Tensions algéro-françaises : Contre l’universalisme critique, le «désir colonial»

28/01/2025 mis à jour: 07:50
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Comment comprendre la campagne outrancière menée actuellement contre l’Algérie et les Algériens par une frange importante des médias conjointement avec l’extrême-droite et une partie de la droite ? Comment faire sens de son ampleur et de son intensité ? La présente contribution va au-delà des prétextes fallacieux évoquées par ces cercles l Après une brève mise en contexte de la question, elle tente de situer les processus à l’œuvre, d’identifier les acteurs et les structures à la manœuvre, de déterminer les intérêts pour lesquels ils sont missionnés et de cerner les objectifs stratégiques poursuivis.

 

Lors d’une récente conversation avec mon jeune neveu, né de parents algériens mais vivant en Amérique, il me lança d’un air caustique que la crise que traverse la relation algéro-française lui rappelait les deux volets de la saga Star Wars, à savoir «L’Attaque des clones» et «Le Réveil de la Force», en référence à la mobilisation de certains milieux politiques français et médiatiques contre l’Algérie et, en retour, l’intransigeance de cette dernière quant au respect de sa souveraineté et de son indépendance. 


Venant de la part de mon neveu, manifestement féru de science-fiction, de mangas et de sagas interstellaires, mais toujours intéressé par ce qui se passe dans son pays d’origine, je trouvais son analogie particulièrement imagée. J’ai tenté alors de lui expliquer que la présente crise ne s’inscrit pas dans l’imaginaire de Georges Lucas mais dans le monde réel et concret d’aujourd’hui. Et, de ce point de vue, elle convoque plutôt l’épisode turbulent survenu entre les deux pays il y a plus d’un demi-siècle.  


Ce jour-là, le 24 février 1971, le président Houari Boumediène prononçait devant les cadres de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) son célèbre «Nous avons décidé ce jour», annonçant la nationalisation des intérêts français dans le secteur des hydrocarbures. 

Cette décision historique fut aussitôt suivie d’une campagne acrimonieuse contre l’Algérie. S’y entremêlèrent pressions économiques avec la suspension par les sociétés françaises de leurs enlèvements de pétrole, appels aux acheteurs occidentaux de s’abstenir de tout achat de pétrole algérien, interventions auprès des institutions financières multilatérales (BIRD) et de l’Eximbank (Export-Import Bank) pour geler les opérations de prêt envers l’Algérie, boycottage des produits viticoles algériens ou encore tentatives de faire saisir dans les ports étrangers les cargaisons de pétrole algérien qualifié de «pétrole spolié» et alternativement de «pétrole rouge», à l’exemple de ce qui avait été fait en 1951 contre le gouvernement iranien de Mohamed Mossadegh après la nationalisation de l’anglo-iranian Oil Company.

Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, à l’image d’un palimpseste, les relations entre l’Algérie et la France se trouvent de nouveau à une jonction critique. C’est sans doute la crise politique la plus profonde entre les deux pays depuis la décision de nationalisation des sociétés pétrolières françaises de 1971. 

Cette fois-ci, les hydrocarbures n’ont rien à y voir. Le point de bascule de cette crise a été la détention par les autorités algériennes de l’écrivain Boualem Sansal en vertu de l’article 87 bis du Code pénal algérien qui sanctionne «comme acte terroriste ou subversif, tout acte visant la sûreté de l’Etat, l’intégrité du territoire, la stabilité et le fonctionnement normal des institutions».

Dans les faits, les linéaments des tensions entre les deux pays, dont les relations ont toujours évolué de manière cyclothymique, remontent à la décision du gouvernement français de s’aligner sur la position marocaine concernant le statut du Sahara occidental, entraînant dans son sillage le rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France qui perdure à ce jour. 

Depuis, la situation a pris une ampleur politique et médiatique inédite où se télescopent la torsion des faits, les injonctions politiques et tout un éventail de menaces administratives et politiques. Ce tintamarre est amplifié par une constellation de médias et de figures politiques dont le seul invariant idéologique semble être une hostilité envers l’Algérie au point de se demander si ces voix ne se sont pas fourvoyées d’époque. 

L’acmé fut atteint en février 2005 avec l’adoption par le parlement français de la loi no 2005-158 du 23 février 2005 qui reconnaissait en son article 4, alinéa 2, le «le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord» avant qu’elle ne soit abrogée le 15 février 2006 sous l’impulsion du président Jacques Chirac.   

Si cette décision a quelque peu tiédi l’effervescence de cette mouvance, elle n’en a pas interrompu la surrection, revigorée par sa nouvelle jonction avec la droite traditionnelle. Depuis, par un effet de contamination, ce discours est sorti des marges pour se métastaser à plusieurs pans de la classe politique et même des médias mainstream. Pour rester dans registre cinématographique, et contexte historique mis à part, cela rappelle l’emblématique film «Good Bye Lenin !» du cinéaste allemand Wolfgang Becker mettant en scène deux personnages qui s’évertuent à magnifier la République démocratique allemande (RDA) auprès de leur mère, sortie du coma huit mois après la chute du mur de Berlin, afin de ne pas la choquer en lui révélant que le pays fantasmé n’existait plus. 

Manifestement, ces cercles n’ont pas entendu ou refusent d’entendre que les combats ont pris fin, et persistent à entretenir ce que le courant des études postcoloniales et de subalternité (Subaltern Studies) appelle un «désir colonial», c’est-à-dire le désir de vouloir retrouver, maintenir ou reproduire la domination coloniale.

Leur hostilité envers l’Algérie ne relève pas cependant de la contingence. Sa généalogie remonte aux premières années de l’indépendance de l’Algérie et s’est exprimée par des actes de violence racistes contre les immigrés algériens mais aussi ceux qui étaient accusés d’y avoir contribué, à l’exemple du général de Gaulle, sorti indemne de deux attentats perpétrés par les Ultras de l’Algérie française, à Pont-sur-Seine en septembre 1961 et au Petit-Clamart en août 1962. La guerre d’Algérie fut elle-même euphémisée dans le discours officiel français sous l’expression «événements d’Algérie», et ce n’est que 37 ans après l’indépendance, en juin et octobre 1999, que l’Assemblée nationale puis le Sénat français votent à l’unanimité la loi de reconnaissance officielle de la Guerre d’Algérie.

Aujourd’hui, cette hostilité s’est transformée en un salmigondis où pataugent, dans une fièvre obsidionale, les héritiers et les épigones de Jean-Marie Le Pen, ancien « para » et tortionnaire de la guerre d’Algérie, des vétérans de l’Organisation Armée secrète (OAS), d’anciens pétainistes et collabos du troisième Reich, des xénophobes de toutes chapelles, la phalange sénescente des nostalgiques de la colonie perdue et une kyrielle bruyante de marchands d’orviétan. 

Pour assurer une large diffusion à sa détestation de l’Algérie, cette mouvance peut compter sur l’appui d’une frange importante des médias écrits et audiovisuels qui articule, avec une appétence insatiable, un galimatias dont la brutalité lexicale n’a d’égal que la frivolité intellectuelle. L’arrimage de ces médias à l’extrême droite et la congruence de leurs discours a donné lieu à un dynamique de co-constitution ayant pour seule thématique l’Algérie. Dans une démarche parfaitement chorégraphiée, se succèdent dossiers, tribunes, chroniques, articles, pages frontispices, talking heads squattant les écrans de télévision, points de presse, déclarations à la radio, posts sur X et pétitions, donnant lieu à une logorrhée dont le ton et le contenu ont depuis longtemps abandonné l’information factuelle ou l’opinion politique pour verser ad absurdum dans l’hyperbole puérile. 

Pour être clair, il ne s’agit pas ici d’interroger la liberté des médias d’informer ou de questionner leurs décisions éditoriales, qu’il s’agisse de gloser sur les soubresauts de la construction démocratique en Algérie, la question de la représentation politique, l’indigence du paysage partisan ou la sous-performance économique. 

A des degrés divers, nombre de pays font face à l’un ou l’autre de ces défis, y compris les démocraties les plus avancées. 

Cette évolution qui n’est pas circonscrite à une aire géopolitique spécifique a été corroborée par le rapport annuel, publié en novembre dernier, de l’International Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA), une organisation non gouvernementale basée à Stockholm (1). Selon les conclusions du rapport, le monde a connu la plus longue période de recul démocratique depuis 1975, avec 85 pays sur un total de 173, affichant de mauvais résultats selon au moins «un indicateur clé de performance démocratique au cours des cinq dernières années», y compris dans des démocraties consolidées comme le Royaume-Uni, l’Autriche et les Pays-Bas. Il y a quelques semaines, le président américain sortant, Joe Biden, est allé jusqu’à exprimer sa crainte de voir son pays gouverné par une oligarchie. 

Cette mise en contexte posée, se pose alors la question de comprendre les raisons de cette dérive outrancière, cette inflation du jugement de valeur au détriment du jugement de fait, pour reprendre la distinction de Weber. Comment faire sens de cette situation ? Pour cela, il est important d’aller au-delà de la fallace sur la liberté d’expression pour tenter, à travers un exercice d’excavation, de situer les processus à l’œuvre, d’identifier les acteurs et les structures à la manœuvre, de déterminer les intérêts pour lesquels ils sont missionnés et de cerner les objectifs stratégiques poursuivis. 

Nous connaissons depuis longtemps le rôle des médias dans la mise en relief de sujets clivants (Wedge Issues) et de construction des opinions. Le traitement cyclique, régulier et itératif d’une question ou d’un événement en rapport avec un groupe déterminé peut l’ériger en problème ou menace pour la société avec pour effet une intensification de la brutalité du discours public. Pour façonner, orienter et entretenir cette menace et créer un sentiment d’incertitude et une atmosphère anxiogène, les médias et les réseaux sociaux ont recours à divers mécanismes, parmi lesquels la mise à l’ordre du jour (Agenda Setting), le cadrage (Framing) ou l’amorçage (Priming). La forte concentration des médias en France et leur contrôle par une poignée d’oligarques, dont l’agenda politique et la ligne éditoriale de droite est clairement assumée, facilite grandement cette stratégie. (2)

L’objectif recherché à travers ces procédés rhétoriques est de construire des clivages irréductibles et irréconciliables à des fins de mobilisation politique et de légitimation de la marginalisation du groupe visé, son exclusion voire son agression. 

Cet «effet de saillance» (Salience Effect) peut s’avérer particulièrement efficace dans une société en état d’anomie, chez les personnes en situation de déclassement social ou désarmées face aux forces du marché, le démantèlement de l’État-providence, les changements culturels, et le sentiment que les élites gouvernantes sont coupées du peuple et sont incapables de répondre aux demandes sociales. En France, la mobilisation des gilets jaunes et la montée des extrêmes constituent l’expression la plus manifeste de ce développement.   

Par sa dynamique, cette approche débouche immanquablement sur la désignation de boucs émissaires représenté par l’Autre, porteur d’un ethos, d’une culture et de valeurs considérées comme intruses, imperméables, inassimilables et donc indésirables. 

Dans le contexte présent, le musulman, l’arabe, le réfugié, l’immigré, l’Algérien et l’Algérie, pour rester dans l’actualité immédiate, en sont l’incarnation accomplie. Ce type de discours public peut atteindre un stade de banalisation tel qu’il se transforme en une «arme politique», pour reprendre le mot de Hanah Arendt, renfermant un fort potentiel de violence. Les résultats d’un sondage réalisé de l’institut IFOP, publié le 17 janvier dernier, indiquant que 71% des Français ont une image négative des Algériens pourraient ainsi être le résultat direct de cette campagne. 

Cette stratégie renvoie au concept de «sécurisation» et plus précisément de «sécurité sociétale» développé par un groupe de chercheurs de ce qu’on appelle l’École de Copenhague (3) qui met l’accent sur l’identité d’une société, entendue au sens de culture, religion, valeurs et traditions. S’appuyant sur le travail du philosophe britannique John Austin (4) et sa notion d’«acte de langage» (Speech Act)  qui décrit la nature performative du langage, les partisans de cette École, considèrent que le processus de sécurisation doit être appréhendé comme un acte de langage. Cela signifie qu’il suffit qu’une personne en position d’autorité énonce qu’une question donnée constitue une menace pour que cet énoncé fasse de cette question une menace à la sécurité. Reste alors à dérouler une politique de sécurisation pour contenir cette présumée menace.  (A suivre).

 

Par Hocine Abdenor Timesguida   , Auteur
 L’auteur a suivi des études de doctorat en politique comparée à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Il est consultant en éducation internationale.
 

Notes :

1.«The Global State of Democracy. Strengthening the Legitimacy of Elections in a Time of Radical Uncertainty ». International Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA), Stockholm, 2024.
2. Dans un récent article portant sur l’influence des puissances de l’argent sur les médias en France, le site Basta ! relevait que plus de 90 % des exemplaires de quotidiens nationaux vendus chaque jour dans leur version papier ont pour propriétaires ou actionnaires une poignée de 5 oligarques. La situation n’est guère mieux dans le domaine de la télévision où 4 oligarques pèsent près de 57% des parts d’audience tandis que dans le domaine de la radio, 3 oligarques pèsent 51% des parts d’audience. Voir «L’influence démesurée des grandes fortunes sur les médias» par Malo Janin. Basta !, 27 décembre 2024. 

Accessible à < https://basta.media/L-influence-demesuree-des-grandes-fortunes-sur-les-medias >.
3. L’idée d’élargissement de la sécurité à d’autres domaines que le domaine militaire a d’abord été formulée par Barry Buzan dans People, States and Fear : An Agenda for International Security Studies in the Post-Cold War Era, 2nd edition, Boulder : Lynne Rienner Publishers, 1991. Buzan était l’un des principaux chercheurs du Conflict and Peace Resarch Institute (COPRI), communément appelé l’École de Copenhague, qui a été incorporé en 2003 au Dansk Center for internationale Studie og Menneskereltigheder (Centre danois pour les études internationales et les droits de l’homme). 


4. John L. Austin. How to do Things with Words (2nd edition). Cambridge, MA: Harvard University Press, 1975. Traduction française: Quand dire, c’est faire. Paris : Seuil, Points, 1991. 

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