La tendance est rêvée par les plus convaincus comme une réponse à l’inflation affolante, voire un mouvement anticonsommation. Mais ne serait-elle finalement qu’une façon, pour les influenceurs, de se réinventer ? Ces petits princes du marketing sont devenus omniprésents sur les réseaux sociaux.
Face caméra, Valeria Fride brandit un tube de gloss. Mais au lieu d’en vanter les bienfaits comme on pourrait s’y attendre, cette jeune femme brune se lance dans une diatribe: «super collant», «très cher», teinte trop discrète. Verdict? «Je ne l’ai pas aimé».
La vidéo, postée sur TikTok, reprend tous les codes des influenceurs avec un but opposé: vous dissuader d’acheter le produit. «C’est une version honnête de ce qu’on voit tous les jours sur les réseaux sociaux», explique Valeria Fride, 23 ans, à l’AFP.
Cela s’appelle le «deinfluencing», (la «désinfluence», en français). Le hashtag qui lui correspond est si populaire qu’il culmine début avril à plus de 430 millions de vues sur TikTok. Ses tenants déconseillent, par exemple, d’acheter des savons hors de prix ou des haltères ultra-sophistiqués si on vient de se mettre au sport. Et n’hésitent pas à vous demander frontalement si vous avez «vraiment besoin de 25 parfums différents».
La tendance est rêvée par les plus convaincus comme une réponse à l’inflation affolante, voire un mouvement anticonsommation. Mais ne serait-elle finalement qu’une façon, pour les influenceurs, de se réinventer? Ces petits princes du marketing sont devenus omniprésents sur les réseaux sociaux.
A coups de vidéos, ils promeuvent mascara, thé, chaussures ou jeux vidéo... généralement contre rémunération. Critiquer des produits va donc à l’encontre de leur modèle économique. Valeria Fride avoue d’ailleurs avoir eu «vraiment peur» de la réaction des marques.
Quand une des vidéos est devenue virale, « j’ai dit à ma mère: ‘’maman, j’espère qu’ils ne vont pas me détester’’ ». Depuis, elle a pourtant reçu des propositions de partenariats venant d’entreprises qui ont apprécié ses vidéos de désinfluence. Signe, selon elle, que les marques évoluent et recherchent des «avis plus nuancés».
56 paires de chaussures
Jessica Clifton, influenceuse américaine de 26 ans, explique elle que cette tendance a trouvé écho avec son expérience personnelle. Il y a quelques années, elle prend conscience de l’impact écologique de sa consommation.
La jeune femme se rend compte qu’elle reçoit des vêtements commandés sur internet «quasiment tous les jours» et possède pléthore de fonds de teint et rouges à lèvres - «je ne sais même pas me servir de maquillage!» - ainsi que... 56 paires de chaussures. « Je me suis dit: ‘’mon dieu, comment est-ce que j’en suis arrivée là?’’ »
Pour prêcher la bonne parole, elle ouvre un compte dédié à la consommation responsable. Alors, en voyant la tendance de la désinfluence, «j’étais tellement contente», explique-t-elle. Jessica Clifton poste elle-même plusieurs vidéos avec ce hashtag.
Mais elle constate vite que de plus en plus de publications n’ont pas pour but de décourager la consommation, mais simplement de pousser à «acheter tel produit plutôt qu’un autre». «Déçue», elle considère aujourd’hui que cette tendance a été en partie détournée par des influenceurs qui cherchent simplement à «gagner des abonnés».
Authenticité
Un rapide coup d’oeil aux dernières vidéos postées sur TikTok sous ce mot-clé montre d’ailleurs que, comme Jessica Clifton, beaucoup sont désenchantés. Mais pour Lia Haberman, spécialiste du marketing de l’influence à UCLA Extension, la désinfluence étant la mode du moment sur l’application, cela pousse des utilisateurs à profiter de «toute cette attention» - et ce quelles que soient leurs convictions.
Voir dans ce mouvement une révolution anticonsommation est «une interprétation erronée», qui «ne correspond pas à la façon dont la tendance a émergé», ajoute-t-elle. Selon le cabinet d’études Tubular Labs, la tendance - devenue véritablement virale en janvier - a émergé en septembre, avec une certaine Maddie Wells.
Loin d’être une militante acharnée, la jeune influenceuse utilisait simplement son expérience de vendeuse dans des magasins de cosmétiques pour expliquer quels produits décevaient les clients. Il s’agissait de vidéos assez factuelles, «sans vraiment de jugement», et encore moins de revendication politique, explique Lia Haberman.
La désinfluence est un moyen de paraître honnête, alors que la parole des influenceurs «n’est plus perçue comme authentique» par le public, qui sait très bien qu’ils sont payés, estime Americus Reed II, professeur de marketing à la prestigieuse Wharton School of Business. Il considère qu’il s’agit aussi, tout simplement, d’»une façon de se différencier». Même si au fond, selon lui, «un désinfluenceur reste un influenceur».