Comment comprendre la campagne outrancière menée actuellement contre l’Algérie et les Algériens par une frange importante des médias conjointement avec l’extrême droite et une partie de la droite ? Comment faire sens de son ampleur et de son intensité ? La présente contribution va au-delà des prétextes fallacieux évoqués par ces cercles.
Après une brève mise en contexte de la question, elle tente de situer les processus à l’œuvre, d’identifier les acteurs et les structures à la manœuvre, de déterminer les intérêts pour lesquels ils sont missionnés et de cerner les objectifs stratégiques poursuivis.
Cette deuxième partie s’attache à identifier et à déballer les mécanismes utilisés par les cercles politiques et médiatiques français en matière de construction du discours anti-algérien, dans le but d’en faire une question saillante dans l’espace public français. Elle relève aussi la stratégie de mobilisation de recrues indigènes, érigées en adjuvants idéologiques, pour donner une légitimation et une validation «du dedans» au discours dominant et (re)construire le «désir colonial».
Aux stratégies évoquées, et c’est là un développement notable, vient se greffer l’appui apporté par une poignée de voix, agissant à titre d’adjuvants idéologiques, et auxquelles est assignée la mission de donner une validation et une légitimation indigène, c’est-à-dire «du dedans», à ce narratif dans l’objectif de le construire, dans une logique de pouvoir, en vérité irréfutable.
La mise en abyme et la mobilisation de la figure de celui qu’on pourrait qualifier d’informateur néo-indigène avec le préfixe «néo» pour le distinguer de l’informateur indigène ou Native Informant, associé à la colonie, et théorisé par la spécialiste indienne des études de subalternité (Subaltern Studies) et des études postcoloniales, Gayatri Spivak (5), pour construire cette hégémonie discursive ne relèvent pas de la contingence et, de ce fait, constituent un autre marqueur des présentes tensions.
Dans un périmètre soigneusement balisé, s’y exprime une chorale de voix qui versent allègrement dans l’ethnographie coloniale symbolisée par l’essentialisation des musulmans définis comme altérité radicale et déterminés exclusivement par leur religion, les Arabes réifiés comme violeurs de femmes blanches, les réfugiés ostracisés sans aucune empathie, la vision nostalgique et enchantée de la colonisation, ou encore l’assignation des Algériennes et des musulmanes en général au rôle d’odalisques indolentes, de victimes dépourvues de tout pouvoir agentiel, recluses et emmurées.
La doctrine de politique étrangère et les positions politiques du pays elles-mêmes n’échappent pas à cette stratégie. Interrogé il y a quelques années sur son statut d’intellectuel arabe travaillant aux Etats-Unis, où il enseigne à New York University, le grand écrivain irako-américain Sinan Antoon résumait la problématique en ces termes : «Pour l’écrivain arabe déplacé, la vie est potentiellement très profitable. Si vous vous orientalisez, vous trouverez beaucoup de lecteurs. Mais je ne veux pas être l’informateur autochtone.» (6)
Précisant sa pensée, Antoon ajoutait : «Je plaisante toujours avec mes amis en disant que je peux écrire un best-seller et passer chez Oprah [une célèbre émission américaine consacrée aux livres] en sept mois. Il me suffit d’écrire un roman sur un petit garçon chrétien irakien qui se fait agresser par son voisin musulman, ou mieux encore, par un imam, qui quitte ensuite l’Irak pour venir aux Etats-Unis et y trouver liberté et réconfort ! Mais je ne ferai pas ça !» (7)
Et de fait, porter un tel narratif peut s’avérer particulièrement lucratif idéologiquement et professionnellement.
Dans le cas de l’Algérie, la détestation que ressentent à son endroit certains cercles est aussi vaste que la voilure qu’on leur tend pour s’y déployer de la définition de ses frontières et de sa territorialité jusqu’à sa présumée invention en tant que nation par la France.
Sans entrer dans l’histoire politique et juridique de la délimitation des frontières de l’Algérie, précisions tout de même qu’à moins de vouloir verser dans la désinvolture ou une démarche anhistorique, les développements institutionnels ne peuvent être découplés de leur contexte historique et politique.
De fait, l’idée même de frontière, telle qu’entendue aujourd’hui, ne voit véritablement le jour qu’à partir du XVIIe siècle, dans le sillage des traités de Westphalie en 1648, avec, faut-il le préciser, l’aide providentielle de la Réforme qui, en vertu du principe «Tel prince, telle religion» (Cujus regio ejus religio), ouvrait la voie à la création d’une Eglise d’Etat, pleinement indépendante et libérée de la tutelle spirituelle de Rome.
S’agissant des nations, comprises dans leur acception moderne et non dans leur forme protohistorique, elles n’ont pas toujours existé et on peut écarter l’hypothèse qu’elles pourraient sur le long terme cesser d’exister dans leur configuration actuelle. Elles sont l’aboutissement d’un processus historique complexe, déployé sur une longue temporalité couvrant plusieurs siècles et dont la construction, aujourd’hui encore, fait l’objet de vifs débats académiques. La formation historique aussi bien que le statut ontologique sont sujets à des interprétations encore concurrentes et dissonantes.
Sans aller dans les détails d’un débat métathéorique, ces interprétations varient selon que l’on adopte un point de vue primordialiste, interactionniste ou instrumentaliste, ou alors que l’on se positionne du côté de la thèse de Benedict Anderson (8) et Ernest Gellner (9) ou du côté d’Eric Hobsbawm (10) et Anthony Smith (11).
D’un point de vue ontologique, le statut de la nation fut également âprement débattu entre partisans de la conception politique, civique ou universaliste à la française telle que formulée par Emmanuel Sièyes (12) et Ernest Renan (13) et les tenants de l’approche culturelle, ethnique ou généalogique (Kulturnation) à l’allemande développée par Johann Fichte (14) et Johann Herder (15), un dualisme qui marquera tout le XIXe siècle. La nation française moderne, elle-même, ne s’est constituée véritablement qu’à partir du moment où l’allégeance au monarque s’est déplacée vers l’allégeance aux instances de la Révolution. On ne peut dès lors que déplorer le dilettantisme de ceux qui affirment que l’Algérie a été créée par la France. La vacuité analytique d’une telle affirmation est d’autant plus évidente que les pouvoirs impériaux ont inlassablement œuvré à attiser les divisions tribales et à construire des clivages ethniques, culturels ou religieux pour mieux asseoir leur domination.
Le récent génocide rwandais, conséquence d’une construction coloniale de catégories ethniques antagoniques et de leur instrumentalisation par les autorités coloniales à des fins de domination et de leur reconduction par des entrepreneurs politiques postindépendance, en est l’illustration éclatante. Rappelons dans ce contexte que le processus de modernisation occidental, à l’origine de la nation moderne, a ouvert la voie à une dynamique destructrice qui s’est traduite par l’extermination des populations indigènes, les campagnes de nettoyage ethnique, le génocide nazi et les massacres à l’échelle industrielle des deux Guerres mondiales. (16)
Nous savons par ailleurs depuis Edward Saïd (17) que ces représentations discursives et leur prétention à la vérité, ou pour user d’un langage foucauldien de ces «régimes de vérité», sont des constructions sociales et des stratégies de représentation de la réalité au service d’objectifs politiques et d’agendas institutionnels.
Le rôle qui leur est assigné est d’essentialiser l’autre, de le définir en dehors de tout contexte et d’en faire la réification avec l’objectif ultime de naturaliser leur interprétation et de l’imposer dans le débat public comme étant «la vérité». Tout comme autrefois le colon avait besoin de l’indigène pour s’affirmer, aujourd’hui le courant d’extrême droite a besoin de l’Algérien, du musulman, de l’Arabe, de l’immigré et du réfugié pour pouvoir accéder à la conscience de son existence.
De ce point de vue, l’universalisme républicain issu des Lumières, et qui est invariablement convoqué pour étayer ce discours, participe d’un stratagème de «naturalisation» et d’une lecture essentialiste où certains attributs ou qualités sont définis comme étant fixes, permanents et naturels. Hostile à tout différentialisme, cet universalisme n’est, dans la bouche de ses initiateurs, qu’un artifice qui sert à envelopper ce que le philosophe et historien camerounais Achille Mbembe décrit comme «un ethno-nationalisme qui refuse de décliner son véritable nom» et dont l’un des symptômes est le «refus de responsabilité» et le «refus de l’aveu» qui se donne à voir notamment lorsqu’il s’agit d’interroger le passé colonial de la France. (18)
A cet universalisme libéral devrait se substituer un autre universalisme, un universalisme critique qui échappe à l’idéologie dominante, et qui pense le commun. Un tel universalisme, construit sur le dialogue et l’échange, favoriserait le respect de l’autre et l’acceptation des différences qui ne seront plus perçues comme une menace sociétale ou sécuritaire.
On prête à Pablo Picasso cette anecdote selon laquelle un officier nazi en admiration devant une reproduction du célèbre tableau Guernica, du nom du village espagnol rasé par les bombardements nazis en 1937 lors de la guerre civile espagnole, lui demande : «C’est vous qui avez fait ça ?» Et Picasso de lui répondre : «Non, c’est vous !»
Qu’importe si cette anecdote est vérifiée ou apocryphe. La conclusion qui s’impose est qu’aujourd’hui en France, l’extrême droite, une partie de la droite et, sans doute, une constellation d’officines étrangères semblent avoir pris le commandement des instances productrices de normes politiques, sociales et culturelles, et impose désormais à la société et à la classe politique un nouveau «régime normatif» pour asseoir leur hégémonie idéologique. Se pose, dès lors, la question de savoir comment sortir de cette logique disruptive.
Pour cela, il est essentiel de récuser cette posture qui ne cesse de se repaître d’énoncés désancrés et dissociés de leur contexte historique et politique. Le ton comminatoire des déclarations de certaines figures politiques françaises, y compris au sein même du gouvernement, ne plaide certainement pas pour une sortie de crise.
A ces figures qui persistent à vouloir s’inscrire dans un continuum colonial et orientaliste, à entretenir un ferment d’exécration de l’Algérie et à vivre dans le ressentiment et la nostalgie d’une terre perdue qui ne leur appartenait pas, dans l’espoir que leur positionnement leur assurera des dividendes politiques auprès de l’électorat français, il est temps de se départir de leur rhétorique belliciste et de ranger leur répertoire de saillies adventices.
Plutôt que de se laisser consumer par leur aspiration à donner forme à leur «désir colonial», ces cercles seraient mieux avisés d’adopter une «éthique discursive», non pas pour s’inscrire dans une forme d’irénisme, mais pour favoriser des relations apaisées, le respect mutuel et l’entente solidaire entre les deux pays.
Les déclarations de figures politiques comme l’ancien Premier ministre et chef de la diplomatie française Dominique de Villepin, l’ancienne ministre et candidate à l’élection présidentielle de 2007 Ségolène Royal ou encore le chef du parti La France Insoumise Jean-Luc Mélenchon viennent opportunément tempérer les ardeurs des extrêmes. L’Algérie et la France, a tenu à rappeler Dominique de Villepin, sont deux pays «liés par la culture, par l’histoire, par la géographie et par le peuple».
Contre les pulsions xénophobes, les incantations chamaniques et le dévoiement de la raison, ces voix sont en résonance avec les aspirations profondes des deux peuples et portent en elles la vertu de la clairvoyance diplomatique et de l’acuité politique. Dans les relations entre les deux pays, il y a certes le passé mais il y a aussi le présent et il y a l’avenir.
Par Hocine Abdenor Timesguida
L’auteur a suivi des études de doctorat en politique comparée à l’Ecole d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Il est consultant en éducation internationale.
Notes :
5. Gayatri C. Spivak. A Critique of Postcolonial Reason: Toward a History of the Vanishing Present. Cambridge, MA: Harvard University Press, 1999.
6. « Sinan Antoon, on the West’s Forensic Interest in Arabic Literature ». Arablit & Arablit Quarterly, 4 mars 2010.
7. « Sinan Antoon: I think of myself as a global citizen ». The Electronic Intifada, 7 avril 2010.
8. Benedict Anderson. Imagined Communities. London: Verso, 1991. Traduction française : L’imaginaire national. Paris : La Découverte, 1996.
9. Ernest Gellner. Nations and Nationalism. Ithaka, NY: Cornell University Press, 1983. Traduction française : Nations et nationalisme. Paris: Payot, 1989.
10. Eric Hobsbawm. Nations and Nationalism since 1780. Programme, Myth, Reality. MA. Cambridge University Press, 1992. Traduction française : Nations et nationalisme depuis 1780. Paris: Gallimard, 1992.
11. Anthony D. Smith. The Ethnic Origins of Nations. Oxford: Basic Blackwell, 1986.
12. Emmanuel J. Sièyes. 1982. Qu’est-ce que le tiers-état ? Paris: PUF.
13. Ernest Renan, 1992. Qu’est-ce qu’une nation ? Paris: Presses Pocket.
14. Johann G. Fichte, 1992. Discours à la nation allemande. Paris: Imprimerie nationale
15. Johann G. Herder, 1991. Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité. Paris: Presses Pocket (éd. partielle).
16. Michael Mann. The Dark Side of Democracy. Explaining Ethnic Cleansing. Cambridge : Cambridge University Press, 2005.
17. Edward Said. Orientalism. New York: Pantheon Books, 1978. Traduction française : Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident. Paris: Coll. Points, 2015.
18. Achille Mbembe. De la Postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Paris: Khartala, 2000, p. VIII.