Ancien directeur d’études, d’analyse et d’évaluation à l’Office national de lutte contre la drogue et la toxicomanie (l’ONLCDT), Salah Abdennouri affirme, dans l’entretien qu’il nous a accordé, que «la consommation des drogues en Algérie se propage au sein de toutes les couches de la société de manière préoccupante» et que «les indicateurs sont au rouge». Il dresse un tableau noir sur ce phénomène contre lequel la société ne se défend pas suffisamment au vu de l’ampleur et de la rapidité d’extension de l’usage et de la prévalence de la drogue au sein de toutes les couches sociales, notamment chez les jeunes.
- La consommation des psychotropes et des drogues dures s’est élargie ces dernières années et touche toutes les couches de la population, y compris les écoliers et les ménages. Quel constat et quelle lecture faites-vous de ce phénomène ?
La consommation des drogues en Algérie se propage au sein de toutes les couches de la société de manière préoccupante. Tous les indicateurs sont au rouge.
Les quantités saisies par les services de répression pour l’année 2022 le montrent clairement : cannabis : 58,25 tonnes ; cocaïne : 61,8 kg ; héroïne : 8,5 kg ; psychotropes : 11,35 millions de comprimés.
Le nombre d’affaires liées aux drogues traitées par les juridictions du pays en 2022 sont au nombre de 96 797 affaires (75% concernent les infractions de possession et de consommation), avec une augmentation de 63,8% par rapport à 2021.
Pour ce qui est du traitement des personnes qui souffrent de troubles liés à l’usage de substances psychoactives, les différentes structures spécialisées à l’échelle nationale ont traité 19 701 personnes en 2021 et 27 173 personnes en 2022, avec une augmentation de 37,9%. Tous ces chiffres représentent des cas répertoriés, traités et documentés, donc indiscutables.
Néanmoins, en dépit d’être des indicateurs fiables qui renseignent sur certains aspects de la situation de la drogue en Algérie, ils ne représentent pas toute la réalité. En effet, les aspects inconnus du fléau sur le terrain (quantités de drogues consommées, nombre de consommateurs et de trafiquants, personnes en situation de dépendance et d’addiction aux drogues, etc.), qui constituent la vérité amère de la situation de l’usage de la drogue dans notre pays, sont beaucoup plus inquiétants.
- Devant ce fléau mortel qui affecte sournoisement et dangereusement toutes les couches de la population, la société se défend-elle suffisamment et efficacement ?
Je dis non, au vu de l’ampleur et de la rapidité d’extension de l’usage et de la prévalence de la drogue au sein de toutes les couches de la société chaque jour davantage, notamment parmi les jeunes. L’Etat est certes responsable de la protection de la population dans toutes les circonstances, mais lorsqu’un danger majeur menace la nation dans sa sécurité, sa force vive et son existence, la mission de défense et de survie devient une tâche qui incombe à tous les membres de la société sans exception. Or, dans notre pays, concernant ce fléau, nous assistons malheureusement à une démission presque totale à tous les niveaux, notamment de la part de la société civile.
Rappelons que la lutte contre la drogue et les addictions consiste à déployer tous les efforts possibles afin de réduire l’offre des substances psychoactives ainsi que la demande de ces mêmes produits. Concernant le premier volet relatif à la répression, on peut dire que beaucoup d’efforts sont déployés par les différents services de sécurité avec des résultats quotidiens.
Quant à la réduction de la demande, qui se fait à travers le traitement des personnes en situation d’addiction et surtout par la prévention, qui devrait être permanente et continue à tous les niveaux de la société, elle doit commencer dans la cellule familiale pour s’élargir aux quartiers, à l’école, à la mosquée, aux stades et dans tous les espaces de vie des jeunes.
On peut dire sans risque de se tromper que rien ne se fait dans ce domaine ou presque. Beaucoup d’institutions considèrent que la prévention contre la drogue ne les concerne pas. La société civile est également défaillante dans ce domaine. Les associations qui activent dans le domaine de la prévention contre la drogue et qui le font réellement sont très peu nombreuses.
On constate l’existence de tentatives d’actions de prévention menées ici et là, de temps à autre, mais sans résultat et sans impact, du fait que ces actions continuent d’être menées sous forme de campagnes stériles, en utilisant très souvent des moyens et un langage inadéquats et qui s’adressent malheureusement aux mauvaises personnes (des activités organisées très souvent dans les grands hôtels et entre personnes initiées).
Il y a également une carence aux niveaux institutionnel et structurel. La lutte contre la drogue et les addictions étant une mission qui se mène par tous les organes de l’Etat et de la société au quotidien et partout a besoin d’être guidée, programmée, coordonnée et évaluée. Dans les conditions actuelles, l’ONLCDT n’est pas en mesure de jouer ce rôle déterminant pour lequel il a pourtant été mis en place.
La drogue ne fait que gagner du terrain chaque jour davantage et les dégâts sont énormes, notamment avec l’expansion dangereuse de la consommation des psychotropes au sein de toutes les couches de la société, y compris les filles et les moins jeunes de nos enfants, puisque des cas d’addiction d’enfants âgés de 9 ans sont signalés.
Des saisies de grandes quantités de ces molécules sont quotidiennement opérées dans toutes les villes et villages d’Algérie. Dans un passé récent, les saisies de drogues dures en Algérie, en particulier la cocaïne, s’opèrent généralement dans de grandes villes portuaires et concernent de grandes quantités, preuve que ces drogues étaient en transit.
Ces derniers temps, les services de lutte saisissent de manière récurrente de petites quantités (quelques kilos), dans les différentes régions et même dans les villes de l’intérieur. Ceci constitue un signe clair que ces drogues sont destinées au marché local, suite à une augmentation de la consommation de cette drogue très dangereuse.
- De nombreuses enquêtes sur la prévalence de cette consommation ont été faites, mais les résultats sont rarement publiés. Pourquoi à votre avis ?
Les enquêtes de terrain constituent un moyen indispensable pour la connaissance de tous les aspects qui caractérisent la situation de la drogue dans la société. Avec les autres indicateurs collectés du terrain par les différents intervenants, ces enquêtes, quand elles sont menées de manière scientifique, fournissent les informations sur lesquelles se fondent les politiques et les stratégies nationales de lutte.
Qu’elles soient des enquêtes générales ou qu’elles concernent une catégorie spécifique de la population, les enquêtes de terrain doivent être menées de manière répétitive (tous les 4 à 5 ans), afin de pouvoir mesurer l’évolution du phénomène étudié, évaluer l’impact des réponses préconisées à chaque aspect du problème et apporter éventuellement les correctifs nécessaires.
Quatre enquêtes nationales sur la situation de la drogue ont été menées en Algérie, la première en 2010, sur la prévalence de la drogue dans la société.
Cette enquête, qui a pris pour cellule de base les ménages, a été refaite par le CENEAPED (Centre national d’études et d’analyses pour la population et le développement), en 2022 (douze années après celle de 2010 !!!). Les résultats auxquels elle a abouti n’ont curieusement pas été communiqués jusqu’à aujourd’hui par l’ONLCDT, en tant qu’organisme commanditaire.
Deux autres enquêtes spécifiques ont été menées, la première sur la prévalence de la drogue en milieu scolaire, en 2016 et la deuxième sur la prévalence de la drogue en milieu universitaire en 2018. Ces études de terrain ont pu fournir énormément d’informations sur beaucoup d’aspects du problème de la drogue en Algérie. Malheureusement ces informations précieuses n’ont pas été exploitées pour résoudre les problèmes que pose l’usage de la drogue dans notre pays et pour apporter des solutions efficaces aux souffrances des jeunes consommateurs de drogues et à l’expansion du phénomène dans la société.
- La prise en charge des toxicomanes pose problème dans la mesure où bon nombre d’entre eux refusent d’aller dans les structures de psychiatrie, synonyme pour eux de maladies mentales. Qu’en pensez-vous ?
La loi 04 /18 du 25 décembre 2004, relative à la prévention et à la répression de l’usage et du trafic illicites de stupéfiants et de substances psychotropes, a été une avancée importante en matière de traitement des personnes en situation d’addiction aux drogues. Elle a introduit l’ordonnance par les juges de l’injonction thérapeutique au profit des personnes en situation de dépendance aux drogues. Cette loi a introduit un changement radical quant au statut des délinquants en situation d’addiction. Ils sont désormais considérés au vu de cette loi comme des personnes malades qu’il faut soigner plutôt que de leur infliger des peines restrictives de libertés.
Pour répondre aux besoins de soins et traitement, le ministère de la Santé avait à l’époque adopté un programme pluriannuel de mise en place des structures de prise en charge des troubles liés à la consommation de drogue dans les différentes villes du pays. Ce programme a permis de mettre en place 47 Cisa (Centre intermédiaire de soins aux addictions) sur 55 prévus. Ce sont des structures avec un personnel multidisciplinaire qui dispense des soins sans hospitalisation. L’Algérie dispose également de trois centres de traitement des addictions avec hospitalisation, sur les 15 centres prévus dans le programme initial.
Pour ce qui est du traitement dans les structures de psychiatrie, l’idéal, bien entendu, c’est d’avoir des centres indépendants en dehors des structures psychiatriques, ceci n’est pas toujours possible. Mais il faut savoir que les drogues provoquent des dépendances psychiques et/ou physiques, et les troubles qui en résultent sont souvent des troubles psychiques et des troubles du comportement. Ce qui fait que, généralement, le personnel soignant est essentiellement psychiatrique.
- Les cas de décès par overdose ne sont pas répertoriés et enregistrés en tant que tels, alors qu’ils peuvent donner une indication importante sur les conséquences de la consommation de la drogue. Pourquoi de telles situations ne sont-elles pas prises en compte ?
C’est une question intéressante qui concerne un aspect négligé du problème de drogue en Algérie. En fait, il ne s’agit pas uniquement des décès par overdose. Plusieurs crimes et infractions sont commis sous l’effet des drogues (vol, agression verbale, agression physique, accidents de circulation, coups et blessures, meurtres…) sans que l’information ne soit répertoriée, documentée et centralisée quelque part.
Pourtant, de telles informations permettent de mieux connaître l’ampleur du phénomène dans sa globalité pour mieux le traiter et lui proposer les réponses adéquates. Un appel est lancé aux responsables concernés au niveau des ministères de la Justice, de la Santé et de l’Intérieur pour agir afin de remédier à cette carence.
Vous me tendez la perche pour signaler l’absence d’un centre de documentation spécialisé en Algérie, qui serait chargé de collecter toutes les informations relatives au phénomène de la drogue dans le pays, de les centraliser, les analyser, les organiser et de les mettre à la disposition des chercheurs et de tous les intervenants dans ce domaine.