Par Ahmed Benzelikha
Dans la vie des nations, comme dans celle des individus, il est des événements qui marquent indélébilement la conscience tant collective qu’individuelle. Tel est le cas pour le 8 mai 1945 pour l’Algérie et pour Kateb Yacine.
En effet, s’il est un nom d’écrivain lié à cette date, c’est bien celui de l’enfant terrible de la littérature algérienne. Kateb Yacine n’avait que seize ans quand éclatèrent les manifestations, il aura l’âge de 45 000 suppliciés quand les massacres cessèrent, sans que la mort, la haine et l’injustice coloniale ne cessent jusqu’à l’aube de l’indépendance.
Du sang versé par l’armée, la police, les gendarmes et les colons armés pour la circonstance, Kateb le bien nommé, fit encre rouge pour, avec les mots et les maux, dessiner une étoile. Et Nedjma fut. Dans la nuit coloniale, l’œuvre pérenne, issue de la douleur, brilla, hurlant comme(nt) fut supplicié le «médecin indigène» Mohand Hanouz Arab et ses enfants, précipités dans l’atroce silence du néant et du ravin du jugement dernier- Chaabet El Akhra- prit sens le combat de tout un peuple.
Un peuple contraint de mettre les bras sur la tête, sur les plages au jaune immense, comme un turban déroulé, encerclé de navires de guerre, survolé d’avions à mitrailles et harangué par des officiers orgueilleux, chamarrés des médailles d’une victoire dite alliée, à laquelle, pourtant, les enfants de ce pays meurtri avaient contribué. Elève au collège Albertini de Sétif, actuellement lycée Keraouani, Kateb Yacine participe aux manifestations et assiste à la répression.
Il est arrêté et emprisonné. D’interrogatoire en interrogatoire, il voit ses codétenus les plus «suspects» subir l’innommable de la torture, tandis que dans les campagnes viols, tueries et fours à chaux, matent la révolte. Il en restera marqué, dans toute sa vie et dans toute son œuvre. Sétif, Guelma et Kherrata, Kateb Yacine était au centre du polygone étoilé du soulèvement populaire et de la répression coloniale. Il étudiait à Sétif, sa famille étant originaire de Guelma (Hammam Nbail) et habitait à l’époque Bougaa, limitrophe de Kherrata.
Quatorze de ses parents moururent durant les massacres, lui sera incarcéré trois mois durant, dans un camp militaire, sa mère en deviendra folle, à Guelma, ville des charniers de Kef El Boumba, pour le restant de sa vie. Kateb Yacine révèle que c’est en prison qu’«il a accumulé sa première réserve poétique», avec des accents rimbaldiens (et, pour nous, d’Ibn Arabi) il parle d’«illuminations» et de la «découverte des deux choses les plus importantes dans sa vie, la poésie et la révolution».
C’est ainsi que le 8 mai 1945 devient plus que le thème marquant et central de l’œuvre katebienne, il en est le facteur déterminant et la signification suprême. Dans Le Cadavre encerclé, sa pièce directement consacrée au 8 mai 1945, Kateb Yacine démontre comment la force traumatique devient puissance littéraire, soliloque tragique d’un cadavre en devenir. A la violence coloniale est opposé l’amour, l’onirisme, l’expression, le cri, la révolte poétique doublant, en écho infini, celle politique et, bientôt, armée.
Cette pièce fut d’ailleurs une arme politique et le grand metteur en scène Jean-Marie Serreau ne s’y trompa pas, quand subjugué par le texte publié par la prestigieuse revue Esprit, il monta clandestinement l’œuvre sur les planches d’un théâtre bruxellois menacé par les terroristes de La Main rouge. Edouard Glissant ne s’y trompa pas, non plus, lui qui écrivant la préface de la pièce notera : « Il y a des œuvres qui vont profondément au fond de notre époque, qui s’en constituent les racines inéluctables et qui, à la lettre, en dégagent le chant profond ».
Et c’est bien le chant d’une nation et celui de sa blessure béante que fut et restera, le 8 mai 1945. Nous ne sommes pas seulement des êtres de chair et de sang, mais aussi des êtres de sens et de cœur et nos chœurs portent nos cris et nos pleurs et nos mots nous font, nous disent et portent enfin notre message, quand la réalité s’avère sans sens autre que la douleur et la révolte. La littérature sera, alors, ce doigt qui montre, cet œil qui voit, cette voix qui porte et cet esprit qui, enfin, comprend, de «quoi» il s’agit.
Et il s’agit d’un peuple qui parle et d’une nation qui apparait, comme la première étoile, celle du berger, une Nedjma aux cinq branches, née en mai, aussi irréductible que la poétique de Kateb Yacine, dont Glissant disait encore -et c’est le mot !- qu’elle était «irréductible à toute autre, que c’est véritablement une poétique de l’irréductibilité».
Peut-être faut-il aller, encore, à Prométhée, pourtant méconnu en cette contrée, à moins qu’il ne porte un autre nom, pour saisir que le 8 mai 1945 est le feu sacré, dérobé aux dieux et qui, toujours, consume. Jugurtha, dans les rues de Rome et dans les rues de Sétif, fut trainé, enchainé, mutilé, tel Prométhée, mais éternel, comme l’écrivit Jean Amrouche, il demeure irréductible, car «l’esprit et l’âme sont ailleurs, irréductibles et sourds, appelés par une voix profonde, inexorable, et dont Jugurtha lui-même croyait qu’elle était éteinte à jamais. Il retourne à sa vraie patrie, où il entre par la porte noire du refus».
Et le 8 mai 1945 fut la porte du refus de la condition coloniale, négatrice de l’homme avant que ce soit de l’Algérien. Kateb Yacine, qui dira avoir découvert que son théâtre ressemblait à celui d’Eschyle, longtemps après avoir écrit ses propres pièces, «aura fait la magique étude du (malheur) que nul n’élude», au travers de l’histoire qui, elle, lui aura donné rendez-vous et naissance littéraire un 8 mai 1945.
Ce jour-là était aussi le rendez-vous de toute une nation, renaissant de ses cendres, braise après braise, jusqu’à la Toussaint 1954. Kateb, lui, bien qu’une sépulture usée indique son nom à El Alia, n’arrêtera pas de renaître, par la porte noire du refus, que surmonte une irréductible étoile, jusqu’à aujourd’hui. A. B.