Par Ahmed Benzelikha
Dans un entretien, Mohammed Dib évoquant Tahar Djaout, note que «souvent l’écrivain est remarquable, mais l’homme est décevant, même si son œuvre est intéressante. Ce n’est pas le cas avec Djaout… c’était un homme d’une dignité et d’une discrétion …»
Il y a vingt-et-un ans, ce 2 mai, qu’est parti Mohammed Dib et, à lire son œuvre, suivre son parcours et y reconnaître l’homme, il n’y a pas de meilleurs mots pour lui que ceux qu’il avait utilisés pour témoigner des qualités de Tahar Djaout. Dignité et discrétion. Deux valeurs essentielles à la prise de parole littéraire, car elles installent en toute démarche d’écriture et qui est d’abord une démarche intellectuelle, un ancrage et une portée éthique, qui assure, quel que soit le sujet et la forme, même les plus libres aux yeux des moralistes politiques.
Mohammed Dib est un écrivain digne et discret, c’est pourquoi, d’ailleurs, il constitue un modèle de la littérature algérienne, c’est pourquoi aussi il demeure respecté même par ceux qui n’avaient pas sa vision, ni lui, surtout, la leur, quand ils avaient la chance d’en avoir une. Mohammed Dib, tant dans les entretiens qu’il accordait, que dans ses œuvres, avait le sens de la mesure et de l’essentiel, il n’écrivait jamais, comme il le soulignait lui-même, pour donner des réponses, mais plutôt pour poser des questions.
Le questionnement aura ainsi été au cœur de son œuvre. D’abord du fait colonial, dont il questionnera tant l’injustice que l’absurdité. On se souviendra tous, à ce propos, de la mère patrie française du personnage d’Omar, dans La Grande maison, dont le jeune garçon ne comprenait pas le lien qu’elle pouvait avoir avec sa mère Aïni cousant à longueur de journée pour survivre.
Ce questionnement aura permis de nommer l’Algérie, de la montrer et de poser la revendication de son pays et de son peuple, selon les propres termes de Dib. Ensuite sur son pays, qu’il aura toujours gardé dans son cœur, dans sa pensée et au bout de sa plume, dans sa démarche universaliste et dans des œuvres qui l’auront conduit jusqu’aux contrées scandinaves.
Un pays dont il interroge les contours identitaires et les traces laissées en soi, non pas abruptement et en s’arrimant aux actualités politiques, mais à la manière d’un être assez riche en réflexion intérieure et en aura personnelle, pour ne pas avoir à subir la crainte du jugement de ceux qui s’en ont arrogé l’apanage, en croyant, faussement, que tous les êtres appartiennent à l’univers uniforme qu’ils régentent et se soucient de ses certificats de bonne conduite.
Dib ira du réalisme de sa trilogie Algérie, au néo-réalisme, pour interroger l’héritage révolutionnaire dans l’Algérie indépendante et ses contradictions, en passant par le fantastique, questionnant le souvenir de la guerre à la manière du tableau «Guernica» de Picasso, pour exprimer l’inexprimable, comme dans Qui se souvient de la mer ? Ou le non-dit, comme dans Cours sur la rive sauvage.
Dib ira plus loin, allant au pied du Mont Parnasse, faisant sienne la devise de Socrate inscrite sur le fronton du temple de Delphes : «Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux.» Car le questionnement principal, pour tout homme, comme pour tout écrivain, est là et c’est là que se nouent et se jouent tous les engagements qui sont, fondamentalement, tributaires du questionnement de soi.
Libre à chacun d’apprécier à sa manière l’itinéraire de chaque écrivain, à qui on ne pourra, toutefois, dénier la liberté de son choix ou, plutôt, de ses choix d’écriture, tant celle-ci est, pour user d’un terme un peu pédant, protéiforme. Mohammed Dib aura choisi, et il a d’ailleurs explicité ses choix par «un approfondissement de la réflexion personnelle, qui doit porter sur les problèmes les plus intérieurs de l’écrivain d’une part, et de la société d’autre part».
Ce choix de «la réflexion personnelle» n’est pas fortuit, il replace la littérature dans une dimension intrinsèque qui donne à lire une position autre que celle, en passe d’être dogmatique, de Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce la littérature ?, bréviaire de notre formation universitaire au siècle dernier.
Une réflexion personnelle, d’où la spiritualité n’est pas absente, dont on sait combien Mohammed Dib était pétri. Elle l’accompagnera à sa dernière demeure, quand il se trouva, d’après un récit rapporté, un cœur et une bouche amis, dans un cimetière étranger, pour réciter sur sa dépouille les versets salvateurs de la Fatiha.
On sait combien la spiritualité est une voie pour découvrir le sens du monde, on sait aussi que le questionnement de Dib est une quête de soi et de l’autre, que nous retrouvons dans l’unité de son œuvre malgré le constant renouvellement de celle-ci. Et c’est certainement Simorgh, son ouvrage reprenant l’emblématique Cantique des oiseaux de Farid Al Din Attar, qui peut, le plus, illustrer cette démarche quasi mystique.
Il nous semble parler d’écrivains différents à évoquer La Grande maison et Simorgh, pourtant ce souci de la condition humaine et ce regard, toujours curieux, posé sur soi et les autres, jamais tourmenté à utiliser une langue ou à affirmer une identité, nous donne à lire et à comprendre, un homme profond et un écrivain accompli, qui a toujours su se dire algérien, tout en se portant vers l’universel et ce n’est pas L’Arbre à dires, son livre-reflet qui va nous contredire. Un arbre qui se dresse encore, pour raconter l’enracinement algérien et le couronnement universel.