Selma Hellal. Cofondatrice des éditions algériennes Barzakh : «Mohammed Dib s’est nourri du patrimoine maghrébin»

24/05/2023 mis à jour: 17:03
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Photo : D. R.

Les éditions Barzakh ont édité, dernièrement, pour la première fois en Algérie, un coffret de six contes intitulé Baba Fekrane, signé par Mohammed Dib. Dans cet entretien, l’éditrice Selma Hellal revient sur la démarche et la concrétisation de ce projet.

Propos recueillis par Nacima Chabani

  • Votre maison d’édition Barzakh vient de publier un coffret de six contes signé par l’écrivain algérien Mohammed Dib. Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?

C’est un projet qui est resté en gestation pendant cinq ou six ans – nous avons mis un temps infini à le réaliser. D’abord parce que l’édition algérienne est, depuis la crise sanitaire, en très grande difficulté. Ensuite, parce que la littérature jeunesse est un genre éditorial qui demande, en amont, un investissement pécuniaire considérable, car il y a une multitude de postes de dépense. Il faut pouvoir payer, entre autres les droits d’auteur, les illustrateurs (six dans ce projet), le graphiste, éventuellement la personne qui coordonne l’ensemble (Saadia Gacem nous a ainsi aidés au début), un traducteur le cas échéant. 

Et outre, il y a, dépense majeur, l’impression en couleur. Dans le cas de ce projet, la difficulté était plus grande encore, car nous avions une exigence de très haute qualité : les 6 volumes devaient avoir un beau papier singulier, agréable à toucher et caresser pour les enfants, une impression impeccable, et être réunis dans un joli coffret, conçu et fabriqué pour l’occasion. 

A cet égard, s’il n’y avait pas eu le soutien de l’Institut français d’Algérie et de l’Institut français de Paris (projet «Livre des deux rives» – un dialogue méditerranéen par le livre (2021-2023)) – le projet n’aurait pu exister. Ces deux institutions ont immédiatement compris en quoi il était révolutionnaire sur les plans tant symboliques (des contes de Mohammed Dib, plus grand écrivain algérien, de renommée mondiale, pour la première fois édités dans son pays), que pédagogique (de la beauté et de la qualité, 100% locales si je puis dire, dans le contenu et dans la forme proposées aux enfants algériens. 

Cette aventure est le fruit d’un heureux compagnonnage. D’abord avec les ayants -droit de Mohammed Dib, notamment sa veuve, Colette, et l’une des filles, Assia. Elles nous ont fait confiance jusqu’au bout avec une patience exemplaire, et ont toujours fait preuve qu’une grande compréhension. Elles sont très fières aujourd’hui que ces contes circulent enfin entre les mains des Algériens, petits et grands. Ensuite avec Louise Dib, petite-fille de Mohammed Dib, graphiste de l’ensemble (chaque volume et le coffret), également très impliquée dans la coordination éditoriale, en particulier dans le choix de certains illustrateurs. Elle n’a ménagé aucun effort pour que l’ensemble rivalise avec les plus beaux ouvrages de la littérature jeunesse consacrés de par le monde.

 Enfin, je tiens à saluer l’imprimerie Ibda qui a compris, elle aussi, en quoi ce projet était un défi. Le choix du papier, le soin apporté à l’impression et à la finition (des volumes, du coffret), tout concourt à dire le désir intense de faire honneur à nos enfants, au lecteur en général, et à notre patrimoine littéraire. Tous ceux qui ont collaboré à ce projet ont été portés par cette conscience aiguë, et le dépassement de soi.

  • Parlez-nous de cette première expérience dans la fabrication du conte pour enfants ?

Cela a été très laborieux, très dur, et l’épuisement, le découragement ont souvent brouillé notre perception : nous en oublions souvent la conviction et l’enthousiasme originels. C’est Sofiane Hadjadj, habité par l’œuvre de Dib depuis toujours en quelque sorte, qui a eu l’idée d’éditer les contes de cet auteur qu’il révère. Nous y sommes allés prudemment, car nous savions que, d’une part, c’était une aventure coûteuse, d’autre part, nous n’avions aucune expérience dans le domaine. 

Etre éditeur de littérature jeunesse, c’est quasiment un autre métier. Nous avons presque tout appris : comment choisir un illustrateur ou une illustratrice, comment baliser la collaboration avec lui ou elle (le cheminement de la création à discuter, le dialogue entre l’imaginaire de celui-ci ou celle-ci et l’imaginaire que l’éditeur veut en résonance avec le texte, le découpage de ce dernier, la correspondance entre images et texte). Nous avons mis énormément de temps avec Louise Dib (qui est à l’origine typographe) à choisir les polices de caractère, puis à organiser les paragraphes en drapeau (tout un casse-tête !) n’hésitant pas à solliciter les conseils et indications de consœurs notamment spécialisées dans le domaine (Mathilde Chèvre des éditions du Port a jauni, à Marseille). 

Ce fut de bout en bout une leçon d’humilité. Le travail était en constante évolution, nous avons tâtonné, expérimenté, essayé, biffé, nous nous sommes trompées, et lourdement parfois. Jamais projet ne m’aura paru aussi mouvant, en renouvellement perpétuel, et ce, jusqu’à l’étape ultime, celle de l’impression, où nous avons tous été très éprouvés et ébranlés par des problèmes techniques que nous pensions maîtriser. Cela a été une puissante leçon de vie, je le dis avec l’apaisement qu’offre la posture rétrospective. C’est un peu comme si, après 23 ans de métier, j’avais été sommée de méditer, ensemble, les deux célèbres maximes : celle de Socrate, Je sais que je ne sais rien, et celle de Boileau Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Là, ce n’est pas 20 fois qu’on l’a remis, mais cent !

  • Comment s’est effectué le choix de ces six contes, sachant que Mohammed Dib est l’auteur de plusieurs contes ?

Mohammed Dib a commencé à écrire des contes très tôt. Assia Dib pourrait vous en parler mieux que moi. Ainsi, Baba Fekrane et autres contes qui est le titre du coffret mais aussi de l’un des volumes, lequel contient 4 contes, a paru dès 1959, en France, aux éditions La Farandole. Dib n’a jamais cessé d’écrire des contes pour enfants. Certains sont restés inédits, d’autres ont eu plusieurs avatars. Je pense par exemple à Barbe de Plumes : il a été édité dans une première version dans la revue La nouvelle critique (Paris, janvier 1960) sous le titre La barbe du voleur. Celui qui figure dans le coffret est une version remaniée, daté de 1981, qu’on retrouve, presque à l’identique, dans le roman Le Sommeil d’Ève, où l’auteur s’était plu à l’insérer. Sofiane Hadjadj avait en tête, au départ, L’hippopotame qui se trouvait vilain  et Le Chat qui boude, tous deux édités chez Albin Michel. Puis, c’est Assia Dib qui nous a donné généreusement accès à d’autres contes ; la sélection s’est faite ensuite de manière assez naturelle. En fait, nous avons longtemps pensé éditer un seul volume luxueux, réunissant les 6 contes, avec une couverture cartonnée – comme un beau livre, luxueux –, mais il a fallu revenir au principe de réalité : imprimer 6 volumes en couverture souple était moins onéreux. 

  • Pourquoi avoir opté pour ce choix de six illustrateurs de nationalités différentes ?

Il y a six contes illustrés par six illustrateurs et illustratrices de nationalités différentes. Un Algérien (Sofiane Zouggar), une Tunisienne (Sonia Bensalem), une Suissesse (MirjanaFarkas), un Soudanais (Salah Elmour), une Française (Juliette Léveillé) et enfin, un Iranien (Mostafa Sarabi). Cela est né d’une contrainte : nous n’avons pas trouvé six illustrateurs algériens maîtrisant l’art de l’illustration du conte pour enfants (qui est un savoir-faire spécifique, un art consommé, qui demande des années de pratique et de formation). Puis, nous avons converti cela en vertu : qu’à cela ne tienne, ce serait là un nouveau défi, et l’occasion de proposer des univers graphiques différents. Et c’est très heureux finalement, car le spectre est large et divers, et le lecteur touche du doigt la notion de cosmopolitisme. 

  • A travers l’écriture de ses différents contes, le regretté Mohammed Dib semble avoir puisé dans la tradition orale maghrébine ?

Mohammed Dib s’est bel et bien nourri du patrimoine maghrébin. Il fait là un prodigieux travail de transmission, puisant dans le répertoire du conte populaire et l’aménageant à sa propre sauce pour ainsi dire, en proposant des déclinaisons qui lui sont propres. Il s’amuse, manifestement, à proposer des variations subtiles de textes existant dans une «matrice» commune – le réservoir initial de son inspiration est sans nul doute constitué par les contes de son enfance. Ainsi de Seigneur, Warda marchera-t-elle ?  Je pense également au duo de compères, le Chacal et le hérisson (on le retrouve à deux reprises dans le volume Baba Fekrane et autres contes), le second se révélant toujours plus rusé et malin que le premier. Je pense également au conte célèbre, dans son contenu du moins, intitulé ici Salem et le sorcier. C’est un dispositif classique, basé sur le principe de la réaction en chaîne où toutes les tentatives de l’adulte pour se faire obéir par l’enfant, vont être mise en échec. Je connais une variation de ce conte, intitulé Batatamathouna basé exactement sur la même structure, mais dans cette version-là, c’est l’adulte qui triomphe. Mohammed Dib a puisé dans le chaudron des contes populaires maghrébins et a composé ensuite des textes singuliers, qui portent sa marque inimitable : la phrase est limpide, élégante, sobre, rythmée, espiègle. Son immense talent est plus que jamais à l’œuvre ici.

  • On retrouve dans chacun de ces contes de la morale, de la sagesse et de l’humour à revendre ?

Mohammed Dib savait très bien ce qu’il faisait, conscient de la responsabilité que prend un adulte lorsqu’il s’adresse à un enfant. Il savait qu’un conte a une fonction précise, celle de distraire et d’édifier tout à la fois. Dans Salem et le sorcier, et  dans Le Chat qui boude, il fait ainsi réfléchir à la question de l’injustice et de la désobéissance comme acte salvateur et d’émancipation. L’Hippopotame qui se trouvait vilain est l’exemple type du conte initiatique. La morale de l’histoire est qu’il faut toujours essayer de s’accepter tel que l’on est, et ne pas s’épuiser à être quelqu’un d’autre. L’humour et la malice sont également la marque de fabrique de Mohammed Dib. Il joue, et avec quel bonheur, lorsqu’il transcrit les vociférations du sorcier dans ce même conte : Boulémoulé ! Coulilitoulé ! Houdouldoulé ! Zoulzaoulé !,  Ô Badibadi  ! Ô Makitou ! Ô Sanasariné  ! Vokvok ! et je veux croire que ces onomatopées, il les a soigneusement composées en imaginant les parents lisant à haute voix et se prenant au jeu…

  • Ce coffret, à qui s’adresse-t-il au juste ?

Il s’adresse aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Les enfants, qui savent déjà lire, les liront en toute autonomie. Mais c’est encore mieux si les parents sont partie prenante et les lisent à leurs enfants. D’ailleurs, chaque conte se clôt sur cette phrase ondulante (Louise Dib a apporté beaucoup de soin à la courbe de l’ensemble, comme pour figurer l’ondoiement d’un collier) : «Nous sommes allés tout au long de la route et nous avons trouvé un sac de perles  : les grosses pour moi, les petites pour toi...» Il me semble que Mohammed Dib se pose là, clairement, en figure de passeur. Mais au-delà, il interpelle avec espièglerie et poésie, l’adulte, il lui confie la mission d’accompagner l’enfant sur ce chemin de la découverte de soi par les sentiers du merveilleux et du rire.

  • A quand la traduction en langue arabe ?

Les textes ont été traduits en langue arabe par Djamila Haidar. Mais le projet de publication est à l’arrêt faute de moyens. C’est dommage, car ce coffret est un outil didactique exceptionnel et pourrait nourrir l’imaginaire des jeunes lecteurs algériens. Ce serait un acte d’utilité publique et citoyenne que d’éditer ces livres en arabe pour d’une part encourager les enfants à lire, eux qui sont désormais cernés par les écrans et les réseaux sociaux. Par ailleurs, soutenir des contes avec un ancrage local, à l’heure de la globalisation et des imaginaires standardisés.N. C.

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