Stratégie et gouvernance de Sonatrach : Les enjeux

23/04/2022 mis à jour: 10:22
3650

Dans El Watan du 23 mars 2022, le lecteur a pu lire la contribution intéressante d’Ahmed Kebaili, intitulée «Sonatrach, la nécessaire transformation».

Dans cette contribution, l’auteur appelle à une «nécessaire transformation de l’entreprise nationale» ; celle-ci serait, selon lui, dictée par l’environnement externe (repositionnement  et restructuration des grands groupes pétroliers internationaux et nationaux étrangers vers les énergies renouvelables et se dégager du monopole des énergies fossiles). Il appelle à une internationalisation plus prononcée  des activités de l’entreprise sans argument majeur si ce n’est pour faire comme les autres groupes pétroliers, ce qui est peu. 

Pour cela, il plaide pour une libération du management de Sonatrach (non pas une privatisation) insistant sur un mécanisme interne de gouvernance en l’occurrence le conseil d’administration qu’il importe selon lui de réhabiliter. Du reste, cette libération pourrait être revendiquée pour l’ensemble des entreprises publiques économiques voire même toutes les entreprises algériennes quel que soit leur statut juridique. 

Si l’auteur appelle légitimement  à un débat, en revanche il n’y a aucune raison à ce que ce dernier soit confiné entre « spécialistes» ; le danger est  bien là.

La première entreprise africaine suscite depuis toujours. Des récriminations, des polémiques. Les nombreuses affaires plus ou moins scabreuses qu’elle a connues, portées à la connaissance de l’opinion ou ignorées (n’a-t-on pas entendu jadis un ministre des Finances affirmer vouloir entrer dans sonatrach bien qu’il soit de droit membre de l’assemblée générale et du conseil d’administration de l’entreprise)  témoignent de la lancinante question du management  de l’entreprise et de sa gouvernance (ou management du management). L’instabilité chronique du staff dirigeant et  les changements fréquents des dirigeants censés  représenter l’entreprise n’en sont que les signes apparents.

Gouvernance et stratégie : deux paramètres décisifs dans la création et la distribution de la richesse de l’entreprise.

La théorie de la gouvernance (ou gouvernement de l’entreprise) est développée par les théories contractuelles de la firme ; elle s’intéresse aux questions des incitations et de répartition de la valeur entre les parties prenantes et les groupes d’intérêt. Les théories stratégiques se concentrent sur le processus même de création de valeur (acquisition et exploitation des ressources et des compétences).

Bien que liées et s’influençant mutuellement, les questions de la gouvernance d’une part et de la stratégie  d’autre part se doivent  d’être  distinguées l’une de l’autre. 

D’abord, le concept de stratégie d’une organisation publique ne peut revêtir qu’un aspect technico-économique ; il a aussi un aspect sociopolitique et un aspect organisationnel. Il existe de nombreuses définitions académiques de la  stratégie qui ne seront pas reprises. De préférence, il serait plus pertinent de recenser  les principaux axes qu’elle renferme :

- Les objectifs à long terme poursuivis (objectifs quantifiés, classés par ordre de priorité, cohérents)
- Les périmètres d’activité (pétrole, gaz, énergie renouvelable) et les frontières de l’organisation (fonctions à développer, activités à abandonner, activités à externaliser) et les territoires (activité internationalisée ou confinée géographiquement)

- Les moyens et les méthodes pour s’adapter à son environnement
- Comment construire une position stratégique favorable face à la concurrence sans parler d’avantage concurrentiel.
- Quel modèle de création de valeur utiliser  pour répondre à l’attente des différentes parties prenantes (acteurs, actionnaires, salariés, groupes d’intérêt, institutions) ; cette création de valeur contribuera à développer la légitimité et la capacité opérationnelle de l’organisation
-  Quelles sont les ressources (financières, humaines, matérielles)  et les compétences à mobiliser.

La stratégie d’une organisation publique ne peut se concevoir et se construire qu’en relation  avec les politiques publiques. Ainsi conçue et formalisée, elle permet de piloter le changement. Mais ne nous leurrons pas : les organisations publiques se trouveront toujours traversées par des logiques de conflits et de luttes d’intérêt  dans les prises de décision.

De la gouvernance ou la nature conflictuelle des relations entre partenaires de la firme

La théorie de la gouvernance des entreprises se construit sur le postulat la nature conflictuelle des relations entre parties prenantes, en raison de l’opportunisme des agents (théorie des conventions) et de la divergence des fonctions d’utilité des acteurs (théorie de l’agence). 

Entendons-nous bien : les conflits concernent les décisions et ne paralysent pas la vie de l’entreprise. Leur absence représente un consensus institutionnel de façade, supposant prise de décision ailleurs. Autant que la stratégie le système de gouvernance peut grandement participer à la performance de l’entreprise. 

Comment faire en sorte que le premier dirigeant (PDG) agisse au mieux des intérêts de son mandataire en l’occurrence l’Etat. Autrement dit, la gouvernance représente l’ensemble des mécanismes internes et externes, spécifiques à l’entreprise ou communes à toutes (citons entre autres le syndicat, le marché financier, le marché du travail des dirigeants, le marché des biens et services) qui contribuent à limiter le pouvoir discrétionnaire de l’agent dans cette relation d’agence avec le principal qu’est l’Etat. Pour simplifier, la gouvernance s’inscrit en faux contre le technocrate omniscient  ; les principales théories présentent la gouvernance comme un équilibre par définition difficile à trouver de pouvoir (s) et de contre-pouvoir(s).

Notons que la gouvernance ne se compose pas seulement de structures ; elle inclut les procédures et les comportements individuels et collectifs des membres de l’organisation. Le système de gouvernance de Sonatrach est représentatif de celui de l’ensemble des entreprises publiques économiques algériennes. Que lui reproche-t-on particulièrement sachant qu’elle contribue pour presque la totalité des recettes d’exportation du pays.

 Elle dégage un niveau de cash flows incomparablement élevés non en raison d’une bonne gestion mais à cause de la nature de son activité caractérisée par un taux de valeur ajoutée excessivement élevé (coût de production unitaire faible et prix des output valorisé à l’international). Le niveau du chiffre d’affaires et ou du bénéfice ne constitue pas un indicateur de bonne gouvernance; par contre la transparence (disclosure), l’imputabilité (nécessité de rendre des comptes) et le contrôle en représentent les signaux.  

Le conseil d’administration en tant qu’organe collégial de gestion représenterait un mécanisme important,  sinon essentiel de la gouvernance ; encore faut-il qu’il veuille et puisse exercer ses prérogatives légales. La composition du conseil d’administration a un impact certain sur la gouvernance de l’entreprise; elle  se caractérise par l’homogénéité des membres qui le composent (âge, genre); en outre, ce conseil se caractérise par la prédominance des administrateurs internes (exécutive) ; ce sont des cadres qui exercent des fonctions opérationnels dans l’entreprise-mère ou dans les filiales sous l’autorité hiérarchique du  directeur général et président du CA. 

On imagine mal l’existence d’un désaccord, d’un différend ou d’un conflit entre ces exécutives et le PDG. Les autres administrateurs considérés comme externes représentent des institutions liées d’une façon ou d’une autre à Sonatrach, donc non indépendants. Au total, il n’y a aucun administrateur pouvant être considéré comme indépendant (observons la récente démission de l’ancien ministre français de son poste d’administrateur dans l’entreprise publique pétrolière russe).

La composition actuelle du conseil d’administration de Sonatrach ne peut aucunement lui permettre d’assurer un rôle efficace dans la gouvernance de l’entreprise (définition de la stratégie, activité de contrôle) ; et surtout elle exclut tout processus de développent des capacités cognitives de ses membres.

Beaucoup d’auteurs insistent sur cette dimension cognitive que la composition actuelle du CA,  sans présumer des compétences individuelles de ses membres, exclut, entérinant des décisions venues d’ailleurs. 

La négation institutionnelle de possibles conflits potentiels dans l’entreprise ne peut qu’entraver sinon paralyser tout processus d’apprentissage ou processus cognitif et partant ne peut qu’agir négativement sur les mécanismes de gouvernance.  

Dans le contexte actuel, Sonatrach est à la croisée des chemins. Des choix stratégiques s’imposent : faut-il poursuivre cette stratégie de diversification des activités peut-être excessive (énergie renouvelable, dessalement eau de mer, phosphate…) ou se recentrer sur le métier (énergie fossile). Quant à l’internationalisation des activités, il y a assez à faire localement.

En tout état de cause, le choix d’un système de gouvernance représente un impératif à toute stratégie, sinon on continuera à naviguer à vue et l’on ira pas loin.

Par Ahmed Koudri
Professeur de management (université d’Alger 3)

Copyright 2024 . All Rights Reserved.