Kamel Abdat. Comédien et humoriste : «L’artiste algérien souffre d’une censure d’en haut et d’une censure d’en bas»

21/06/2022 mis à jour: 01:22
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Photo : D. R.

Comédien, humoriste et chroniqueur télé, Kamel Abdat est un artiste touche-à-tout. Après avoir brillé au théâtre et à la radio (Tiqubac),où il a commencé sa carrière dès 2005, ainsi qu’à la télévision qui l’a fait découvrir au grand public, à partir de 2012, (Kahwet El Gusto et Journan El Gusto), il a eu quelques expériences à l’étranger, notamment en Tunisie, au Canada et en France. C’est dans ce dernier pays qu’il décida de s’installer depuis septembre 2021. L’amoureux de la scène et de la littérature française, qu’il enseignait à l’Université d’Alger, fait déjà carton plein avec son one-man-show dans plusieurs salles parisiennes, à l’instar du Point-Virgule,ou avec ses apparitions, dont la dernière en date était à l’occasion du festival Algé’Rire au République. Lauréat du Prix de la Meilleure interprétation masculine au Festival du Théâtre amazigh de Batna (2011) et du Prix de l’Humour de l’Institut du Monde Arabe (2020), il est déterminé à aller encore plus loin. Dans cet entretien accordé à El Watan, il explique les raisons qui l’ont poussé à l’exil et évoque ses nouveaux projets.

- Pour commencer, pouvez-vous nous dire pourquoi choisir de partir du pays après tant d’années de résistance dans un milieu artistique difficile et face à une situation socio-professionnelle précaire à l’université ?

La décision de partir de l’Algérie n’a pas été facile, surtout que je ne pars pas très jeune ! Mais, vu les contextes politique, social et artistique, je n’avais vraiment plus le choix ; que ce soit au niveau de l’université et de l’enseignement, où il y a un marasme total du fait qu’on fait du bricolage ou soit au niveau du milieu artistique, où ma génération se sent ostracisée. Nous n’avions que très peu de tournages et quasiment pas de spectacles.

Nous avons aussi perdu, ces quelques dernières années, notre petit espace de liberté de pouvoir faire des sketchs, des chroniques et des émissions critiques à la télévision. Moi, personnellement, je prenais beaucoup de plaisir à faire des caricatures du paysage et des acteurs politiques. Aujourd’hui, nous sommes malheureusement entre deux feux de censure, l’un du côté du pouvoir et l’autre, au sein même de la société, qui nous empêchent de faire proprement notre travail. Et en tant qu’artiste, on a besoin de s’exprimer librement et d’évoluer, possibilité désormais inexistante chez nous, en tout cas selon moi.

Après avoir travaillé avec 3 à 5 réalisateurs, intervenu sur autant de chaînes télé et fait les quelques scènes nationales, on a l’impression d’avoir faire le tour et de tourner en rond ! Je ne vous cache pas que j’avais eu la possibilité de partir au Canada, mais j’ai opté pour la France, un pays qui n’est pas très loin de l’Algérie, et où j’ai beaucoup d’attachements familiaux et amicaux. Même si on quitte notre pays, on ne peut pas couper les liens. Au contraire, il me manque déjà (rire)…

- Pour revenir à ce qui pèse le plus négativement sur la capacité d’émancipation des artistes algériens dans leur pays, que retenez-vous de votre propre expérience ?

Je l’ai dit tout à l’heure, l’artiste algérien souffre d’une censure d’en haut et d’une censure d’en bas. La première concerne évidemment le pouvoir, qui veille, avec tous les moyens répressifs dont dispose l’Etat, à protéger de toute critique tout ce et tous ceux qu’il considère comme du sacro-saint.

La seconde concerne une partie du peuple qui l’empêche, par bigoterie et, souvent, par hypocrisie de faire des sketchs sur les différents travers et tabous de la société, notamment quand ça touche à la question religieuse. Je pense, par exemple, à mon personnage d’Abou Marteau, un islamiste trop rigoureux sans le moindre grain de tolérance. D’ailleurs, on constate facilement un double discours quand on voit les contenus populaires sur les réseaux sociaux et particulièrement sur TikTok. Or, sur scène et à la télé, tout est interdit, vulgaire et honteux !

- N’est-il pas le rôle de l’artiste de braver les interdits et de critiquer les archaïsmes de la société quitte à la choquer parfois ?

Oui, bien sûr. Comme artiste, si je ne fais plus de critique sociale, à quoi je sers ? Faire de l’humour commun et inoffensif juste pour faire rire ne me ressemble pas. Je préfère raconter des choses, certes drôles, mais avec du sens. Il faut que ça pique pour faire évoluer les choses ! Et oui, j’aime choquer, car nous avons besoin de ce genre de chocs pour prendre conscience de certaines réalités, tues depuis des lustres et spécialement depuis l’indépendance en 1962.

Le pouvoir nous a tellement habitués, en tant que peuple, à une vision mythifiée de nous-mêmes qu’on n’arrive pas à se voir dans un miroir qui refléterait nos défauts et qui nous pousserait à se remettre en question sur un tas de sujets, au même titre que tous les peuples du monde entier. Je considère que mon rôle est de les évoquer et de les décortiquer à ma manière afin de pousser à la réflexion et de contribuer globalement au changement sociétal.

- On sent une grande amertume en vous écoutant parler de la censure. Qu’est-ce qui vous a marqué le plus dans ce sens, et qui vous aurait peut-être même pousser à l’autocensure ?

À partir de 2012, j’ai fait beaucoup de sketchs à la télé où j’égratignais des personnalités politiques en leur présence, sans oublier Journan El Gusto. Puis, d’année en année, je sentais les choses changer et s’endurcir.

Je commençais alors à faire attention à ce que je dis, en pensant à la réaction du régime, d’un côté, à celle des réseaux sociaux, de l’autre, lesquels sont devenus un tribunal de la pensée. J’avais peur à chaque fois de porter préjudice à mes collègues et à mes employeurs. Cette autocensure est une mort à petit feu de l’artiste. On ne peut pas être créatif avec une boule au ventre en permanence. Pour s’en débarrasser, il faut se taire ou quitter le pays…

- Ou rester en changeant de registre et aller vers du drama comme l’ont fait par exemple vos amis Asli et Djeriou ?

D’abord, il faut dire que ce sont là de grands artistes, que ce soit Nabil Asli et Nassim Haddouche ou Abdelkader Djeriou. Ce qu’ils font est extraordinaire. Néanmoins, les connaissant bien, je sais qu’au fond d’eux, ils se disent qu’ils pourraient faire tellement mieux sans l’épée de Damoclès toujours au-dessus de leurs têtes. Comme vous le savez, ils ont eu des problèmes dans le passé et continuent à en avoir, parfois pour des détails ridicules.

Cela oblige les artistes à se limiter, voire à s’enfermer dans un périmètre d’expression très restreint. Il est clair que j’aurais pu rester en Algérie faire des sketchs, des tournées, etc., mais au bout d’un certain âge, à 38 ans, j’ai eu envie d’évoluer et de tenter autre chose ailleurs, des projets qui me plaisent. Et sincèrement, ici en France, on a plus d’espaces et de libertés pour créer et innover selon nos capacités et désirs.

- Justement, dans quel cadre arrivez-vous en France ?

Je suis venu, en septembre 2021, pour poursuivre mes études à l’Université de Limoges (Centre de la France, ndlr). Dans le cadre de ma formation, un master de création littéraire, je suis déjà en train d’écrire un roman. C’est un premier projet très stimulant. Par ailleurs, j’ai un projet en cours de réalisation d’un documentaire sur la poésie kabyle ancienne intitulé : La poésie de ma grand-mère. En outre, nous avons monté avec des amis quelques courts métrages, etc.

C’est dire si je fais plein de choses, qui me tiennent à cœur, que je n’ai pas pu faire en Algérie. Tout cela en plus de faire plusieurs dates avec mon spectacle dans de belles salles, à l’instar de l’Apollo Théâtre, l’Institut du monde arabe et Le Point-Virgule. J’ai également participé et animé la 4e édition du festival Algé’Rire qui a eu lieu au théâtre Le République. Et je profite de cette occasion pour informer le public que cet événement devient mensuel. Il se tiendra chaque dernier dimanche du mois. Enfin, à partir de la rentrée 2022/2023, je partirai en tournée en France et au Canada avec mon nouveau spectacle…

- On espère aussi vous revoir en Algérie !

Pourquoi pas, je l’espère vraiment. Je continue à être sollicité au pays, notamment pendant le mois de ramadan, mais malheureusement, je n’ai pas pu honorer les invitations, car j’étais très occupé. Je continue à espérer pouvoir faire une tournée en Algérie et participer à d’autres projets artistiques…

- Peut-être en tant que Mokranus dans le prochain Achour Al-Ashir ?

J’aurais aimé, mais je crois qu’il n’y aura pas de nouvelle saison, en tout cas pas tout de suite. J’ai échangé avec le réalisateur Djaffar Gacem, et de ce que j’ai compris, tant que la situation est bloquée sur les plans politique et financier, ce n’est pas possible de l’envisager. Nous avons un grave déficit en matière de financement et de sponsoring des productions culturelles, particulièrement cinématographiques et télévisuelles, au point où les artistes et les techniciens qui y travaillent sont peu ou pas payés.

- Comment remédier à ce problème selon vous ?

Le secteur culturel est contrôlé par l’Etat. Les métiers du spectacle ne dérogent pas à la règle. Le théâtre, par exemple, ne cesse de se dégrader, bien que subventionné, à cause de sa gestion étatique qui n’encourage pas à une concurrence artistique loyale. En faisant du théâtre, j’ai constaté que les artistes sont devenus comme des fonctionnaires. Ils sont payés pareillement, que la salle soit pleine ou vide !

Cela est valable pour la télévision et le peu de cinéma qui nous reste. Nous n’avons pas une culture de promo et de gain selon le mérite. Ce qui ne nous fait pas avancer. La politique culturelle doit être complètement réformée, à commencer par la privatisation d’une partie des théâtres et des salles de cinéma afin de leur insuffler une nouvelle vie.

Il faut aussi libérer les mécanismes de financement privé de l’audiovisuel et mieux l’encadrer par la loi afin de sortir du flou actuel et permettre l’émergence d’une vraie industrie dans ce domaine avec des chaînes de télévision et des boites de production sérieuses. Avec une telle volonté politique, on peut aussi régler définitivement la problématique des statuts professionnels des journalistes, des artistes et des producteurs. 

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