Par Ahmed Benzelikha
La littérature, si elle donne du plaisir, de l’évasion, de la réflexion et du sens, donne aussi à voir les conflits et les antagonismes, qu’ils soient sociaux, culturels, psychologiques ou idéologiques. Chaque œuvre inscrit en son sein des zones de fracture, de confrontation et de déstabilisation.
Ces œuvres n’ont pas besoin d’appartenir à un genre littéraire particulier dit «engagé», pour manifester le conflit, en dénonçant telle ou telle situation, en attaquant telle ou telle position ou en promouvant telles ou telles idées. Elles manifestent, par leur contenu respectif, l’adhésion à des positions, des partis pris, des intérêts et des causes, tout en exprimant rejet ou circonspection vis-à-vis de ce qui s’y oppose, allant du pamphlet affiché jusqu’aux écrits les plus «neutres».
Ainsi, au fondement moderne de la littérature algérienne, nos auteurs se sont inscrits de plain-pied dans la défense de la cause algérienne, s’opposant à ceux qui la niaient et la combattaient. Une cause qui se déclinait sous plusieurs aspects, tant politiques qu’identitaires.
Au conflit armé, va s’adjoindre un conflit d’idées, que vont bien illustrer, sous diverses nuances, selon la sensibilité, le style et les préoccupations de chacun, Kateb Yacine, Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Malek Haddad et Mouloud Feraoun. Cette palette d’écrivains, dans l’attachement à la terre synonyme de l’identité, le questionnement de la guerre et la mise à nu de la condition de l’Algérien, ont vu leurs œuvres, de manière directe pour les uns et indirecte pour les autres, installées dans un conflit qui aura été le mieux décortiqué par l’essayiste algérien Franz Fanon et le mieux éludé par le philosophe français, Albert Camus.
Tous deux, eux aussi, contraints, dans un sens comme dans un autre, de s’exprimer conflictuellement. Le conflit est d’abord la conséquence d’une tension non résolue et les œuvres littéraires donnent à lire, de diverses manières, les tensions qui traversent le monde, les sociétés et les individus.
L’écriture, elle-même, peut être vue comme une pulsion résultant d’une tension intérieure, d’un besoin de s’exprimer, de se libérer. L’écrivain s’avère, alors, la voie(x) par laquelle s’expriment les conflits observés ou vécus, d’une part et d’autre part ceux qui en résultent éventuellement à son niveau personnel.
La structure littéraire, quant à elle, est elle-même porteuse de ce qu’on nomme le conflit littéraire, moteur de l’intrigue, déclenchant souvent l’histoire et la faisant toujours avancer.
Ce conflit va de celui, interne à un personnage, déchiré, par exemple, entre deux sentiments, le théâtre shakespearien nous en offre une large galerie, de même que celui de Corneille, à l’origine, justement, de l’expression de «dilemme cornélien» résumant ce genre de conflit, jusqu’au conflit entre l’homme et la nature, en passant par celui, classique, entre le bien et le mal, souvent portés par des personnages manichéens s’opposant l’un contre l’autre, jusqu’à celui entre un personnage et la société ou une partie de celle-ci ou encore un appareil dominant, que la vox populi nommerait chez nous «le système», avec des déclinaisons diverses et diversifiées.
Pour le dernier cas, l’œuvre de Tahar Djaout, notamment dans Les Chercheurs d’os et Les Vigiles, en constituerait une parfaite illustration. De même, la transposition des grandes crises conflictuelles, apparaît dans la littérature, à l’instar des conséquences de la Guerre de Sécession sur la société sudiste, dans Le Bruit et la fureur, de William Faulkner, de la crise de 1929 avec Les Raisins de la colère, de John Steinbeck et de la Grande guerre avec Voyage au bout de la nuit, de Louis Ferdinand Céline.
Les horreurs de la guerre, l’horreur économique et l’horreur sociale, qui forment, on l’oublie souvent, un triptyque indissociable, sont ainsi décrits par la littérature, mais celle-ci ne s’arrête pas à leur seule description, elle va au bout de l’épouvante qu’elles provoquent et qui est celle subie par la condition humaine.
La condition humaine, qui est en fait le véritable sujet de toute littérature, apparaît à travers tout ouvrage, aussi éloigné se veut-il du propos sur celle-ci. Or, la condition humaine est d’abord une tension marquée par un conflit premier celui, ontologique, de la vie et de la mort, puis ceux de nos rapports au monde et aux autres.
L’existence n’étant pas un long fleuve tranquille, le conflit lui est consubstantiel. C’est pourquoi la littérature est toujours un lieu d’identification des conflits, y compris et surtout latents. C’est pourquoi, aussi, la littérature devrait être un moyen de mettre à plat les conflits en question, de les dégager, de les étudier et, surtout, de les résoudre, quand ils se posent en termes sociopolitiques.
Les écrivains, s’ils écrivent à partir d’un point de vue, n’en ont pas moins une part de vérité qui peut éclairer une vision d’ensemble à construire.
Cette vision d’ensemble, qui semble hypothétique, peut pourtant s’avérer plausible, si nous nous donnions la peine de lire plusieurs livres d’horizons différents, de nous pénétrer des différences d’idées, de thèses, de convictions, de visions, dont ils sont porteurs et de les dépasser, en nous convaincant que les conflits sont toujours fondés sur des incompréhensions et des injustices, or le compromis et la réconciliation sont meilleurs.
C’est pourquoi la littérature peut pourtant se révéler plausible non seulement manifester les conflits mais aussi, en reprenant le titre d’un ouvrage d’Ibn el Qayim El da oua el dawa, leur remède.