La chronique littéraire - La littérature et la nostalgie

07/12/2024 mis à jour: 14:15
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Par Ahmed Benzelikha

Il y a longtemps, j’avais lu, c’était, je pense, en été, car je me souviens d’une lumière crue et différente, sur les pages sépia du livre, publié dans la collection Champs, de Flammarion, un ouvrage de Vladimir Jankélevitch, qui avait pour titre L’Irréversible et la nostalgie.

A l’époque la télévision programmait une série qui s’intitulait La lumière des justes, d’après l’œuvre mettant en scène une saga russe, d’Henri Troyat. C’est peut-être, la consonance russe du nom de Jankélévitch, en écho à l’intrigue du feuilleton, qui attira mon attention sur l’ouvrage. J’étais alors jeune et installé dans un enthousiasme qui faisait croire à l’immuable et à la joie d’avoir tout à gagner et rien à perdre.

Et puis la lumière a changé et les étés se sont avérés différents. On lit moins et le paysage social a changé, ainsi que les programmes de télévision. Troyat est un illustre inconnu. Tout comme un chanteur ancien qui s’appelle Gérard Lenorman, qui était souvent programmé à la Chaîne III, avec la chanson Les matins d’hiver, reprise il y a quelques années avec Idir et qui relate les souvenirs d’enfance, sur le chemin d’une école où l’on se chauffait, encore, au bois avec un vieux poêle et où l’on écrivait avec un porte-plume qu’on trempait dans un encrier en céramique. Tout comme dans l’école que j’ai fréquentée dans le Constantine d’antan.

La nostalgie ne s’attache pas tant à un environnement, qui est celui d’une époque, les années 1970, qu’à un univers d’idées que le système scolaire et plus généralement éducatif, avait choisi de nous inculquer. Un univers que nous retrouvions dans les librairies et les bibliothèques, alors plus nombreuses, à chaque fois que nous ouvrions les livres de jeunesse, qui nous faisaient découvrir la littérature universelle, sans rien perdre de notre âme et de notre algérianité. Bien au contraire, nous découvrions, dans ces livres, les grandes valeurs et les principes qui venaient en écho à celles, authentiques, de notre société, que nos parents et nos enseignants, avaient su nous inculquer, nous y enracinant définitivement, avec intelligence et grandeur d’âme.

Dans Un thé au Sahara, le roman de Paul Bowles, dont le titre a inspiré un autre duo entre Sting et Mami, un des personnages assimile «le train qui allait toujours plus vite au symbole de la vie même. Balancer entre le «oui» et le «non» était l’attitude inévitable de celui qui veut peser la valeur de cette vie, l’hésitation s’interprétant d’elle-même comme le refus inconscient d’y participer». Ce refus inconscient pourrait être celui-là même de la nostalgie chez Jankélevitch.

Une nostalgie qui est moins liée au retour vers un espace, qu’au constat de ne pouvoir remonter le temps, pour redevenir ce qu’on n’est plus, sans que cela ne se rattache à un âge précis. Or, la littérature semble permettre, en ouvrant les possibles et en confondant les temps, ce voyage qui n’est plus celui du train allant de l’avant de Bowles, mais aussi bien celui de la Machine à explorer le temps de H.G. Wells que celui du film  Retour vers le futur   de  Robert Zemeckis.

Car pour Jankélevitch c’est le futur, ce qui se construit et la liberté qui accompagne son accomplissement, qui conjure le mieux l’irréversible et par cela même la nostalgie. La liberté est ainsi, pour paraphraser un autre «inconnu», Aragon,l’admirateur de la poésie de Dib, véritablement l’avenir de l’homme. La littérature, qui n’est ni le passé, ni l’avenir mais toujours le présent de lecture, offre au lecteur, non seulement la mise en abyme de sa propre temporalité mais aussi celle de l’histoire entière, y compris dans ses potentialités à se constituer en avenir.

Un avenir qui peut trouver son origine – et son explication ? – dans un éternel retour. Car, dans l’essai de Jankélevitch, qui ne pouvait manquer d’évoquer la littérature dans sa démonstration, Ulysse, héros littéraire par excellence, (re)trouve son origine non pas dans sa ville d’origine, Ithaque, mais dans le désir d’y retourner. Désir qui peut pousser les aventures de l’Odyssée à se poursuivre indéfiniment, comme, potentiellement, tout récit littéraire. Plus que cela, la littérature conjure, à sa manière, le temps qui passe et son issue, véritablement irréversible, la mort.

Elle le fait en (re)donnant vie aux vies, en maintenant en vie et en conférant vie à l’espoir qui ,toujours, subordonne l’avenir. Car la littérature guérit aussi de la peur de l’avenir, en nous invitant à sa construction, comme parfois à sa déconstruction s’il est, parfois, menaçant. Elle nous invite aussi à réfléchir sur la destinée humaine et, par cela, sur la nôtre même. 

Comme Ulysse, nous ne revenons pas à Ithaque, nous ne faisons qu’aller de l’avant, mus par la vie. Et même au devant de la mort, nous nous rappellerons ce qu’ont pu nous apprendre nos aînés, au travers de la littérature et notamment, quelques vers de La mort du loup d’Alfred de Vigny : «Comment on doit quitter la vie et tous ses maux/C’est vous qui le savez, sublimes animaux !/A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse/ Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse./- Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,/ Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au coeur !/ Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,/A force de rester studieuse et pensive,/Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté/Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté./Gémir, pleurer, prier est également lâche./Fais énergiquement ta longue et lourde tâche/Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,/Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.» Et si «le Quai aux fleurs ne répond plus», pour emprunter à l’univers (décrié comme «petit bourgeois» par certains) de Malek Haddad, alors tant pis pour la nostalgie.

 

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