La thèse des «bienfaits» de la colonisation a fait son temps, s’effiloche. Le présent document met à nu le mensonge, remet à la surface une infime partie de la «mission civilisatrice» de la France coloniale en Algérie.
Soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie, les porteurs de la mémoire coloniale ainsi que les nostalgiques de l’Algérie française s’illustrent encore et toujours par le déni, la dénégation et la falsification de l’histoire. La thèse des «bienfaits» de la colonisation a fait son temps, s’effiloche. Le présent document met à nu le mensonge, remet à la surface une infime partie de la «mission civilisatrice» de la France coloniale en Algérie. Dire que l’Algérie n’existe en tant qu’Etat que depuis 1830 serait une gravissime offense à l’histoire.
La mise à sac des soubassements d’une nation liée à la France par 59 traités signés depuis 1579(1) a bel et bien commencé en 1830. L’assertion est étayée par aussi bien des universitaires, des journalistes, des écrivains et des historiens français que par les principaux maîtres d’œuvre de la «mission civilisatrice». L’historien Marcel Emérit, professeur à la faculté de lettres d’Alger, déconstruit, preuves à l’appui, la thèse communément admise sur les causes de l’expédition, à savoir la vengeance de l’insulte à la France commise par le Dey d’Alger (le soufflet porté au consul Duval), et la volonté de mettre fin à la piraterie.
En publiant L’Algérie à l’époque d’Abdelkader, Marcel Emerit va reprendre, accréditer et développer, en 1954, une phrase de Michaud écrite 105 ans plus tôt : «Tout le monde sait que la conquête de ces trésors fut un des principaux motifs de l’expédition d’Alger, où il s’agissait beaucoup plus de s’emparer d’une aussi riche proie que de venger un coup d’éventail.»(2) Le but de l’expédition française était, d’une part, l’effacement de la dette envers la Régence d’Alger, qui lui avait vendu à crédit des cargaisons de blé, et le pillage des richesses du pays, de l’autre. Les trésors de La Casbah ont renfloué les caisses de Charles X, renversé puis remplacé par Louis-Philipe, relancé une économie moribonde et bâti les fortunes de plusieurs familles françaises.
Ainsi, la «mission civilisatrice» de la France commence par des pillages et des détournements. Affirmer le contraire serait une offense à la vérité et aux travaux de chercheurs ayant bâti leur argumentaire sur d’innombrables documents français, dont la note de Jean-Baptiste Flandin, (l’ex-rapporteur de la commission d’enquête de septembre 1830 sur les soustractions opérées sur les trésors d’Alger, et le rapport du préfet de police Piétri sur les spoliations des trésors d’Alger du 15 juillet 1852).
Quand les atermoiements tournent aux duplicités et les amnésies aux mystifications, il n’est plus de recours que dans la vérité historique, aussi acerbe, aussi dégradante qu’elle puisse être. C’est le chemin emprunté par l’écrivain français Michel Habart. Dans son livre Histoire d’un parjure, publié en 1961 aux Editions de Minuit, une année avant la fin de 132 années de colonisation, l’écrivain ose dévoiler et tourmenter la plaie.
Battant en brèche d’innombrables thèses éculées, l’ouvrage, qui a suscité un long débat en France où des historiens en ont signalé l’intérêt, tandis que d’autres faisaient griefs à l’auteur d’avoir «brisé» des codes et des légendes, est un document historique de premier plan. Basé sur les témoignages d’historiens, de politiciens et des généraux qui ont conduit la conquête, l’Histoire d’un parjure donne le coup de grâce à un mensonge, vieux de plus d’un siècle.
La littérature se rapportant à l’histoire de l’Algérie est aussi abondante que convaincante. Et là, les propos de l’écrivain apportent une vérité cinglante : «En 1830, nier l’existence de la nation algérienne eût semblé absurde. L’idée n’en vint qu’avec les progrès de l’extermination : elle la justifiait. Et pour cela, on ira jusqu’au ridicule. Des historiens comme Augustin Bernard ou Esquer, pour nous prouver que l’Algérie n’était pas une nation, nous dirons qu’elle nous doit jusqu’à son nom.
L’argument est spécieux et l’erreur est fâcheuse. En 1830, on disait la Régence comme on disait la Porte, ou le plus souvent le Royaume d’Alger, comme on disait le Royaume de Naples, de Tunis, de Mexico ou du Maroc. Et même le mot Algérie, s’il n’était pas courant, était loin d’être inconnu (voir les Mémoires d’Apponyi).» Les termes «nation algérienne», «gouvernement algérien», «Etat algérien» étaient couramment employés en Allemagne, où l’Algérie se disait «der algarische staat».
Sans remonter au début du XIVe siècle, qui vit le premier traité entre la France et le roi Khaled ou même aux traités de Louis XIV entre «l’empereur de France et le Royaume d’Alger» pour «la paix et le commerce entre les deux royaumes», le très important traité de 1802 (1er nivôse , an X) reconnaissant que «l’état de guerre sans motif et contraire aux intérêts des deux peuples n’était pas naturel entre les deux Etats» et rétablissant avec «le gouvernement algérien» les relations «politiques et commerciales», fait mention de l’«Algérie» en sept lettres.
Le traité fut confirmé en 1814 par Louis XVIII, pour «la paix entre les sujets respectifs des deux Etats». Cette reconnaissance diplomatique de la nation algérienne par l’Angleterre, les Etats-Unis et autres, aussi bien que par la France, ne faisait que constater l’existence et l’unité d’un Etat qui connaissait ses actuelles frontières depuis des siècles.
Sur ce point, les anciens voyageurs de la Régence, Poiret, Peysonnel, Shaw ou Laugier, sont tous d’accord : «Il n’en est pas pour voir que la Régence ait eu alors moins de réalité que le Maroc ou la Tunisie, sinon qu’elle était la plus considérable des puissances barbaresques (…). L’Algérie existait dans ses frontières avant l’Italie, l’Allemagne, la Belgique, la Norvège ou l’Irlande, pour ne parler que de l’Europe occidentale.»
Désalphabétisation
En 1830, les Algériens n’étaient pas si illettrés qu’ont voulu le faire croire les idéologues de la colonisation. La désalphabétisation des Algériens a été l’autre objectif de la conquête. La preuve : l’alphabétisation des Algériens est passée de plus de 60% en 1830 à 15% en 1962(3). Sur ce point précis, Habart confirme : «En 1830, tous les Algériens savaient lire, écrire et compter, et la plupart des vainqueurs, ajoute la commission de 1833, avaient moins d’instruction que les vaincus.»
Les Algériens sont «beaucoup plus cultivés qu’on le croit», note Campbell en 1835. «A notre arrivée, il y avait plus de 100 écoles primaires à Alger, 86 à Constantine, 50 à Tlemcen. Alger et Constantine avaient chacune six à sept collèges secondaires, et l’Algérie était dotée de dix zaouïas (universités). Chaque village ou groupe de hameaux avait son école. Notre occupation leur porta un coup irréparable. Du moins, les avions-nous remplacées ? Monseigneur Dupuch nous répond en déplorant qu’en 1840, il n’ait trouvé que deux ou trois instituteurs pour toute la province d’Alger.
En 1880, on ne trouvait encore que treize (je dis bien treize) écoles franco-arabes pour toute l’Algérie. Nous avons, dit notre grand orientaliste Georges Marçais, gaspillé l’héritage musulman à plaisir.» Se basant sur les témoignages d’historiens et de généraux ayant commis les pires crimes, le document met non seulement en relief la beauté, la fertilité du pays, mais pointe aussi du doigt l’estimation de la population algérienne, l’autre sujet de controverse n’ayant pas pris en compte les années de dépeuplement.
«La fertilité de l’Algérie, de ce grenier du monde romain, de cette chrétienté de 350 évêchés, était légendaire chez les anciens. Clauzel lui-même conviendra qu’elle comprenait déjà, si l’on en croit les auteurs, dix millions d’habitants. Cette fertilité nous surprend dès le débarquement de 1830. Les journaux de l’époque s’en émerveillent : ‘‘Cela rappelle les contrées les plus fertiles et les mieux cultivées d’Europe’’», claironne Le National.
Plus sobre est le rapport Valazé : «Le pays nous paraît riche, cultivé, couvert de bestiaux, de maisons et de jardins soignés.» «Il est difficile de se figurer les milliers de maisons de campagne qui couvrent ce beau pays, écrira de son côté Montagne. C’est un coup d’œil qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, sauf dans les environs de Marseille, beaucoup moins étendus, agréables et fertiles.» Débarquant à Bougie, la commission d’enquête constate que «la plaine est très riche de toutes sortes de cultures». La province d’Oran, «pays d’une admirable fertilité», indiquait Tocqueville.
C’est ce qu’avait déjà dit Piscatory, le secrétaire de la commission de 1833, à la tribune de la Chambre : «La riche et fertile province d’Oran est habitée par une population nombreuse et bien plus civilisée qu’on ne croit.» Dans la région de Bône, «troupeaux et immenses vergers de toute beauté», disait Monck d’Uer en 1830. Le colonel de Saint-Sauveur conviendra qu’«elle produisait beaucoup plus du temps des Turcs».
A Blida, «les plantations font de ce territoire un paradis terrestre», dixit le général de Batillât, en juillet 1830. Le colonel suisse Saladin prétendait qu’il «n’a rien vu de comparable en Europe à la région de Blida», après avoir été frappé par «la richesse des environs de Tlemcen». La Kabylie, «un pays superbe, disait le maréchal de Saint-Arnaud, un des plus riches que j’aie jamais vu». Et d’ajouter : «Nous avons tout pillé, tout brûlé…»
La Mitidja et le Petit-Atlas restés insoumis
En 1835, le prince allemand Pukler-Muskau et l’explorateur belge Haukman ont accompli un périple de huit jours à travers des parties de la Mitidja et du Petit-Atlas, restées insoumises, et cela juste avant que la conquête française n’en bouleversât l’aspect. Drouet d’Erlon, général en chef, leur avait prêté son officier d’ordonnance − l’œil et l’oreille du maître. Au retour, celui-ci fit son rapport, dont voici quelques extraits : «Tout le territoire jusqu’aux montagnes est partout cultivé en céréales. Jardins plantés de superbes orangers.»
Et, pour le Petit-Atlas : «Cette partie de l’Atlas est couverte de cultures, de villages répandus dans les vallées et sur les flancs des montagnes. On ne peut s’empêcher de penser que ces vallées ignorées recèlent encore des vérités et que cette terre ait eu sa période de gloire.»
Le premier rapport de Gentry de Bussy, ultra entre les ultras, ne prête à aucune équivoque : «Mostaganem, pays couvert d’arbres fruitiers de toutes espèces. Jardins cultivés jusqu’à la mer, grande variété de légumes grâce à un système d’irrigation si bien entendu par les Maures.» Second rapport : «Depuis l’occupation, le pays n’offre plus que sécheresse et nudité.»
Les aveux des «pacificateurs» eux-mêmes torpillent le mensonge, d’une part, et apportent de l’eau au moulin de Habart de l’autre. «On s’occupe très activement à vider les silos des tribus de Abdelkader. Ruiner les Arabes est le plus sûr moyen de les combattre», écrit le Moniteur.
On verra une seule colonne enlever 25 000 moutons et 600 chameaux… Le comte Sainte-Marie décrit, en 1846, une razzia de 80 000 têtes de bétail aussitôt bradées : «On vendait sept ânes pour 35 sous. Mais le pays est tellement riche que le détruire dépasse nos forces.» «On n’arrive pas à couper tous les arbres, regrette Bugeaud. Vingt mille hommes armés de bonnes haches ne couperaient pas en six mois les oliviers et les figuiers de ce beau pays…» Entre-temps , on poursuit parallèlement sans désemparer la destruction systématique des villages.
Le général Camou en détruira 29 en un seul jour. «Tous les villages des Beni Immel, déclare-t-il, ont été pillés et brûlés. On quittait des villages en feu par des sentiers semés de cadavres. Plus de 300 villages avec leurs mosquées, écoles et zaouïas ont été détruits.» «Plus de 50 beaux villages, tout en pierre, ont été pillés et détruits», annonce triomphalement Bugeaud. «Le nombre de douars incendiés et de récoltes détruites est incroyable», indique un rapport sur les colonnes de 1841 dans le Sud algérien. Du Dahra, pays dont la fertilité était légendaire, P. de Castellane écrit à son père : «Nous n’en sommes partis que lorsqu’il a été entièrement ruiné.»
Le pillage de Constantine est resté célèbre : «La part la plus riche, écrivait le maréchal de Saint-Arnaud, va aux chefs et à l’état-major.» «Nous avons brûlé, pillé et ravagé les tribus entre Blida et Cherchell, mais le but de la pacification est loin d’être atteint», affirmait Canrobert. Ce témoignage ne prête à aucune équivoque, Habart, qui a fait son métier et osé briser un tabou en pleine guerre d’Algérie, donne ainsi une version des faits et des événements qui ne correspond pas complètement à celle des apôtres de la «mission civilisatrice».
Le lecteur peut désormais se faire une idée et donner sans nul doute raison à Brecht : «C’est toujours le vainqueur qui écrit l’histoire, défigure sa victime et fleurit sa tombe de mensonge…» La vérité m’oblige à souligner que de nombreux Français, qui n’ont pas été conditionnés par le discours officiel, ou certains journaux réduits au silence et à la désinformation ont dénoncé la colonisation.
En 1881, le quotidien Le Gaulois envoie Guy de Maupassant couvrir un soulèvement anti-français qui agite l’Algérie. L’envoyé spécial dénonce avec une grande audace les excès de la colonisation, d’autant que le pseudonyme sous le lequel il s’abrite parfois (un «colon») l’autorise à aller très loin dans la critique : «Dès les premiers pas, on est saisi, gêné par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays (…). C’est nous qui avons l’air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n’avoir pas encore compris le sens…»(4) Sans être exhaustif, le document apporte des preuves formelles qui devraient participer à la manifestation de la vérité…
Références
1)- Abdelkrim Badjadja (Le Soir d’Algérie du 6 octobre 2021 p. 5)
2)- Pierre Péan, Main basse sur Alger/enquête sur un pillage (pp. 120-121)
3)- L’Obs. n° 2858 du 15 au 21 août 2019 p. 27/1830-1962/ Quand la France occupait l’Algérie
4)- Idem p. 20