Le président du parti Jil Jadid, Soufiane Djilali, revient, dans cet entretien, sur la présidentielle qui aura lieu à la fin de l’année. Il a également livré son analyse de la situation économique du pays marquée par le rétablissement des grands équilibres macroéconomiques. Tout en exprimant son inquiétude face à la dégradation de la situation politique et diplomatique dans la région du Sahel, le président de Jil Jadid souligne la nécessité pour l’Algérie de définir avec précision ses choix dans un monde qui connaît des bouleversements géopolitiques extrêmement rapides et des reconfigurations d’alliances.
- Nous sommes à moins de dix mois de la présidentielle. Certains partis ont déjà fait part de leurs intentions quant à ce rendez-vous électoral. Jil Jadid sera-t-il au rendez-vous ? Comptez-vous vous présenter à cette présidentielle ?
Un parti politique digne de ce nom ne peut faire l’impasse sur un rendez-vous aussi important que l’élection présidentielle. Au-delà des profils des candidats, ce rendez-vous doit être pour l’Algérie un moment d’introspection sur son devenir. Nous sommes à un moment charnière. Notre système politique est usé et doit être impérativement renouvelé.
Le hirak, en 2019, a sauvé le pays d’un naufrage certain. Malheureusement, mon sentiment est que l’énergie citoyenne qu’il recelait n’a pas été rentabilisée. La faute ne peut être imputée au seul pouvoir, l’opposition à une grande part de responsabilité. Le nihilisme et le «chéguévarisme» ont fait leurs effets.
Néanmoins et malgré tous les efforts des autorités, un décalage persiste entre gouvernants et gouvernés. Je ne sais si c’est une trop grande inertie du système, des mentalités conservatrices ou des habitudes liées à une zone de confort psychologique, mais les changements opérés n’ont pu toucher l’organisation politique.
Or l’Algérie a besoin d’un grand bol d’oxygène. Au sortir du hirak, la société bouillonnait de créativité, d’ambitions légitimes et de rêves. Peu à peu, tout s’est érodé, les bonnes volontés ont été dissuadées, les vieux réflexes ont refait surface.
Le potentiel national est en jachère. La matière grise devient noire de frustration ; elle est sommée de se résigner au conformisme imposé ou de s’exiler. Au final, c’est notre développement qui en pâtit.
Je n’incrimine personne en particulier. C’est juste un constat. Il y a comme une peur permanente du changement qui empêche toute audace dans l’action. Le gouvernement est formé presque exclusivement de technocrates qui n’ont pas toujours été formés en tant que politiques. Les partis politiques sont marginalisés et perçus comme de potentiels fauteurs de troubles.
La société civile, inféodée et artificielle est très fragile. Les médias sont inhibés et ont été largement stérilisés. Qui est responsable de cette situation ? Notre système politique a été conçu avec le souci premier de sa propre sécurité. D’un point de vue historique, cela se comprend aisément.
Mais, plus de 60 ans après notre indépendance, il faut vraiment penser à quelque chose de nouveau, un système politique qui offre la sécurité et la stabilité mais en même temps qui soit capable d’intégrer de nouvelles énergies, de nouvelles idées. Comme vous le savez, les structures trop rigides finissent par se briser.
Il nous faut plus de souplesse, donc plus de liberté. Ibn Khaldoun définissait la longévité des dynasties sur trois générations, soit 60 ans environ. Nous y sommes !
Le passage d’un système à un autre ne se fera pas facilement. Il ne viendra pas parce que x ou y est candidat à la présidence de la République. Nous avons besoin d’une prise de conscience collective sur les limites d’aujourd’hui pour élargir notre horizon et offrir une marge de manœuvre significative au champ politique.
Je m’attendais, durant ce mandat, à ce qu’un vrai débat soit ouvert avec toutes celles et tous ceux qui avaient quelque chose à dire. Je l’ai réclamé à plusieurs reprises. En vain. Nous avons encore quelques mois avant que la liste des candidats ne soit arrêtée. Une véritable ouverture du champ médiatique peut aider les Algériens à reprendre confiance.
Pourquoi ne pas arriver à un candidat de rassemblement sur des propositions de réformes profondes et négociées ? Peu importe, à la limite, qui porterait la responsabilité devant le peuple, le Président actuel ou un tout autre. Par contre, si la machine politico-administrative se remet, comme à son habitude, à brasser la même rhétorique, la présidentielle perdra de sa substance.
Au final, et pour vous donner une réponse directe à votre question sur ma possible candidature, je peux vous dire qu’elle n’est pas encore tranchée. Jil Jadid sera impliqué dans le processus mais à quel niveau ? Je n’ai pas encore de réponse.
Celle-ci n’est pas liée à une ambition personnelle ou à un calcul politique. Elle dépend d’un environnement politique qui n’est pas encore défini. Je peux juste vous dire, sans prétention aucune, que je porte un projet de société et un programme politique modernes avec une équipe de qualité qui pourraient poser les fondations d’un véritable décollage national, tant humain qu’économique.
- Le président Tebboune a prononcé en décembre 2023 un discours sur l’état de la nation devant les deux Chambres du Parlement réunies, dans lequel il est revenu sur toutes les réalisations accomplies. Vous avez commenté cet événement en affirmant qu’il y a eu un changement fondamental par rapport à la gestion morale des intérêts du pays. Pouvez-vous être plus explicite ?
Oui, ce discours avait été l’occasion pour beaucoup de journalistes de tenter de faire commenter les hommes politiques, puisqu’ils avaient si peu parlé ces derniers temps… En fait, j’avais répondu au journaliste que la convocation du Parlement n’était pas une nouveauté en soi, mais qu’un Président rende des comptes sur son bilan à la nation était un acte moral.
Lorsqu’on sait que le précédent Président n’avait jamais mis les pieds dans ce qui était considéré par notre Constitution comme une représentation démocratique du peuple, il y avait là une évolution notable. Le commentaire sur un acte politique constitutionnel ne signifie pas l’analyse du bilan lui-même. Ce serait vraiment trop court !
- Lors du dernier conseil politique de votre parti, vous avez relevé le rétablissement des grands équilibres macroéconomiques tout en appelant à «engager le pays dans une vraie stratégie de développement». Quelle est cette stratégie que vous préconisiez ?
Le communiqué du conseil politique comportait 10 points commentant l’actualité, parmi lesquels certains concernaient l’aspect économique. Le constat était que dans les faits, il y avait des points positifs dans la gestion des grands équilibres financiers.
Balance commerciale positive, quasi-absence de dettes publiques, croissance du PIB, orientation des choix vers la production… Notre conseil scientifique a d’ailleurs rendu publique une série de statistiques sous forme de tableaux touchant à tous ces aspects au titre du 2e semestre de 2023 dont votre journal a eu l’amabilité de faire mention.
Cependant, dans ce même communiqué du conseil politique, nous relevions les points faibles de notre économie. En vérité, l’Algérie piaffe sur place et n’arrive pas à enclencher un cercle vertueux pour obtenir une croissance économique significative. Les blocages sont à plusieurs niveaux, mais le facteur idéologique est devenu prégnant.
Mon sentiment est qu’il n’y a pas, chez les décideurs économiques, une vision claire. Ils sont toujours tiraillés entre des politiques de redistribution de la rente au nom de la justice sociale et la nécessité d’une ouverture du marché aux opérateurs économiques. La bureaucratie est de plus en plus lourde.
Elle génère des blocages préjudiciables aux entreprises sans compter sa propension, culturelle maintenant, à la corruption. L’implication de la justice avec des sanctions dépassant l’entendement dans des actes économiques est un très mauvais signal. Cela touche rarement les gestionnaires des fonds publics de grande importance, par contre de petits opérateurs privés non protégés sont durement réprimés pour des préjudices limités.
On ne peut pas gérer une économie avec des walis et des procureurs de la République. Un Etat doit se préoccuper des grandes lignes, des grands équilibres. Cette approche des autorités fait peur aux investisseurs, l’argent est alors au mieux thésaurisé, au pire transféré à l’étranger.
C’est une saignée pour notre monnaie nationale tout en favorisant l’inflation. Les grands défis sont là. Que faut-il faire de nos entreprises publiques, comment exploiter le capital disponible, comment intégrer l’économie informelle dans le circuit officiel, comment moderniser notre système bancaire, comment attirer des capitaux extérieurs tout en assurant notre souveraineté,... ? Lorsque l’on s’occupe trop des détails, on n’a plus le temps de concevoir les grandes politiques.
L’Algérie doit viser 8%, voire 10% de croissance. Regardons ce qu’ont fait la Chine, la Malaisie, l’Inde et tant d’autres pays. Nous pouvons avoir l’ambition d’atteindre en quelques années un PIB de 500 milliards de dollars. Les hydrocarbures dont nous disposons doivent être exploités avec sagesse. Sortir de l’économie rentière est indispensable.
Pour cela, il faut réunir notre élite, mettre en place un système où le mérite devient l’un des critères de recrutement et revoir nos dépenses publiques souvent excessives. Il faut réfléchir à passer du quantitatif au qualitatif, dans tous les domaines. Le gouvernement doit assurer une vraie pédagogie par une communication maîtrisée. Pour le moment, je n’ai rien vu de tout cela.
- Vous avez exprimé votre profonde inquiétude face à la dégradation de la situation politique et diplomatique dans la région du Sahel. Y a-t-il de réelles menaces sur l’Algérie ?
Pratiquement toute l’Afrique du Nord est aujourd’hui déstabilisée. Le Sahel, allant du Soudan jusqu’au Mali en passant par le Tchad et le Niger jusqu’au Burkina Faso, est sur un volcan.
Ce sont des territoires immenses, peuplés de différentes ethnies, souvent en conflit entre elles, avec des Etats encore fragiles et des économies qui peinent à assurer les besoins de base des populations malgré des richesses naturelles importantes. A cela, il faut ajouter les interventions, à différents titres, des puissances étrangères.
Des pays comme le Mali, le Niger ou demain la Mauritanie peuvent basculer très vite dans un sens ou dans l’autre. Ils n’ont pas de classe politique stable ni une élite pérenne. Voyez comment le Mali s’est retourné contre l’Algérie alors que durant des décennies nos relations étaient construites sur la confiance et l’entraide.
La guerre entre les puissances étrangères à nos portes a de quoi nous inquiéter. L’OTAN était entrée avec ses gros sabots en Libye. La Tunisie est dans une passe difficile. Le Sahara occidental est devenu un abcès de fixation. Si en plus, les voisins du Sud se mettent en partenariat avec des pays qui ont des visées au détriment de l’Algérie, cela fait beaucoup.
Comment assurer la sécurité de plusieurs milliers de kilomètres de frontières dans des zones hostiles ? Le Sahel est une zone de trafic multiforme. Armes, drogues, groupes armés, etc. Tous ces fléaux menacent notre sécurité nationale. Heureusement que notre armée nous protège. Encore faut-il l’aider dans sa tâche.
- Dans un monde qui connaît des bouleversements géopolitiques extrêmement rapides et des reconfigurations d’alliances, vous estimez que l’Algérie doit définir avec précision ses choix et rassurer ses éventuels partenaires. De quels choix parlez-vous ?
L’Algérie représente une profondeur stratégique pour l’Europe, surtout celle du Sud et en même temps une porte d’entrée pour l’Afrique, continent aujourd’hui très convoité. Sa position géographique lui assigne donc un rôle naturel sans compter le fait qu’elle est d’un apport substantiel au marché du gaz.
D’un autre côté, ses positions politiques la singularisent dans son environnement. Elle aspire à un rôle de pôle régional et donc veut défendre des intérêts stratégiques et surtout une souveraineté entière. Elle doit donc absolument équilibrer et calibrer ses ambitions pour ne pas focaliser sur elle trop de tensions.
Notre avenir se construit en fonction des évolutions mondiales que nous devons anticiper. Le basculement du monde unipolaire vers un monde multipolaire rebat toutes les cartes.
Voyez autour de nous : le monde arabe, disloqué, ne sait plus où donner de la tête ; l’Union européenne est en plein doute sur elle-même avec un risque de naufrage ; les Etats-Unis sont acculés avec le processus de dédollarisation, l’immensité de leurs dettes et une rébellion du reste du monde contre son hégémonie.
La Russie vit une forme de guerre civile avec l’Ukraine et la Chine est toujours aux aguets face à Taïwan. C’est dans cette configuration qu’il nous incombe, en tant qu’Algériens, de faire des choix.
Comment en une seule équation intégrer nos nécessaires relations avec l’Occident d’une part et le Sud global d’autre part ? Où allons-nous nous situer dans le nouveau monde multipolaire et comment le faire ? Voilà en substance les questions auxquelles nous essayons d’apporter des réponses.