dos d’âne « casse voiture ».

L’homme de la rue est convaincu que le maintien abusif de ces casse-voitures et le laisser aller affiché par ces responsables vis-à-vis de ce véritable fléau, est dû au fait que certains d’entre eux ont des intérêts dans des sociétés basées à l’étranger et dont l’activité principale est l’exportation de pièces détachées vers notre pays.

En effet, l’Algérie ne fabrique ni amortisseur, ni plaquettes de frein, cardan, rotule, disque d’embrayage, plateau, butée, ressort à boudin, boite à vitesse, silentbloc, ni support moteur pas plus que l’ensemble des pièces du moteur usées prématurément du fait de ces « casse voitures » implantés par milliers.

En effet, les surélévations exagérées et hors normes de ces « casse voitures » causent une usure prématurée et accélérée des pièces suscitées, quand elles ne sont pas la cause de cassure du carter entrainant la mise hors de service du moteur...

Ils causent également des dégâts non négligeables sur le « matériel humain » : femmes enceintes, porteurs de minerves, malades souffrant d’hernie discale et toutes celles ou ceux qui ont une colonne vertébrale fatiguée ne supportant plus son propre corps.

Le parc automobile compte plus de 9 000 000 véhicules et il est facile d’imaginer les dommages collatéraux causés par ces ralentisseurs casse voitures à longueur d’année sur tous ces véhicules auxquels il faut inclure les voitures de police, de gendarmerie, les ambulances, les camions de sapeurs- pompiers et de voierie dont l’entretien est à la charge de l’Etat.

Les petits ruisseaux faisant les grands oueds, ces freinages répétés et ces changements de vitesses, occasionnent une surconsommation de carburant que notre pays importe en partie malheureusement.

Ces «casse voitures» sont une plaie pour l’économie nationale puisqu’ils coûtent à l’Etat, bon an mal an, plus de 600 millions de dollars en pièces détachées, non compris le carburant surconsommé et la cadence rapprochée de renouvellement de véhicules pour les citoyens fortunés.

Ce plaidoyer pour une normalisation des dos d’ânes et ralentisseurs sur nos routes, est un appel pour une prise de conscience des responsables concernés. Seules des mesures coercitives, comme sait le faire l’Etat, à l’encontre des structures en charge de la mise en place de ces ralentisseurs non règlementaires mettront un terme à l’hémorragie annuelle de devises qui dure depuis plus de deux décennies.

La solution est pourtant simple : il suffit de prendre pour modèle les gentils ralentisseurs de Hydra et de Sidi Yahia, quartiers huppés de la capitale. Comme quoi, lorsqu’ils le veulent, nos responsables au niveau des APC, Daïra et Wilaya savent appliquer les normes règlementaires. M. Kh.
 

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