Une vie au service de la paix
Né en mars 1919, camarade de promotion d’André Mandouze, en 1937, il était le plus jeune normalien de sa promotion. Il avait 20 ans au moment de l’occupation de la France par les Allemands et 35 ans quand éclata la guerre de Libération algérienne le 1er novembre 1954.
Deux âges pour deux guerres qui le façonneront à en faire une figure emblématique. A 20 ans, c’est l’âge de s’engager dans la Résistance pour combattre l’occupant allemand. 35 ans est un autre âge. Celui des premières leçons de la vie. Celui des premiers bilans et du chemin à prendre pour l’avenir. Celui de l’engagement pour les causes similaires aux siennes quand il était résistant.
A 35 ans, dans une Algérie où le feu révolutionnaire commençait à prendre de toutes parts et où les exactions de l’armée d’occupation et la torture étaient monnaie courante, Robert Barrat s’armera dès les premiers instants en sa qualité d’homme libre, de catholique de gauche pour faire la guerre à la guerre, armé de ses convictions, de sa lucidité, de sa plume lumineuse, de son courage et de son amour pour la paix et l’être humain.
Barrat et Mandouze resteront les deux figures les plus emblématiques des catholiques de gauche. Anciens résistants, pour eux, il allait de soi que leur engagement algérien s’inscrive dans le prolongement direct de leur combat contre le nazisme.
Directeur adjoint de Témoignage Chrétien
A la Libération en 1945, Mandouze est directeur de Témoignage Chrétien. Parce qu’il le trouvait «extrêmement doué», brillant et si militant, il le recrute directement au journal en qualité de directeur adjoint. Barrat signera son premier article le 28 décembre 1945, titré «L’Indochine et nous».
Mandouze quitte Témoignage Chrétien en janvier 1946 pour Alger. Barrat en fera de même deux années plus tard (1947) mais sans cesser d’y collaborer et tout en publiant dans France Observateur, Esprit, L’Express et d’autres périodiques. Il s’était déjà exprimé sur la guerre d’Indochine, de Madagascar, sur la situation en Tunisie et au Maroc, pays à propos duquel il rédigea un ouvrage intitulé Justice pour la Maroc, préfacé par François Mauriac.
Ancien résistant, militant catholique, journaliste de profession, secrétaire général du Centre des Intellectuels Catholiques français de 1950 à 1955, Robert et sa femme Denise (qui fera partie du Réseau Jeanson) étaient de toutes les activités anticolonialistes : livres, débats, pétitions, hébergement. Leur maison de Dampierre servait de refuge pour les étudiants de l’UGEMA et les militants traqués par la police.
Engagement pour l’Algérie
L’Algérie fournira à Robert Barrat l’occasion d’un engagement plus radical, plus exigeant. Il se consacre au combat contre la torture, contre la répression et pour l’indépendance de l’Algérie. Il n’y eut pas une campagne dont il n’eut été la cheville ouvrière.
Dès juin 1953, Barrat, avec F. Mauriac et l’islamologue Louis Massignon, lancent le Comité France-Maghreb. Entre le 16 et le 24 octobre 1954, suite au tremblement de terre d’El Asnam (Chlef aujourd’hui), Barrat fait partie de la délégation des journalistes qui accompagnent le ministre de l’Intérieur F. Mitterrand. Barrat n’en était pas à son premier voyage en Algérie.
De passage à Alger, il eut, avec un proche du gouverneur général Léonard, un entretien rapporté en ces termes dans le livre posthume consacré à Barrat : «Je lui manifestais ma crainte que la crise des rapports franco-tunisiens et franco-marocains n’eut de fâcheuses répercussions sur la situation algérienne. Il me rassura : «L’Algérie ne bougera pas. Nous sommes peut-être sur un volcan, mais c’est un volcan éteint… Inutile d’affoler l’opinion française»».
Le soir-même, Barrat entendait un tout autre langage de la part de deux militants MTLD.
Homme de paix et de négociation, il mobilise son intelligence, sa plume et son énergie contre une guerre inutile. Premier grand reporter de son temps, si j’ose dire, il va sur le terrain, au contact des hommes qui se battent avant de s’engager médiatiquement.
Le 1er novembre 1954, ne fut pas une surprise pour lui. Et dès le 12 décembre 1954, il signe un papier que Témoignage Chrétien publie en double page : «Où va l’Algérie ?» Plus qu’une inquiétante interrogation… Il dresse un état des lieux du nationalisme algérien, du CRUA, de Boudiaf, de Didouche. Il dresse un réquisitoire sans appel sur la militarisation de la politique française en Algérie. Il dénonce la guerre et ses exactions dont la torture (l’Opération orange amère), les répressions, les ratissages, les exécutions sommaires, «les centres d’hébergement qui ne sont que des camps de concentrations».
Combat «sémantique»
Il dénonce aussi l’autre terreur, celle qu’exerce la police française qu’il n’hésite pas à qualifier courageusement de «Gestapo française». Cette lourde qualification avait été déjà lancée en décembre 1951 lors du procès des militants nationalistes de l’Organisation Spéciale du MTLD par Claude Bourdet dans France-Observateur dans un article où il demandait : «Y a-t-il une Gestapo en Algérie ?» Le même auteur, dans le même journal, répond en janvier 1955 : «Votre Gestapo d’Algérie».
A travers ses articles, R. Barrat change la sémantique, il donnera du sens aux mots de la guerre. Les «hors la loi, les rebelles », deviennent des maquisards ; la «rébellion», devient Résistance ; les camps de regroupement deviennent camps de concentration, les événements d’Algérie deviennent une guerre. Ainsi, cette guerre sans nom est nommée, dévoilée. Elle a du sens et très vite elle devient Guerre de Libération nationale.
Journaliste entier, son engagement aux côtés du FLN-ALN, n’empêchera pas Robert Barrat de condamner les massacres des messalistes à Mélouza en 1957. Il écrit dans Témoignage Chrétien : «Rejeter dans le nationalisme algérien ce que nous avons condamné chez les SS allemands et les paras de Bigeard». Un article plus puissant qu’une bombe.
Premier journaliste français à rencontrer Abane
Barrat a été aussi le premier journaliste français à rencontrer et à s’entretenir, comme il l’écrit lui-même, avec «le Numéro Un de l’organisation clandestine». Il rencontre Ramdane Abane dans une villa à Alger au lendemain du 2 septembre 1955.
Il passera ensuite une après-midi dans la région de Palestro «à interroger un groupe d’une quinzaine de maquisards» que dirigeait Omar Ouamrane. Ces deux rencontres feront l’objet d’un long article paru le 15 septembre 1955 dans France Observateur sous le titre «Un journaliste français chez les hors-la-loi algériens». Véritable bombe médiatique, l’article éclaire les consciences et dévoile aux métropolitains et aux Européens les mobiles du passage aux armes des Algériens. Il précise surtout que ce n’est pas le MNA de Messali Hadj qui tient les maquis mais le FLN. Il dénonce ainsi la campagne d’intoxication et de désinformation de son gouvernement : «Ce serait tromper l’opinion française que de laisser croire qu’il n’y a que du banditisme en Algérie. Il y aussi et surtout au maquis des hommes qu’anime une revendication politique», précise-t-il. Cet article lui vaut d’être mis aux arrêts. Il sera libéré quelques jours après, suite à une importante campagne de mobilisation en sa faveur.
Ainsi l’adversaire, ces «rebelles», prend corps. Il n’est plus cette vague entité, cette nébuleuse, et son combat évoque celui des maquisards de la Seconde guerre mondiale.
Avoir des contacts avec «les rebelles» relevait dans le contexte de l’époque d’un défi, sinon d’une haute trahison. Le geste était audacieux. Il légitimait le FLN, considéré comme «hors-la-loi». Lorsque les inspecteurs de la DST se présentent pour l’arrêter, R. Barrat mettait la dernière touche à un nouvel article : «Négocier ou faire la paix». Cet article paraîtra dans Témoignage Chrétien le 30 septembre 1955 accompagné de cette mention : «Ce papier n’a pu être achevé, l’arrivée de la police chez notre collaborateur ayant interrompu sa rédaction». L’article inachevé commence par situer l’Algérie dans le long cours de l’histoire administrative de la colonie devenue trois départements français : «L’Algérie est-elle ou n’est-elle pas la France ?... C’est une vérité d’évidence que l’Algérie n’a jamais et ne pourra jamais être totalement la France».
«Une guerre inutile»
Si son incarcération a été de courte durée, elle renforce R. Barrat dans ses convictions à témoigner contre la guerre. Ce à quoi, il s’emploiera pendant toute la durée du conflit, soutenu par son épouse Denise, membre du Réseau Jeanson. En novembre 1955, il participe à la fondation du Comité d’action des intellectuels contre la guerre d’Algérie. En 1956, il organise une entrevue entre Pierre Mendes France et deux représentants du FLN en France : Salah Louanchi et Ahmed Taleb El Ibrahimi. La même année, en avril 1956, il publie dans Témoignage Chrétien un autre article : «Pourquoi nous combattons». Il appelle le gouvernement du Front Républicain à «franchir l’étape d’une guerre inutile et entamer la négociation d’un cessez-le-feu avec le dirigeants du FLN». Demande vaine et sans suite.
En mars 1956, à son initiative, est créé le Comité de Résistance spirituelle. 71 lettres de rappelés catholiques, prêtres, séminaristes, servant en Algérie, sont regroupées dans la brochure «Des rappelés témoignent». On entend des enfants qui hurlent et leurs cris sont pris pour ceux des chacals. La souffrance et la mort se lisent entre et dans les lignes.
Octobre 1957. En réponse aux saisies qui se multiplient au motif d’atteinte à la sûreté de l’Etat ou d’entreprise de démoralisation de l’armée, Maurice Pagat et Robert Barrat créent le Centre d’Information et de coordination pour la défense des libertés et de la paix dit Centre du Landy, dont le journal Témoignages et documents publie les ouvrages et les articles saisis.
Mai 1960 voit la création du journal Vérité-Liberté géré par Paul Thibaut, et dont le comité de rédaction se composait de Barrat, Vidal Naquet, Domenach etc.
A l’heure où le tribunal militaire du Cherche Midi acquittait, faute de preuves, Denise Barrat poursuivie dans l’affaire du Réseau Jeanson, son mari, signataire du Manifeste des 121, est écroué à la prison de Fresnes sous l’inculpation de provocation à l’insoumission et à la désertion. R. Barrat sera le seul parmi les interpellés à être «présenté au juge d’instruction». Pour G. Montaron, directeur de Témoignage Chrétien, «le pouvoir a reculé devant les universitaires, les vedettes qui ont signé le Manifeste. Il a cherché le journaliste catholique pour nous intimider», écrit-il le 7 octobre 1960. Mandouze compare la situation de Barrat à celle du Christ dans un article intitulé «Justice pour Barrat» : «Le Christ était déjà considéré comme si dangereux que, de peur d’être jugé, les juges de l’époque ont préféré le supprimer».
Rencontre avec Boudiaf et Bitat à la prison de Fresnes
Conduit en octobre 1960 à la prison de Fresnes, le «Christ», entendez par là Robert Barrat, ne pouvait mieux espérer pour mener ses investigations sur les hommes du 1er Novembre 54. A l’hôpital de la prison, il rencontrera «deux ministres du GPRA, Mohammed Boudiaf et Rabah Bitat, ainsi que Mostefa Lacheraf».
De cette rencontre fortuite mais capitale pour le journaliste, il écrira de belles pages sur ces «Algériens de Fresnes qui me parurent libres», relèvera-t-il. «Une fois la paix revenue, dira son ami Mandouze, cette paix à laquelle il avait contribué, il n’a pas évidemment été de ceux qui pouvaient songer à en tirer quelque avantage que ce soit. Son combat s’arrêtait au point précis où commençait l’indépendance de ses amis».
Gilles Perrault dira de lui : «Robert Barrat a traversé les ténèbres de la guerre d’Algérie en laissant un sillage lumineux d’intelligence, d’humanité et de vrai courage. Premier journaliste français à rencontrer dès août 1955 des dirigeants algériens et à effectuer un reportage sur les maquis, convaincu d’emblée de la nécessité inéluctable d’une solution politique, il ne cessera d’œuvrer contre une guerre insane où tant d’Algériens perdaient leur vie, tant de Français leur âme… Modeste, presque effacé, mais toujours sur la brèche. Un juste.»
Ce soixantième anniversaire de notre indépendance doit nous rappeler et nous inciter à nous souvenir de tous ces Français de toutes confessions qui se sont exposés, qui ont mis leur liberté et parfois leur vie en jeu pour une Algérie libre et indépendante, et pour une certaine idée de la France. Il ne suffit pas seulement de leur rendre hommage ou de les décorer en leur attribuant des médailles, comme cela a été fait pour Robert Barrat, décoré de la médaille de la Résistance algérienne en mars 1990 (merci à M. Khettab pour cette information). Il nous faut aller plus loin et poser un acte pérenne en les inscrivant dans notre historiographie, à travers les manuels scolaires, les livres universitaires, les musées, les films… à travers nos prises de parole aussi, nos enseignements…
Par Malika El Korso , Historienne