Si on devait résumer son itinéraire, on dira : «Une vie au service de la nation.» D’une grande humilité, réservé et bienveillant, Si Zahir était toujours disponible, aussi bien pour son pays que pour ses étudiants, qui lui sont reconnaissants à jamais. Si Zahir a été membre fondateur de l’Ecole normale supérieure et parmi les premiers enseignants de l’Ecole supérieure de journalisme. Personnellement, je l’ai connu, quand j’étais jeune journaliste à El Moudjahid, au milieu des années 1970. Si Zahir était cadre au ministère et enseignant. Comme moi, il était médersien, puisqu’il a fait la médersa de Constantine au début des années 1950. Moi, bien après, dès l’indépendance au lycée franco-musulman d’El Biar, continuation de la Thaalibiya qui prodigue...un enseignant bilingue, arabe-français, qui englobe aussi bien El Moutanabi que les classiques français. Que retenir de Si Zahir, sinon sa vaste culture et son souci de la partager. Il avait une grande sensibilité. Il vouait une respectueuse estime à deux personnalités de sa famille, son frère Abdelhafid, premier ingénieur atomicien, tué lors du crash d’avion saboté par les services spéciaux français qui le transportait avec sept de ses camarades ingénieurs.
Enfance béjaouie
L’avion, un Iliouchine, de la compagnie tchécoslovaque, s’est écrasé au-dessus de Casablanca le 11 juillet 1961, alors qu’il était neuf et les conditions climatiques idéales. L’enquête n’a jamais abouti. Abdelhafid avait 29 ans. Depuis, ses cendres reposent au Carré des martyrs El Alia… Pour perpétuer son souvenir, Si Zahir a fait graver son portrait, sur le marbre, à l’entrée de son domicile. Si Zahir me disait, avec désolation, que Abdelhafid et ses compagnons n’ont pas eu la considération et la reconnaissance de la patrie qu’ils méritaient. Leurs noms n’ont jamais eu les faveurs de l’histoire, ni du récit national. Tant de choses sont tues lorsqu’on fait partie d’une génération réservée et pudique, rétive à l’ostentatoire. Tant de choses pourtant méritent d’être racontées. Tant d’expériences, bonnes oui mauvaises, qui pourraient nous instruire et constituer un sillon pour le futur. Zahir Ihaddaden a gardé la simplicité de sa jeunesse, humble et laborieuse se référant toujours à cet adage : «La lumière tue. Si on n’a pas un peu de silence et d’ombre autour de soi, on se perd.» Pourtant, bien que réticent au départ, Zahir, dont les yeux clairs voilés de malice sont toujours interrogateurs, a bien fini par nous entretenir avec l’idée bien ancrée de voir ses confessions servir au moins à quelque chose. Et puis, tout compte fait, en ces temps d’incertitude, il est bon comme toujours d’aller rendre visite à Zahir Ihaddaden pour évoquer son parcours, fulminant contre les contradictions entre le dogme, la foi et ce siècle plein de bruit et de fureur. Face à la perte des valeurs, Zahir ne mâche ni ses mots ni ses colères. Naissance le 17 juillet 1929 à Sidi Aïch. Etudes à l’école primaire de la ville. Son père Mohamed Saïd était cadi-notaire à Sidi Aïch. En 1937, il a été nommé à Taher.
En conséquence, Zahir s’est déplacé avec sa famille dans cette contrée près de Jijel où il a poursuivi ses études jusqu’en 1943. «On partageait notre vie entre Taher et Toudja. Ma scolarité en a souffert. Malgré cela, j’ai obtenu mon certificat d’études à Béjaïa en 1943. Je suis resté sans activité entre 1943 et 1946 à cause de la Seconde Guerre mondiale. J’ai profité de cette période pour apprendre le Coran et les rudiments de la langue arabe. C’est à ce moment que mon père a décidé de me présenter à la médersa de Constantine.
C’est au cours du concours d’entrée dans cet établissement que j’ai fait ma première rédaction en arabe. J’y suis resté quatre ans jusqu’en 1950 où j’ai obtenu le diplôme des médersas. J’ai ensuite passé le concours à l’Institut d’études supérieures islamiques d’Alger où j’ai passé deux ans. A constantine, j’ai adhéré au PPA clandestin. En 1952, j’ai rejoint la faculté des lettres d’Alger où j’ai obtenu la licence d’arabe.» Pourquoi ce choix ? «J’aimais beaucoup la philosophie et l’histoire, sans doute en raison de mon passage en propédeutique. Comme la philosophie était tributaire d’une épreuve en latin que je ne maîtrisais pas, je me suis orienté vers l’histoire où il y avait possibilité de s’inscrire. Mais les professeurs m’en ont dissuadé. Je l’explique par leur racisme, vu que je venais de l’Institut d’études islamiques. Je me suis donc rabattu sur la licence d’arabe obtenue en 1955. J’ai enseigné à Miliana au cours de la même année. En 1956, j’ai été arrêté en raison de mes activités au sein du FLN.
Ils avaient des doutes, mais aucune preuve. J’avais essayé de mobiliser les lycéens du collège de garçons. C’était juste avant la grève des étudiants de mai de la même année. J’étais interdit de séjour dans le département d’Alger. Ils m’ont mis dans le train pour Oran où j’ai été à nouveau arrêté à la gare et je n’ai été relâché que tard dans la nuit. Le lendemain, j’ai pris le bateau pour Marseille puis j’ai rejoint mon frère Abdelhafid, étudiant à l’Ecole des arts et métiers de Paris où il préparait un diplôme sur l’aéronautique. A Paris, j’ai essayé de prendre attache avec le FLN. Puis j’ai rallié Tunis en septembre 1956. Aussi bien à Paris qu’à Tunis, j’avais trouvé une grave crise au sein du FLN, notamment à Tunis avec l’affaire ‘‘Abdelhaï’’, un maquisard de connivence avec Ben Bella et Mahsas, qui étaient contre les résolutions du Congrès de la Soummam et voulaient entraîner la Wilaya I a en faire de même. Cette affaire avait fait grand bruit. Dans cette ambiance délétère, je suis parti au Maroc où j’ai rejoint le FLN à Rabat à travers Si Allal (Thaâlibi) qui m’a dirigé vers le journal du FLN La Résistance algérienne basé à Tétouan. Il y avait Ali Haroun comme responsable, Bouzaher Hocine, Moussaoui Sadek, Layadi Si Ahmed. En 1957 a été relancé à Tétouan le n°8 d’El Moudjahid qui paraissait clandestinement à Alger.
L’équipe s’était agrandie avec la venue d’un nouveau responsable du journal, Réda Malek. Le lancement a été effectué par Ben Khedda et Saâd Dahlab, membres du CCE. L’équipe de Résistance algérienne à Tunis nous a rejoints en les personnes de Frantz Fanon et Mohamed El Mili.» En 1962, Ihaddaden s’est retiré de la politique et a été nommé professeur d’arabe au lycée El Idrissi, où il a exercé durant deux années. Avec Bensalem, vieux militant de l’UDMA, Zahir a été à l’origine de la création de l’Ecole normale supérieure de Kouba en 1963.
«En 1966, lorsqu’il a été nommé ministre de l’Information et de la Culture, M. Benyahia m’a fait appel pour m’occuper de l’édition jusqu’en 1970, puis je l’ai suivi au ministère de l’Enseignement supérieur où j’étais conseiller technique. C’est à ce titre que j’ai été chargé de diriger l’Ecole nationale supérieure de journalisme jusqu’en 1976, date à laquelle j’ai rejoint Paris II pour préparer mon doctorat d’Etat en sciences politiques. De retour à Alger, j’ai enseigné à l’Institut des sciences de l’information jusqu’à la retraite en 1993.» L’opportunité peut être de parler du journalisme d’aujourd’hui ? Ce qu’en pense Zahir ? «Je suis les choses de loin et je n’arrive pas à m’y retrouver. Il y a une accélération dans la diversification et la sophistication des moyens audiovisuels dont l’utilisation, je l’avoue, me dépasse. Ceci dit, je crois pouvoir dire que l’écrit n’est pas menacé. Il ne peut pas disparaître. L’oralité et l’image sont des moyens qui ont été développés parallèlement à l’écrit sans jamais le supplanter. Quand la radio a été découverte, on a bien eu peur pour la presse écrite, mais finalement cette dernière a résisté, a survécu même à la télévision. Il me semble que l’écrit a quelque chose de sacré, surtout pour nous musulmans en pensant au Coran. Le journal papier est quelque chose de palpable ; on le consulte, on le touche. La télé et l’image sont des choses éphémères. L’internet est bon pour les archives, mais pas pour la culture.
Le journal papier ne mourra pas
Les anciens journaux sont une référence pour l’écriture de l’histoire.» Justement, à propos de l’histoire, Zahir semble circonspect et doute des événements tels que rapportés par des spécialistes autoproclamés. «L’histoire de l’Algérie est écrite, mais très mal écrite et surtout falsifiée. Jusqu’à présent, particulièrement pour la période moderne et de l’antiquité, l’histoire de l’Algérie a été écrite par des Européens et notamment des Français, les Grecs et les Romains pour l’antiquité. Ils l’ont écrite pour justifier leurs agressions de sorte qu’actuellement tous les ouvrages qu’on a sur l’histoire rédigés en français nous présentent notre histoire comme une succession de dominations. Pour l’écriture de notre histoire il faut de la volonté. Pour la période moderne, la documentation existe. Pour la période musulmane aussi. Pour l’antiquité, il y a des écrits romains et grecs. Il y a une autre source inexploitée, celle qu’on trouve dans les hiéroglyphes et monuments égyptiens. En ce qui concerne la Révolution algérienne, il faut distinguer entre les grandes lignes de l’histoire de celle-ci qui sont connues et suffisamment développées et les détails de cette histoire qui sont infinis.»
Depuis l’indépendance, Zahir s’est détaché de la chose politique. La lueur qui s’est invitée à l’aube des années 1990 à la faveur de l’ouverture démocratique a suscité un engouement au départ, avant de s’estomper. Enthousiasmé, Zahir a cru au multipartisme annoncé, en fondant une association avec des amis qui, hélas pour eux, a fait long feu. Il en parle aujourd’hui, la désillusion en bandoulière. «Il y avait une ouverture, on a essayé de l’exploiter. Gaïd Tahar et moi-même avions pris l’initiative pour nous engouffrer dans cette ouverture en créant, soit une association culturelle ou un mouvement politique. On a pris contact avec Abderrahmane Benhamida qui nous a rejoints. On s’est dit qu’on ne peut rien faire de durable, car peu connus de l’opinion publique. C’est pourquoi on est allés voir Ben Khedda qui a accepté de piloter le projet en prenant contact avec Kiouane, lequel a ramenté Mahfoud Keddache. C’est comme ça qu’on a crée le Parti Oumma par référence au journal de l’Etoile nord-africaine. Quel était notre programme ? Nous nous inspirions de la philosophie de l’islam. On devait dégager des éléments qui puissent nous apporter des solutions aux problèmes socioéconomiques et politiques qui se posaient à l’Algérie à l’époque. Ce n’était pas un mouvement religieux, bien qu’inspiré de la religion. Notre mouvement était éminemment politique de sorte que les problèmes soulevés étaient ceux de la société, de la démocratie, du développement économique et des relations sociales.
Le journalisme, une passion
Pour Zahir parler d’islam politique est un non-sens, car l’Islam, c’est le Coran. Or, le Coran actuellement est sujet à des interprétations différentes. Le monde musulman ne pourra trouver la voie de la sérénité que lorsqu’il arrivera à se dégager de l’influence des Occidentaux.» N’empêche, l’Islam ou ceux qui s’en prévalent en le violentant et en le dénaturant ont créé une psychose à grande échelle qui a bouleversé le monde. «Il me semble qu’il y a un désordre universel. Derrière ce désordre, il y a les Occidentaux, tout particulièrement les Etats-Unis et la France. Concernant la France que je connais mieux, il me semble que parmi ses dirigeants les plus dangereux, ce sont les socialistes qui font toujours le contraire de ce qu’il disent. Pendant la Révolution algérienne, ceux qui nous ont fait la guerre la plus atroce, les plus grands torts n’étaient-ce pas les troupes des socialistes Guy Mollet et Mitterrand ?» Zahir est intarissable sur ce sujet qu’il peut développer sous diverses coutures et à satiété. Mais le temps est compté et le ton apaisé vire à plus de douceur et de sérénité. Car quand vient le moment de conclure, Zahir nous dit son attachement indéfectible à sa région, à Béjaïa magnifiée par un livre de sa signature. «Béjaïa, c’est ma ville et celle de ma mère. Je connais bien cette ville. C’est par amour et par reconnaissance que j’ai fait ce livre bien illustré. Mais il y a un autre objectif, qui est de remettre les pendules à l’heure, car ce qui m’a fait de la peine, c’est que les habitants de la ville et de la région ne connaissent pas l’histoire riche de la capitale des Hammadites. Il y a même une tendance chez eux à falsifier la période musulmane de la ville, souvent par ignorance. J’ai voulu à travers ce livre réparer cette lacune. D’ailleurs, j’ai été amené à écrire cet ouvrage après avoir lu dans un journal un article présentant l’appellation de Béjaïa comme dérivé de Bougie, la ville des Bougies. Or, c’est le contraire, car le nom original de la ville est berbère avec deux consonnes, Vgaït, qui a donné en arabe Bijaïa, qui a donné en français Bougie…»