La crise ukrainienne et ses désinences économiques

06/06/2022 mis à jour: 23:19
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La crise ukrainienne prend, par le déclenchement de la dernière opération militaire russe en Ukraine, une ampleur majeure et qui fera d’elle un fait unique depuis la Seconde Guerre mondiale. La contextualisation de cette crise nous projette dans une complexité extrême, ce qui entoure toutes les conclusions possibles d’une incertitude épaisse. 

Les analyses sont d’une ampleur telle qu’il n’est plus possible d’entrevoir les limites entre vraisemblable et fabuleux des senarii. 

Dans cette contribution, nous allons mettre de l’affectation sur les aspects économiques pour tenter de dépeindre les caractéristiques des déclinaisons économiques possibles de cette crise multidimensionnelle. 
 

La crise ukrainienne est multidimensionnelle par excellence, de par ses causes multiples, mais aussi par ses enjeux et ses stratégies. Il est vrai que les hostilités militaires sont déclenchées à une date précise pour des objectifs que les Russes ont qualifié de précis et parfaitement déterminés en relation avec leurs soucis légitimes de sécurité nationale. 

La crise aujourd’hui aurait en apparence une nature géopolitique nettement perceptible, alors qu’elle est d’une complexité qui déborde largement ce cadre conceptuel. En effet, les causes profondes peuvent remonter un peu loin dans l’histoire, via une régression de relations de causalité. 

On se souviendrait de la conférence magistrale du président Poutine à la veille du lancement de l’opération militaire en Ukraine, sur l’histoire commune et la genèse des deux Etats belligérants. Il a développé dans son discours les raisons anthropologiques et historiques potentielles qui peuvent bien motiver de telles démarches. 

Des raisons amplifiées par un contexte que traversent des relations conflictuelles, héritées d’une guerre froide ayant opposé les deux blocs des deux superpuissances en course vers l’hégémonie dans le monde. Il est vrai que ces rapports conflictuels se sont estompés – à un moment donné après le démantèlement de l’ex-URSS – mais ont pris une nouvelle forme avec la confirmation de la fédération de Russie de ses ambitions géostratégiques avec le président Poutine. Exhortée par l’émergence de la Chine, la Russie réclame la position de partenaire indispensable pour la conception d’un ordre mondial multipolaire et constitue décidément un obstacle sérieux à la mondialisation qui se ramène en fait à une simple américanisation du monde. 
 

La crise ukrainienne se présente aujourd’hui comme un avatar d’un grand conflit multilatéral complexe où s’affrontent évidemment les grandes puissances, la Russie et les USA ,et qui embrigadent militairement directement l’Europe unie alors que, politiquement, toutes les institutions issues de la deuxième guerre sont instrumentalisées pour dissuader la Russie en livrant des compagnes pour élargir les coalitions des deux côtés.

 La Chine, qui s’affirme chaque jour davantage comme une puissance imposante, notamment économiquement, se trouve déjà dans une position de guerre économique sournoise avec les USA et ne verra dans ce conflit qu’une opportunité pour améliorer sa position. Les quatre principaux joueurs Russie, USA, Europe et la Chine ont tous des enjeux différents, mais qui se recoupent par moment et se discordent essentiellement.

En l’absence d’informations fiables et des intentions non révélées des uns et des autres, on ne peut que conjecturer un jeu non coopératif des quatre joueurs. Il convient d’abord de souligner que décidément le conflit est multilatéral dont les effets vont être ressentis différemment par les différents acteurs principaux du conflit, mais par d’autres régions du monde qui n’occupent que des positions paramétriques marginales.
 

Les hostilités militaires opposent formellement la Russie à l’Ukraine, mais qui risquent de s’élargir pour concerner d’autres pays européens, voire de l’Amérique du Nord, alors que politiquement, l’antagonisme est beaucoup plus ample, où sont impliqués plus de pays, ce qui lui donne une dimension internationale par excellence. Au plan économique, qui nous intéresse le plus ici, le conflit devient encore plus amalgamé avec des actions plus stratégiques où se conjuguent une guerre commerciale à une guerre de monnaies décisive.
 

Les USA et l’OTAN ont voulu stopper les actions de la Russie en s’attaquant d’abord à sa monnaie par des mesures qu’ils croyaient devoir entraîner un effondrement drastique du rouble à travers notamment le gel des réserves internationales de la BC russe libellées en dollar US et en euro et déposées en Occident. En décrétant des restrictions contraignantes sur le système des payements internationaux afin de contraindre la Russie à une situation de défaut par rapport à ses engagements internationaux. 

Les différentes batteries de sanctions ont aussi ciblé le commerce extérieur en imposant un siège sur les exportations russes envers l’Europe et les USA. Après une évaluation judicieuse, la Russie rétorque dans la régularité absolue par des mesures très efficaces qui n’ont pas seulement neutralisé l’attaque du rouble qui retrouve sa stabilité rapidement, mais porte un coup dur aux économies européennes et encore plus grave au dollar américain. 

Le secret de l’inefficacité des batteries de sanctions économiques, assénées à la Russie et la portée stratégique de sa réplique, réside dans les éléments suivants :
Premièrement, les USA et l’OTAN ont gravement sous-estimé les capacités de la Russie, avec son potentiel gigantesque d’adaptation et de réaction aux mesures contraignantes en vue de son isolation. 

L’Occident en général et les institutions de Bretton Woods, victimes de leur conceptologie surannée, considère la Russie comme un pays émergent et d’un niveau de développement rudimentaire, ce qui les a induit en erreur. La Russie est un pays très développé, même plus développé que la quasi-totalité des pays capitalistes occidentaux. 

Il suffit de se doter de critères objectifs de définition du développement et qui dépassent la conception dont le référentiel exclusif est le cadre des choix que suggèrent les USA aux pays éligibles à l’intégration du capitalisme mondial. La Russie est un pays qui dispose de réserves en ressources naturelles et humaines gigantesques et qui a atteint un niveau de progrès scientifique considérable et un développement politique et social qui font de lui un pays capable de produire des solutions efficaces à toutes les difficultés rencontrées. Ils sont précurseurs dans la conquête de l’espace, comment peuvent-ils bien ne pas maîtriser leurs difficultés sur terre. Une erreur d’appréciation qui a fait que les sanctions engagées sont beaucoup plus maléfiques pour l’Occident lui-même. 
 

La riposte russe est axée sur une stratégie de «dédollarisation» de l’espace monétaire russe et de ses échanges avec ses principaux partenaires, une action stratégique qui s’inscrit dans le cadre d’une guerre de monnaies qui vise le dollar US et dont certaines actions sournoises ont été déjà entreprises par d’autres groupements. 

D’abord, le lancement de l’euro a porté un coup dur au dollar américain. Les USA ont encaissé le coup de la dédollarisation, presque totale, de l’espace européen en se contentant du fait que l’OTAN continuait à réduire l’Europe à une sorte de protectorat et que les Américains continuent de monnayer. 

La Chine s’est appliquée depuis au moins deux décennies à la construction d’une zone monétaire du yuan avec une substitution graduelle du yuan au dollar dans le cadre de sa zone d’influence asiatique, une des sources principales de discorde entre la Chine et les USA. 
 

Le dollar américain est considéré comme une monnaie internationale depuis les accords de Bretton Woods. Le dollar peut être aussi considéré, en tant que monnaie fiduciaire, comme une industrie de très grande envergure qui procure des avantages faramineux exclusifs aux USA. 

En effet, les Américains disposent d’un droit de seigneuriage considérable, vu les grands détours qui s’offrent au dollar émis, ce qui réduit la portée inflationniste de ce droit. Et en définitif, le coût de l’inflation est imputé aux différents pays du monde, d’où la grande sensibilité du dollar.
 

La question-clé est de savoir quelle est la portée de cette attaque russe sur le dollar ? Il est vrai que l’action de la Russie coïncide parfaitement avec la stratégie chinoise de dédollarisation progressive déjà en œuvre et profite aussi de l’apport de l’Europe en la matière, néanmoins, elle demeure insuffisante pour ébranler le dollar, du moins dans le court terme. En effet, le dollar est largement incrusté au système financier international, jouissant d’une évidence monétaire dans le monde entier, pour ce qui est des paiements internationaux naturellement, mais considéré aussi comme une valeur refuge vu sa grande stabilité relative. 

Le dollar US est aussi solide par la fragilité relative de l’euro, dans le cas où ce dernier s’effondre, ce que soutiennent bon nombre d’analystes européens. En effet, le scénario de l’effondrement de l’euro est beaucoup plus vraisemblable, dès lors qu’on observe les grands flottements des attitudes de l’Europe et les «dissidences» qui pourraient bien se développer entre les principaux pays européens du fait de leurs rapports diversifiés avec la Russie. 

L’Allemagne dépend gravement des produits énergétiques fournis par la Russie en l’absence de solutions de substitution, alors que la France est l’un des plus grands investisseurs étrangers en Russie et qu’ils n’ont pas la prédisposition à abandonner leurs positions. De telles scissions vont inévitablement affaiblir l’euro, voire même entraîner son effondrement, ce qui profitera au dollar qui va recouvrer un espace économique vital. 
Il est clair que les conséquences économiques vont se déterminer selon les scenarii possibles de l’aboutissement du conflit en Ukraine. 

Un conflit qui se déclinera en deux variantes. Le premier scénario qui sera marqué par des stratégies de dispute contenue et qui va se solder par une disparition de l’Ukraine en tant qu’entité politique. Le deuxième scénario est catastrophique, celui d’un élargissement non contrôlé du conflit et qui culminera en guerre planétaire dévastatrice. 

Un scénario qui est clairement difficile à envisager, voire même improbable. Dans ces conditions, les conséquences vraisemblables sont celles inhérentes au premier scénario et dont les principales sont les suivantes :
 

L’Ukraine subira la plus lourde facture de guerre avec des pertes matérielles et humaines énormes et qui se comblent par sa désintégration littérale en tant qu’entité politique. La Russie subira également des pertes humaines, notamment matérielles aussi considérables, néanmoins, sa facture sera relativement modérée car une grande partie de l’effort de guerre sera financé par des gains réalisés du fait de l’enchérissement des produits énergétiques, denrées alimentaires et autres matières premières exportées. 

La Russie sortira de ce conflit avec l’embryon viable d’une zone monétaire du rouble, qui dispose de réelles opportunités pour se tailler une position dans le futur système financier international, notamment si l’euro parviendrait à dépasser cette épreuve. 
 

L’Europe subira une très lourde facture même si elle parviendrait à conserver l’euro. En effet, les pays européens sont enrôlés directement dans le financement de cette guerre absurde et vont aussi être sollicités pour financer les efforts de réparation des dégâts matériels et atténuer les souffrances des populations dans les futurs territoires de l’Ukraine qui demeureront sous l’influence occidentale.
 

Pour les USA, les pertes possibles sont purement financières, mais faramineuses, et que subira essentiellement le dollar. On peut, là aussi, imaginer deux scenarii possibles. Le premier est celui des répercussions économiques éphémères sur les marchés financiers, qui seront rapidement résorbées. Le cas échéant, les USA vont recourir, via des campagnes de pooling, aux contributions des pays alliés riches et compléteront par la solution miracle du Quantitative Easing de la Fed ; en monétisant le besoin de financement.

 Alors que le deuxième scénario est catastrophique, celui d’une vague inflationniste qui s’installe dans le temps et qui risque de compromettre sérieusement les conditions de rentabilités sur le marché obligataire par exemple, sachant que les pays occidentaux ont globalement des niveaux de dettes publiques ayant largement dépassé les seuils de soutenabilité (USA, France, Espagne…). 

Lesquelles conditions vont contraindre l’épargne mondiale à s’orienter massivement vers des marchés asiatiques et si la Chine en profite pour soutenir volontairement le yuan au détriment du dollar, ce qui reviendrait à déclarer une guerre ouverte aux USA, donc très peu probable. 

Une situation où sont réunis tous les ingrédients d’une crise financière globale qui risque de plonger l’économie mondiale dans une crise de récession singulière et qui exposera la plupart de la population mondiale à la famine.

 Somme toutes, en l’absence d’informations fiables, il ne s’agit là que d’une analyse prospective où toutes les conclusions ne sont que des conjectures possibles. Néanmoins, l’architecture du système financier international sera lourdement reconfigurée et le statut du dollar indéniablement remis en question.

 

Par Achouche Mohamed , 

Professeur es sciences économiques -Université de Béjaïa
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