Partant de la définition de Georges Burdeau selon laquelle «le pouvoir doit être un pourvoyeur de tranquillité», on peut dire que le concept de sécurité sanitaire est l’une des fonctions essentielles de l’Etat, à côté de la sécurité extérieure qui est garantie par les forces armées et la diplomatie, de la sécurité intérieure, garantie par les forces de sécurité de la police, de la gendarmerie et des services similaires et la sécurité des relations juridiques à travers des fonctions réglementaires, législatives et judiciaires.
En effet, dans un monde où les distances abolies ont transformé la terre en un «village planétaire», selon l’expression chère à Marshall McLuhan, où les biens, les personnes et, bien entendu, toutes sortes de maladies, peuvent faire en quelques heures le tour de la planète, la sécurité sanitaire est devenue une partie intégrante de toutes les doctrines de sécurité nationale. En macroéconomie, on apprend que la santé est un déterminant majeur du développement économique d’une nation.
On sait que l’état de santé des individus influence leurs capacités productives. La littérature dans le domaine de la relation entre santé et développement économique abonde d’observations montrant le lien entre santé et productivité.
Dans différents pays, on observe un lien positif entre, d’une part, la stature et l’indice de masse corporelle des individus et, d’autre part, leurs salaires. Un lien existe aussi entre ces indicateurs et la participation des individus au marché du travail. De même, un lien négatif a été trouvé, notamment en Afrique australe, entre la prévalence de certaines maladies comme la bilharziose ou l’anémie ou le VIH SIDA et la productivité des agriculteurs.
L’état de santé peut exercer une influence sur les performances économiques également par des canaux plus indirects. Une meilleure santé et une espérance de vie plus longue sont autant d’incitations à investir dans l’éducation, dont les rendements sont alors mécaniquement plus élevés. Les conditions de santé des enfants améliorent les taux de scolarisation et les résultats scolaires et réduisent l’absentéisme des enfants à l’école.
Des études menées par des organes spécialisés comme l’OMS ont cherché à savoir quels facteurs ont différencié à partir des années 1950 les pays qui ont émergé des autres pays pauvres.
La littérature économique regorge d’hypothèses sur les facteurs qui pourraient expliquer le miracle asiatique comparé à l’échec du développement dans la grande majorité des pays africains. Parmi toutes les explications possibles, la santé et l’éducation arrivent en tête de liste des facteurs différenciant, dès les années 1950, les pays émergents d’Asie des pays du continent africain.
Ces études ne donnent certainement pas une explication unique pour identifier les politiques de développement qui pourraient aider les pays africains à sortir à leur tour de la misère. Elles permettent néanmoins de mettre l’accent sur le fait qu’une grande majorité de ces pays est encore aujourd’hui, malgré quelques progrès recensés au cours des dernières décennies, dans une situation de précarité extrême en matière de services de santé. Cette pénurie est telle qu’il serait illusoire de vouloir aider ces pays à se développer sur le plan économique tant que ce facteur de blocage n’aura pas été levé.
En d’autres termes, il ne peut pas y avoir une économie forte contribuant à la défense (sécurité) nationale s’il n’y a pas un système de santé performant assurant à la population un état de santé satisfaisant. Dans le domaine direct de la sécurité publique, la santé occupe une place particulière. Les risques de voir un pays totalement paralysé par une épidémie sont loin de relever uniquement du cinéma et l’épisode récent Covid-19 l’a suffisamment montré.
Selon la Banque mondiale, l’épidémie d’Ebola a réduit la croissance de la Guinée à 0,5% en 2014, contre 4,5% prévus initialement. Plus grave encore, selon la dernière estimation de la Banque mondiale, le manque à gagner du Liberia, de la Guinée et de la Sierra Leone, les trois principaux pays d’Afrique de l’Ouest affectés par l’épidémie d’Ebola, se chiffrerait à près de 1,5 milliard d’euros, sur un produit intérieur brut global de 11,5 milliards d’euros.
Quant aux conséquences économiques de la pandémie Covid-19, les spécialistes n’ont pas fini de la chiffrer tant sont énormes les pertes générées par l’arrêt quasi-total de la circulation des biens et des services à l’échelle de toute la planète. Rien que pour le transport aérien, l’Association internationale du transport aérien (IATA) évalue la perte du marché aviation à 252 milliards USD, on imagine facilement le niveau des pertes, liées à l’arrêt du tourisme, sur les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration.Plus près de nous, la pandémie Covid-19 a bien mis en évidence la relation quasi dialectique entre la santé et la sécurité nationale : on a vu des pays «détourner» des cargaisons entières de dispositifs médicaux, et ce n’est pas un poisson d’avril, le 1er avril 2020, on pouvait lire sur le quotidien français Libération : « (…) Le président de la région Paca et de l’Association des régions de France, Renaud Muselier est catégorique : ce matin sur le tarmac (de l’aéroport), en Chine, une commande française a été achetée par les Américains cash, et l’avion qui devait venir en France est parti directement aux Etats-Unis».
A ce titre, l’une des principales leçons tirées de la pandémie Covid-19 est que la globalisation de l’industrie (dont l’industrie pharmaceutique) a fragilisé la capacité des états à faire face à des situations d’urgence de portée internationale. A contrario, l’exemple de Cuba nous montre que face à un environnement international hostile, l’investissement dans la santé peut non seulement garantir la viabilité sanitaire du pays mais aussi contribuer à son essor économique, voire à son rayonnement diplomatique.
La santé est aussi un déterminant politique. Si la Fédération de Russie a fait de la santé un secteur de souveraineté, le candidat Barak Obama en avait fait le fer de lance de sa campagne électorale en 2008. Son projet, Obama care, de généralisation de l’accès aux soins aux plus démunis et aux couches marginalisées, a permis non seulement l’arrivée pour la première fois d’un candidat de couleur à la tête des Etats-Unis d’Amérique mais a aussi assuré au parti démocrate une suprématie sur le parti républicain.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’une des premières mesures phares du président Donald Trump a été d’abroger l’Obama Care tant ce programme symbolisait le triomphe des démocrates sur les républicains. En Algérie, la santé a bénéficié d’une attention particulière dès l’indépendance. La lutte contre les maladies transmissibles (choléra, paludisme, poliomyélite, tuberculose…), la formation médicale et la mise en place d’un vaste réseau infrastructurel ont permis en 62 ans d’indépendance de doter le pays des ressources nécessaires à la prise en charge des besoins de santé de la population dont l’espérance de vie à la naissance est passée de moins de 48 ans en 1962 à plus de 78 ans aujourd’hui et à l’élimination des principales maladies transmissibles dont le fardeau st aujourd’hui marginal.
Parallèlement, l’Etat a mis en place les instruments de consolidation du système de santé nécessaires notamment à la sécurisation de la qualité des médicaments par la création du laboratoire national de contrôle des produits pharmaceutiques, la régulation de l’approvisionnement des établissements de santé en produits pharmaceutiques par la création de la Pharmacie Centrale des Hôpitaux ; la sécurisation du sang et des produits dérivés par la mise en place de l’Agence nationale du sang ; la surveillance des effets indésirables des médicaments par la création du Centre national de pharmacovigilance, le Centre national de toxicologie pour surveiller la toxicité des produits mis sur le marché et leurs effets sur l’environnement.Malheureusement, les multiples changements de cap enregistrés à partir des années 2000 ont retardé l’élaboration d’une doctrine globale pour réformer un système de santé (système de santé dans son sens large intégrant aussi la formation et la production de biens de santé) ayant atteint ses limites et se trouvant en déphasage avec les nouvelles réalités politiques et socioéconomiques.
Cette situation fait qu’aujourd’hui, moment charnière dans la refondation de l’Etat après le Hirak et dans la situation géopolitique actuelle (mondiale et régionale), la consolidation de l’apport de la politique de santé à la sécurité nationale se présente sous la forme de plusieurs défis.
La production pharmaceutique et des équipements de santé est l’un de ces défis. Nous ne pouvons pas sécuriser le système national de santé sans développer davantage la production nationale des médicaments et de leurs matières premières pour réduire significativement notre dépendance de l’étranger tout en contribuant à développer les exportations hors hydrocarbures.
A cet effet, l’Algérie doit continuer la politique de promotion de la production locale et l’orienter vers la production en full process d’une large gamme de médicaments essentiels, y compris les médicaments innovants issus de la biotechnologie. Le processus semble enclenché avec les dernières mesures annoncées par le ministre en charge de la Production pharmaceutique.
A ce titre, il faut saluer la prochaine mise en service de l’unité de production de cristaux d’insuline qui va sécuriser la disponibilité de l’insuline dans notre pays et mettre fin aux approches folkloriques et anti nationales adoptées en 2012 en matière de production d’insuline en dépit du bon sens et malgré les réserves écrites émises par le secteur de la santé.
L’Algérie doit aussi mettre en place le cadre règlementaire incitant les producteurs de gros équipements de santé à investir en Algérie pour assurer le maximum de niveaux de maintenance, développer le montage local de ces équipements et, pourquoi pas, impulser une industrie de sous-traitance au regard notamment de l’émergence d’une industrie électronique compétitive.
Ce cadre règlementaire devra être la traduction d’une véritable vision politique reposant sur une doctrine clairement énoncée et développée. A titre anecdotique, un grand fabricant américain d’accélérateurs linéaires (racheté depuis par une multinationale allemande) était prêt, au regard des besoins exprimés par l’Algérie, à mettre en place une unité de montage (avec intégration progressive de capacités nationales) dans notre pays pour couvrir les besoins nationaux et ceux de la région. Cependant, les interférences, les conflits d’intérêts et la médiocrité administrative ont réduit l’acquisition de plus de 40 accélérateurs linéaires à une simple opération d’achat, exception faite d’un centre de formation.
Le second défi porte sur le développement de la recherche en santé. Notre pays devrait avoir un véritable programme stratégique en la matière, et ce, pour plusieurs raisons. La première est que nos spécificités épidémiologiques voire biologiques ne peuvent être prises en charge que par nous et ne peuvent objectivement être déléguées à d’autres, notamment dans le domaine des études génétiques. La seconde raison est que l’avenir des thérapies innovantes et de la médecine personnalisée repose sur le développement de programmes de recherche en biotechnologie.
Les médicaments innovants issus de la biotechnologie coûtent excessivement cher et nous devons réunir les conditions permettant à nos chercheurs de participer à la mise au point des nouvelles molécules pour réduire la charge financière tout en contribuant à sécuriser une partie de nos besoins. Impliquant plusieurs secteurs (dont la santé, l’industrie et l’enseignement supérieur), le développement de la biotechnologie et des médicaments innovants nécessite une nouvelle vision, des approches novatrices en rupture avec le mode de pensée figé et rigide qui caractérise la démarche administrative.
C’est le domaine par excellence où un partenariat public-privé peut être mis en place sous forme de clusters (écosystèmes) intégrant les domaines de l’hospitalier, de la recherche et de l’industrie. L’investissement que ferait l’Etat en mettant en place des plateformes de recherche dotées de supercalculateurs serait vite amorti puisque mis à la disposition des différents chercheurs y compris ceux des starts up. Les modèles existent et ont fait leurs preuves en Europe et en Asie. Il faut juste un regard neuf car les agences thématiques et les mécanismes qui existent en matière de recherche pour la santé ont clairement montré leurs limites objectives. Il y a nécessité de changer de paradigme et d’imaginer des réponses adaptées et qui intègrent l’essentiel des potentialités dont dispose notre pays.
Le troisième défi est lié à la formation. Notre pays doit avoir une formation médicale et paramédicale adaptée qualitativement et quantitativement à ses besoins. La réalité épidémiologique a changé et les technologies appliquées à la santé connaissent une mutation accélérée. Nous devons mener une véritable réforme basée sur la connaissance et visant la prise en charge de tous nos besoins en santé.
Cela passe par la révision de l’enseignement des sciences médicales mais pas seulement car il y a nécessité impérieuse de diversifier les filières et de mettre en place les connexions nécessaires avec certaines filières technologiques qui sont d’un apport certain à la médecine humaine. A cet égard, la question de la réhabilitation de l’échelle des valeurs dans l’environnement national, et celle de la réhabilitation du mérite et de la compétence dans la formation et la production de soins devraient être au cœur de toute démarche aspirant à consolider la place et le statut du cadre de santé.
C’est un impératif car le vieillissement de la population dans les pays développés a engendré une forte demande (cadres médicaux et paramédicaux) et il serait illusoire de croire qu’on pourrait garder l’essentiel du produit de la formation médicale et paramédicale s’il n’y a pas la mise en place d’un new deal qui replace les producteurs de soins au cœur du système de santé et leur offre un statut socioéconomique en haut de l’échelle sociale.
Le quatrième défi concerne l’organisation et la gestion des soins.
Le secteur de la santé a tiré le meilleur de ce que l’on pouvait obtenir de l’actuelle organisation du système national de santé qui a atteint ses limites et tend à tirer vers le bas les performances générales du système. La révision effective et sur le terrain du cadre de gestion du système de santé est aujourd’hui incontournable si nous voulons, notamment, mettre en place des réseaux intégrés de prise en charge des besoins de santé, optimiser l’utilisation de nos ressources et donner à nos établissements de santé une gestion plus fluide en rapport avec les impératifs de santé.
C’est cette révision qui permettra au système de basculer dans la modernité et de valoriser les ressources et les compétences que recèle le secteur de la santé. Il s’agira aussi, et notamment, d’appréhender l’organisation de l’offre de soins dans une perspective globale intégrant tous les acteurs (public et libéral) sur des bases codifiées, normalisées, moralisées et transparentes car c’est cette absence de normalisation et de transparence qui a induit les dérives que nous connaissons et qui risquent, à terme et si elles ne sont pas prises en charge, de détruire le secteur hospitalier public et de transformer le secteur libéral de la santé en une activité strictement commerciale.
Il est vrai que seul un secteur public fort peut tirer vers le haut le secteur libéral et lui donner une valeur ajoutée qui dépasse la simple production des soins en l’intégrant dans des mécanismes de formation et de recherche dans une démarche globale cohérente mutualisant toutes les ressources dont dispose la collectivité en la matière.
Si donc, la sécurité nationale s’étudie en termes de menaces et de vulnérabilités, nous pouvons dire que l’aspiration à mettre en œuvre des mesures visant à atteindre une gestion adéquate et continue des services de santé maintenant et au profit des générations futures, à assurer la stabilité et l’efficacité du système de santé sur une base durable et à doter l’Algérie des moyens lui permettant de faire face aux défis sanitaires internes et externes, cette aspiration va dans le sens d’un apport certain à la sécurité nationale. Les menaces de nouvelles pandémies, la transition en cours du système économique globalisé et les risques induits par les tensions géopolitiques régionales et mondiales en font une question d’une brûlante actualité.
Par Slim Belkessam , Cadre supérieur à la retraite