La lutte contre l’inflation mondiale entamée depuis le début de 2022 a enregistré des progrès mais de plus gros efforts seront nécessaires pour en venir à bout. Face à la pandémie de la Covid-19 qui a conduit à la fermeture de l’économie mondiale au début de 2020, les autorités à travers le monde ont donc activé le levier de la politique budgétaire pour soutenir les ménages et les entreprises et augmenter les dépenses de santé. Avec le développement et le déploiement rapides des vaccins contre la Covid-19 et la levée progressive des mesures de confinement, l’activité économique a rebondi.
De fortes pressions inflationnistes ont ainsi été libérés à partir de l’été 2021, prenant ainsi de court les autorités publiques à travers le monde qui se sont montrées impuissantes à en projeter les trajectoires et à en définir sa nature exacte (transitoire ou structurelle), retardant de ce fait la mise en place de véritables dispositifs de désinflation.
Ce n’est qu’à partir de février 2022 que la FED, acquise désormais au caractère structurel de l’inflation aux Etats-Unis a commencé ainsi à faire remonter son taux directeur, suivi bientôt en cela par la Banque d’Angleterre et la Banque centrale européenne. Si ces mesures ont permis de réduire l’inflation (loin toutefois des cibles de 2%), elles ont également indirectement déclenché des crises bancaires et pourraient conduire à un recul de l’activité économique mondiale.
A l’avenir, les autorités monétaires devront donc trouver un équilibre entre stabilité des prix, stabilité financière et atterrissage en douceur des économies à travers le monde. Pour ce qui est de l’Algérie, l’inflation est en hausse continue depuis 2019 et a atteint des niveaux inquiétants qui érodent le pouvoir d’achat des citoyens et privent les investisseurs de toute visibilité économique à moyen terme. Vu la nature multi-dimensionnelle de l’inflation et la persistance de l’inflation mondiale, il est urgent d’adopter une stratégie globale et cohérente de désinflation pour limiter les dégâts structurels de cette hausse des prix continue. Discutons de toutes ces questions.
Point 1 : La résurgence de l’inflation à partir de la mi-2021 : sous l’effet de trois facteurs majeurs, à savoir (1) la réouverture progressive de l’économie mondiale facilitée par de bonnes campagnes de vaccination ; (2) une forte demande globale en termes de services de la part des consommateurs, demande rendue possible par les épargnes accumulées pendant le confinement et les dispositifs importants d’appui budgétaire, monétaire et social mis en place pour se prémunir contre les effets négatifs de la pandémie ; et (3) une offre globale en décalage du fait des tensions sur le marché du travail, des dysfonctionnements continus au niveau des chaînes de valeur mondiales et des transports maritimes, de la remontée des prix des produits de base et d’une pénurie de microprocesseurs qui ont limité la production de véhicules et d’autres produits blancs en 2021 et 2022.
Point 2 : Les stratégies de désinflation ont été mises en place avec retard. le retour de l’inflation a pris de court les autorités monétaires mondiales qui vont ainsi : (1) tergiverser sur son caractère structurel : en raison : (i) d’une focalisation sur la vigueur de la demande de services, fortement entretenue par des épargnes significatives (USA: $2,500 milliards, soit 12% du PIB et zone euro : $700 milliards soit 4,5 % du PIB) ; (ii) une sous-estimation de la désorganisation des chaines d’approvisionnement et des tensions sur le marché de l’emploi ; (iii) l’absence de hausse des anticipations inflationnistes ; et (iv) la réticence à démanteler les dispositifs d’assouplissement monétaire et entamer l’ajustement des taux d’intérêt ; et (2) sous-estimer les projections de cette inflation : du fait de difficultés à : (i) à saisir les marges de manœuvre de l’économie (output gap) et du marché de l’emploi ; (ii) la vigueur de la forte reprise appuyée par des politiques de soutien de la demande ; et (iii) le déplacement temporaire de la demande des services vers les biens.
Point 3 : Les mesures prises entre 2021 et mai 2023 pour lutter contre l’inflation mondiale.
Etats-Unis : Du 17 mars au 3 mai 2023, la FED a : (1) démantelé le dispositif d’assouplissement monétaire ; (2) relevé progressivement le taux cible des fonds fédéraux) de 0,25 % - 0,50% en janvier-février 2022 à 5%-5,25 % ; et (3) adopté des mesures structurelles pour réduire les coûts de production et des transports, y compris l’adoption d’une loi innovante (Inflation Reduction Act). De ce fait, l’inflation a évolué ainsi : 1,2% à fin 2020, 4,7% à fin 2021, 8,0% à fin 2022 et 4.9% à fin avril 2023 (par rapport à une cible de 2%).
Parallèlement, l’activité économique est en phase de ralentissement, avec le taux de croissance passant de 5,9% en 2021, 3,9% en 2022 et 1,1% en taux annuel au cours du premier trimestre de 2023. Pour 2023 et 2024, il est prévu un taux de croissance de 0,9% et 0,8% respectivement. Le taux de chômage se situe à 3,4 % à fin avril 2023, le plus bas depuis 1969. Ceci entretient ipso facto le risque d’une inflation par les coûts du travail et seul un taux de chômage de 4,2% permettra de vaincre l’inflation.
Grande Bretagne : Le taux d’intérêt de la Banque d’Angleterre a été ajusté douze fois depuis la fin de 2021, passant de 0,1% en mars 2021 à 4,5% en mai 2023 afin de contenir l’inflation, alimentée en 2022 par la guerre en Ukraine. Nonobstant ces ajustements, l’inflation à fin avril 2023 était de 8,7% par rapport à une cible de 2%. Le taux de croissance est également en phase de ralentissement, passant de 7,6% en 2021, 4,1% en 2022 et 0,1% au cours du premier trimestre de 2023.
Il devrait se situer à 0,4% en 2023 et 1% en 2024. Le taux de chômage reste élevé à 3,9% à fin avril 2023 et devrait rester à ce niveau pour toute l’année 2023.
Banque Centrale Européenne (BCE) : En plus de mesures d’economie d’énergie, le taux de refinancement principal de la BCE qui était de 0% depuis juillet 2019 a été ajusté 6 fois depuis le 27 juillet 2022, passant de 0,5 % à 3.75 % le 10 mai 2023. De ce fait, le taux d’inflation passait ainsi de 5% en 2021 à 10,6 % à fin 2022 et 6,1% en mai 2023. L’activité économique est également en phase de ralentissement, passant de 4,8% en 2021 à 1,8% à fin 2022 et 1,4% en variation annuelle à fin mars 2023. La projection pour 2023 est de 1,1 % et de 1,6 % en 2024. En parallèle, le taux de chômage est de 6% à fin avril 2023 du fait de marchés du travail serrés.
Chine : La Chine est sortie de son long confinement avec une faible inflation (2%) due à une baisse de la demande. Le boom économique tant attendu après la réouverture de l’économie chinoise en janvier 2023 ne s’est pas matérialisé du fait de rigidités structurelles internes et de l’affaiblissement de la demande internationale. Pour la huitième fois consécutive, l’indice des prix à la production a chuté le mois dernier de 4,6%. Contrairement aux autres pays avancés, la Chine fait désormais face à des risques déflationnistes et de ralentissement généralisé de l’activité.
Point 4 : Le retour à la stabilité des prix prendra des années et passera inévitablement par une récession et une remontée du chômage. La baisse de l’inflation entre mars 2022 et avril 2023 est le résultat de plusieurs facteurs, notamment l’accroissement des taux d’intérêt, l’amélioration des chaines d’approvisionnement, la baisse des prix du baril, la chute des prix du gaz en Europe permise par un hiver clément, le ralentissement de la demande américaine appuyée par une relance budgétaire qui a atteint 26% du PIB (American Recovery Act).
Face à l’exubérance des marchés financiers qui prédisent une fin imminente de l’inflation, notons une série de facteurs qui poussent au contraire dans une direction opposée, notamment :
(1) l’extension des pressions inflationnistes au secteur des services, salaires et loyers, facteurs de perturbation des cycles économiques ; (2) les déséquilibres persistants du marché de l’emploi, source de croissance des revenus et d’augmentation des coûts unitaires causes par des départs massifs en retraite, des changements de carrière et des restrictions sur les mouvements migratoires ; (3) le lag des taux d’intérêt estimé à 6-9 mois avant de produire leurs effets sur l’inflation mais également sur l’activité économique ; et (4) les difficultés du secteur bancaire qui pourraient s’aggraver par la poursuite du resserrement monétaire, son prochain retrait du secteur immobilier et l’imminente opération d’emprunt de $1000 milliards du Trésor américain à la suite de l’accord sur le plafond d’endettement intérieur.
La maîtrise de l’inflation est un exercice complexe pour les banques centrales qui doivent désormais naviguer entre stabilité des prix, stabilité financière et récession mondiale.
Algérie : Une stratégie de désinflation est incontournable pour limiter la chute du pouvoir d’achat des populations et offrir une visibilité économique aux investisseurs.
1. Les perspectives économiques et financières à moyen terme restent défavorables en raison de deux risques majeurs sur la demande externe de l’Algérie et le niveau des prix : (1) l’évolution macroéconomique mondiale ; (2) l’accélération du processus de décarbonation ; et (3) la fracture géoéconomique.
2. L’inflation est en hausse continue depuis 2019 : d’après l’ONS, l’indice des prix à la consommation (IPC) d’Alger est passé en variation annuelle de 1,95% à fin 2019 à 9,80% à fin avril 2023 (avec une forte poussée de 14,6% des produits alimentaires entre avril 2022 et avril 2023). Indépendamment de la qualité de l’indice et de sa crédibilité, cet énorme bond inflationniste taxe fortement le niveau de vie de tous les citoyens, notamment des plus démunis. Ce tribut est encore plus lourd si on considère que la mesure de l’inflation manque de crédibilité et que l’inflation perçue par les consommateurs est beaucoup plus significative (un multiple de 2 à 3 en fonction des régions).
3. Les autorités ont pris de nombreuses mesures budgétaires et sociales entre 2020 et 2023 pour compenser partiellement cette perte de pouvoir d’achat. Cette approche aussi louable soit elle ne s’attaque qu’aux symptômes et non aux causes de l’inflation. La lutte contre l’inflation implique une approche multidimensionnelle dans la mesure où les déterminants de l’inflation sont d’ordre : (1) macroéconomique (la masse monétaire et les prix des biens importés sont les moteurs de l’inflation à court terme tandis que la masse monétaire et le PIB réel non pétrolier sont de loin les facteurs-clés à la base des variations de prix à long terme) ; et (2) structurel (excès de demande pérenne dans de nombreux secteurs produisant des biens composant le panier de l’IPC, faiblesses des circuits de distribution, absence de concurrence, pratiques commerciales illicites et déloyales et concentration).
4. L’absence de cadre budgétaire et monétaire crédibles : (y compris une banque centrale indépendante) pour restaurer la viabilité des finances publiques, lutter contre l’accélération de l’inflation et ancrer les anticipations inflationnistes.
5. Les axes d’une stratégie de désinflation : (1) un axe macroéconomique pour agir sur la demande globale : à travers une combinaison de politiques monétaire et budgétaire, dont : (i) La maîtrise des dépenses publiques courantes (notamment de la masse salariale) et une nouvelle structure de financement du déficit moins inflationniste ; et (ii) une augmentant des taux d’intérêt (ou en agissant si besoin sur le taux de change) pour réduire et contenir les pressions inflationnistes ; (2) un axe structurel pour favoriser l’offre globale : les distorsions de cette dernière impliquent l’amélioration de la qualité du facteur travail (santé, éducation, formation, etc..), la mobilisation du capital et le renforcement de son rendement pour favoriser la croissance du PIB réel ; (3) un axe sectoriel pour améliorer le réseau de distribution dont l’efficience est cruciale pour stabiliser les prix à la consommation : en s’appuyant sur : (i) le développement des infrastructures de stockage et des marchés régionaux pour améliorer la disponibilité de produits frais, sous-composant déterminant de l’IPC ; (ii) l’élimination des positions de monopole des intermédiaires dans les circuits de distribution ; (iii) la stimulation de la concurrence ; et (iv) l’encouragement des investissements directs étrangers ; (4) un axe monétaire et de change pour renforcer l’efficience du canal de transmission et agir sur la stabilité des prix : l’objectif est : (i) d’améliorer la gestion des liquidités ; (ii) de maîtriser la stérilisation de la liquidité bancaire dans un contexte de monétisation du déficit budgétaire en mettant en vente des titres de créance au lieu de recevoir des dépôts, ce qui permettrait également des opérations de pension entre banques ; et (iii) de réduire l’écart entre les marchés officiel et parallèle des changes par le biais de mesures à court terme, dont la diversification de l’offre de devises sur le marché interbancaire, une plus grande rationalisation des règles régissant les opérations de change et le relèvement des plafonds sur les voyages à l’étranger ; et (5) un axe technique pour améliorer la mesure de l’inflation : (i) unifier les IPC (Alger et national), revoir leur couverture pour l’actualiser et assurer son optimisation, changer les poids des sous-indices pour refléter les nouvelles habitudes de consommation des ménages et changer l’année de base.
Par Abdelrahmi Bessaha ,
Expert international