«La nature de l’Islam, la place des musulmans, deux thèmes qui taraudent – et souvent enflamment – les débats de la société française depuis plusieurs décennies. L’ambition de cet essai est de tenter de mettre en lumière l’ancienneté des regards français – car c’est évidemment au pluriel qu’il faut s’exprimer – sur cette religion et sur cette communauté», souligne l’éditeur de Regards français sur l’Islam.
Des Croisades à l’ère coloniale, ouvrage (nouvellement paru aux Editions du Croquant, janvier 2022) dirigé par l’historien Alain Ruscio et qui rassemble des contributions de quatorze auteur-e-s, «spécialistes de périodes et d’aires géographiques différentes». Des contributions par lesquelles leurs auteur(e)s «ont cherché à historiciser cette question». «Et l’on découvrira, ou l’on aura confirmation, dans ces pages, que bien des jugements et attitudes d’aujourd’hui ont des racines multiséculaires, parfois venues du grand choc que furent les Croisades. Au fil des siècles, intérêt, adhésion et hostilité se croiseront».
L’étude couvre la totalité de la période coloniale et s’achève à la guerre pour l’indépendance de l’Algérie. Et l’éditeur d’inviter le lecteur «du début du XXIe siècle de tirer des enseignements sur l’état actuel du débat sur ces questions».
«L’Occident chrétien et laïque a souvent mal nommé l’Islam et ses fidèles »
Nous reprenons quelques extraits (non exhaustifs mais à titre illustratif de quelques contributions). Ainsi, dans une première contribution «Comment les nommer ? Les hésitations du vocabulaire français face à l’Islam et aux musulmans», Roland Lafitte (chercheur indépendant et essayiste) et Alain Ruscio (historien, chercheur indépendant) écrivent que «l’Occident – chrétien et laïque – a toujours hésité, a souvent mal nommé l’Islam et ses fidèles, preuve évidente d’un malaise. Cette attitude plonge ses racines dans un passé très lointain. Attraction et répulsion ont formé un couple étonnant – et détonnant – qui marque la France de ce début de XXIe siècle. Et encore si ce n’étaient que des mots…»
Les mêmes auteurs, dans une seconde contribution : «Images de Mohammed / Mahomet au fil des siècles, relèvent que le nom et le rôle du prophète Mohammed ont été connus en Occident dans un contexte très défavorable, celui de l’affrontement entre le christianisme et ce qui était considéré unanimement comme une ‘fausse religion’ (‘Récits de la vie de Mahomet’, ‘Histoire de l’Islam et des musulmans en France. Du Moyen-Age à nos jours’, Paris Albin Michel, 2006, dir Mohamed Arkoun). «A l’exact opposé s’y est ajouté, à partir du XVIIIe siècle, un combat contre les croyances et superstitions qui engloba d’autant plus l’Islam qu’il était totalement ou partiellement méconnu. De ce fait, Mahomet a le plus souvent été l’objet de portraits dévalorisants : il était violent, belliciste, fourbe, imposteur, manipulateur … sans compter une sensualité débordante, source de débauche (s).
Cela, cependant avec des exceptions notables et parfois prestigieuses ». «Le XIXe siècle prit le relais du siècle des Lumières»… Bonaparte «voyait en Mahomet un grand réformateur, grand meneur d’hommes et grand conquérant, une figure dont il pouvait s’inspirer, à la manière d’Alexandre et non tant de Jésus, un exemple à suivre dans son rêve de conquête de l’Orient pour contrer l’Angleterre : ‘Ce qui est supérieur en Mahomet, confiera-t-il plus tard à Gaspard Gourgaud, l’un des compagnons d’exil à Sainte-Hélène, c’est qu’en dix ans il a conquis le monde’»… «Quant à sa doctrine elle-même, Bonaparte la voyait comme idéologie et justification de son pouvoir politique, dont il s’agissait de saisir l’opportunité».
… «Une autre image souvent véhiculée fut celle d’un Mahomet porté sur les désirs charnels.
A partir de 1830, alors que la France devenait progressivement une puissance musulmane, selon une expression en vogue dans les années 1910, le combat contre la religion de Mahomet fut mené par les catholiques les plus traditionnalistes, d’abord en terre d’Islam.
…Même dans le monde scientifique, il s’est trouvé des hommes pour nier tout apport de la civilisation musulmane au patrimoine de l’humanité ».
… «Au XIXe siècle, il y eut néanmoins de sérieuses inflexions aux portraits agressifs, même si ces derniers restèrent dominants.
… «La Revue de l’Orient, bulletin d’une Société orientale érudite, extrêmement documentée, contribua grandement à la connaissance de l’Islam».
… «On peut citer également les évolutions de l’approche d’un Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon, dit Henri Saint-Simon et de ses disciples, sur la figure de Mahomet… Quant à son disciple Ismaÿl Urbain, converti à l’Islam en 1835 au Caire, il écrivit en 1835 : ‘On croit avoir fait preuve d’une raison transcendantale quand on dit que Mahomet était un grand homme, un illustre conquérant. Tant que j’entendrai pas ajouter : et un homme divin’, ‘je soutiendrai qu’on ne comprend ni l’Orient, ni l’islamisme, ni Dieu’».
… «Officier de la tradition de Lyautey (il fut longtemps dans son entourage direct au Protectorat), lisant et parlant couramment la langue arabe, Henry de Castries publia bien des études dénonçant les stéréotypes antimusulmans… De Castries proposait un portrait, alors rare, dans lequel dominait un trait, la «sincérité» d’un Mahomet, dont la mission essentielle débarrasser son peuple des idoles, avait été accomplie. (L’Islam, impressions et études, Paris, Armand Colin, 2e éd., 1896).
Et les auteurs de rappeler que les convertis, comme Ismaÿl Urbain (1812-1884), Isabelle Eberhardt (1877-1904), Jean-Baptiste Cherfils (1858-1926), Etienne Dinet (1861-1929), Henri-Gustave Jossot (1866 -1951), Valentine de Saint-Point (1875 -1953) et bien d’autres, «contribuèrent par leurs œuvres – et par leurs vies – à combattre les idées reçues». «Etienne Dinet, avec son ami et complice Slimane ben Ibrahim, publia par exemple une Vie de Mohammed, Prophète d’Allah qui tranchait complètement avec les portraits agressifs dominants».
Les trois quarts des mosquées en Algérie détruites en moins de quarante ans d’occupation coloniale
Dans Le sort des mosquées en Algérie française, de la conquête au début du XXe siècle, l’historien Alain Ruscio indique qu’«au total, si les trois ou quatre décennies qui suivirent l’occupation furent des calamités pour les femmes et les hommes qui vivaient sur la terre d’Algérie, il en fut de même pour les édifices religieux, dont certains étaient multiséculaires. L’addition destructions +détournements profanes ou religieux + manque total d’entretien aboutit à la perte des trois quarts des mosquées d’Algérie».
«Puis, progressivement, la fièvre destructrice s’épuisa… Certes, l’hostilité à l’Islam ne disparut ni dans les cercles dirigeants ni dans une grande partie de la population européenne. Au moins cessa-t-elle de se manifester par l’éradication des témoins de la religion du plus grand nombre». «Fort heureusement pour la Tunisie, conquise plus tard, et pour le Maroc, qui connut le Protectorat au début du XXe siècle, cette fièvre s’était alors éteinte. Il est également évident que les autorités parisiennes veillèrent à ne pas ajouter aux traumatismes des conquêtes des affronts religieux. Les grandes mosquées de la Zitouna (Tunis) et de Kairouan ne furent ni détruites ni dégradées. On sait par ailleurs qu’au Maroc, Liautey, probablement choqué par l’attitude de nombreux Français d’Algérie, qu’il avait longuement côtoyés, exigea le strict respect des mosquées, notamment en en interdisant l’accès aux non-musulmans».
Un contrôle permanent et étendu
Dans Etat et Islam dans l’Algérie coloniale. Séparation contrariée, laïcité empêchée, Hocine Zeghbib (Docteur d’Etat en droit, chercheur associé au CREAM) écrit que «le cœur de ce système de domestication de l’Islam, qui se résume en un Islam fantasmé et bricolé au gré de ce qui s’avère utile à la poursuite de l’entreprise coloniale et qui aboutit à un modèle inédit, n’est rien d’autre qu’un contrôle permanent et étendu sur ce qui donne vie et sens à la population de religion musulmane. Aussi, au-delà du culte proprement dit, même réduit à sa plus simple expression, le contrôle s’étend à l’instruction dispensée par les écoles dites coraniques qu’elles soient dépendantes des mosquées amies ou, a fortiori, des autres mosquées (plus nombreuses en milieu rural) et dont la création, quel qu’en soit le lieu d’implantation, était soumise à autorisation aux termes du décret du 8 mars 1938 ; le contrôle cible par ailleurs les autochtones musulmans et juifs (ces derniers ne seront plus concernés après le décret Crémieux de 1870) qui restent soumis pour ce qui fait l’essentiel de leur vie sociale, au droit découlant de leur statut personnel et donc à la justice autochtone, alibi commode pour leur refuser durablement l’accès à la pleine citoyenneté française, d’une part et, partir de 1881, pour les soumettre à un droit pénal spécial, le Code de l’indigénat, terrible outil foncièrement répressif et inégalitaire mis entre les mains des administrateurs ; le droit musulman lui-même n’y échappe pas qui fait l’objet dès les débuts de la colonisation, d’une véritable «invention» que l’on tentera, au fil des besoins de la colonisation, de codifier sans grand succès du reste».
C’est que dans l’entreprise coloniale, la justification de la mission civilisatrice cache mal le processus de soumission, d’asservissement et de subjugation des hommes et de leurs territoires. Pareille entreprise ne peut longtemps se passer d’un habillage conforme aux grands principes déclarés être à son fondement… Les «lois particulières» se multiplièrent et se renforcèrent». Pour sa part, Aïssa Kadri (professeur de sociologie, actuellement professeur associé à l’UMR LISE - CNAM/CNRS et professeur à l’Institut catholique de Paris) relève dans Les autorités coloniales, les écoles coraniques et la langue arabe en Algérie que «la France, comme Etat et comme société, ne connaît pas l’Islam seulement d’aujourd’hui. La colonisation en a été un moment fondamental : celle-ci ne cesse de faire valoir ses effets, tout au moins dans les représentations et certains positionnements. Sans doute n’est-on pas dans une continuité où seules auraient changé les conditions les plus générales d’un rapport plus conflictuel qu’apaisé, qui se serait noué définitivement dans le moment colonial, mais force est de constater que les deux situations historiques, passée et actuelle, notamment dans ce qui est aujourd’hui déclaré séparatisme, présentent des homologies structurales, des affinités électives que n’arrivent pas toujours à dissimuler des discours bienveillants ou des actions de rapprochement intéressés».
«La réponse de la société algérienne à l’agression culturelle française n’a pas été uniforme»
… «On ne peut comprendre les attitudes des uns et des autres à l’égard de ce qui se configure comme affrontements culturels, si on ne sait au préalable l’état scolaire et au-delà l’état culturel dans lequel se trouvait la société réceptrice locale à la veille de l’intrusion coloniale». «Militaires ou civils hagiographes de la colonisation ou historiens et sociologues de métier, contemporains ou non de la conquête coloniale, tous s’accordent à relever à ce propos que la condition intellectuelle qui prévalait en Algérie n’avait rien à envier à celle qui avait cours en France à la même époque (voir particulièrement M. Emerit, L’état intellectuel et moral de l’Algérie en 1830, revue d’histoire moderne et contemporaine, juin/sept, 1954). «Tous les témoignages concordent pour établir que ‘l’instruction élémentaire était (en 1830) beaucoup plus répandue en Algérie qu’on ne le croit généralement’» (Général Daumas, cité par Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France (1871 -1919). «Alexis de Tocqueville notait en 1847 de manière encore plus tranchée : ‘Nous avons laissé tomber les écoles, disperser les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes… c’est-à-dire que nous avons rendu la population musulmane beaucoup plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître’». «De fait, l’enseignement traditionnel était toujours violemment combattu, cela n’empêche qu’il survit et connaît une persistance et même contre toute apparence un regain qui témoigne de sa profonde vitalité».
… «Réprimé, limité, surveillé, l’enseignement traditionnel survivait souvent au prix d’un affadissement de son contenu. Loin de prendre fin avec l’élargissement de lois laïques à l’Algérie, ce large mouvement d’irrédentisme culturel se perpétuait sous d’autres formes».
«Ce sera pendant longtemps l’exil dans d’autres pays arabes de jeunes Algériens qui vont fréquenter les universités au nom prestigieux telles El Azhar au Caire, la Zitouna à Tunis, El Karawine à Fès. Ce sera aussi l’irruption ici ou là d’institutions supérieures d’enseignement libre musulman qui disparaissent aussitôt qu’elles sont créées.
Ce sera enfin dans les années 1930, à la faveur d’une conjonction de facteurs nationaux et internationaux favorables, la relance sur une nouvelle base de l’enseignement libre musulman par le mouvement réformiste.
Ce sera le développement à partir des années de la Première Guerre mondiale des moquées libres qui vont présenter d’autres alternatives aux discours dominants sur la religion et l’école»... «La réponse de la société algérienne à l’agression culturelle française n’a pas été uniforme, loin s’en faut ; réponses contradictoires à des incitations elles-mêmes contradictoires, les attitudes des Algériens à l’égard de l’école française et plus loin du système culturel qu’elle supporte, ne peuvent pas se réduire à des flux de fréquentation scolaire. Elles révèlent dans leur ambiguïté le problème même des situations de contact culturel.
L’école française n’apparaît pas dans cet ordre d’idées comme l’instrument de modernisation d’une société traditionnelle figée». «L’imposition du système scolaire français n’est pas un processus unilatéral qui ne peut s’apprécier que du point de vue de sa positivité». «Dans sa transposition à l’Algérie, celui-ci rencontre une société qui n’est pas pur réceptacle mais qui, organisée autour de normes et valeurs non moins efficientes que celles de la société dominatrice, est agissante et qui produit même des formes nouvelles d’adaptation ‘compromis entre, comme l’écrit Lacheraf, ce que le colonisé abandonne faute de pouvoir le valoriser, et l’exigence de modernité, brusquement apparue derrière le colonialisme qui la refoule en vain ou la tient en échec pour des raisons de prépondérance politique’@». (Lacheraf, Algérie, Nation et Société, op cit, p 318).
Notons que les autres contributions ont porté sur : Mise au point historico-sémantique : le mot et les maux de l’islamophobie par Roland Laffitte et Alain Ruscio ; L’hostilité à l’Islam et aux musulmans, phénomène multiséculaire par Roland Laffitte et Alain Ruscio ; Intérêt paradoxal pour l’Islam, l’autre tradition française par Roland Laffitte et Alain Ruscio ; Poitiers 732, Roncevaux 778 : vraies batailles, fausses histoires par Alain Ruscio ; Les sciences arabo-islamiques vues de France (XIXe-XXe siècles) par Simone Mazauric ; L’Islam en France sous l’Ancien Régime et la Révolution : attraction et répulsion par Faruk Bilici ; Le prophète de l’Islam au prisme de la raison «calme et réfléchie» : la vie de Mahomet par Henri-François Turpin (1773-1779) par Sébastien Jahan ; Regards français sur le hajj, de l’expédition d’Égypte à la Grande Guerre par Luc Chantre ; Les conversions d’Européens à l’Islam durant la période coloniale : Juliette, la (fausse) Chrétienne de la Smalah d’Abd el Kader, Ismayl Urbain, Isabelle Eberhardt, Aurélie Picard-Tidjani, Le Dr Grenier, Henri Gustave Abdou’l Karim Jossot, Étienne Nasreddine Dinet, Valentine de Saint-Point par Roland Laffitte, Naïma Iffkir-Laffitte, Ophélie Léonard, Laurence Montel, Jacques Poirier et Alain Ruscio ; Les «Reniés» du Protectorat français au Maroc par Gérard Chalaye ; Regards français sur le voile islamique, XIXe -XXe siècles par Alain Ruscio ; Comment l’incompréhension coloniale facilita l’expansion de l’islam en Afrique de l’ouest francophone par Catherine Coquery-Vidrovitch.
*Regards français sur l’Islam. Des Croisades à l’ère coloniale, livre collectif dirigé par Alain Ruscio. Editionbs du Croquant, janvier 2022
BIO-EXPRESS
Alain Ruscio, né en 1947, historien, chercheur indépendant, a consacré l’essentiel de son travail, dans un premier temps, à l’Indochine coloniale et à la phase finale de cette histoire, la guerre dite française d’Indochine (1945-1954), dont sa thèse d’État, soutenue en Sorbonne (Université Paris I), en 1984. Il dirige un Centre d’information et de documentation (CID) sur le Vietnam contemporain, qui a comme fonction de collecter, de classer et de mettre à la disposition du public une masse importante de documents de toutes provenances, en langues vietnamienne, française, anglaise, russe, italienne, etc.
Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, parmi lesquels La Guerre française d’Indochine, 1945-1954 (Complexe, 1992) et Le Credo de l’homme blanc. Regards coloniaux français, XIXe-XXe siècles (Complexe, 1996, 2002)…