Après plus de 20 ans à la tête du pays, le président sortant Recep Tayyip Erdogan a remporté la présidentielle dimanche au terme du second tour avec 52,14 % des voix contre 47,86 % pour son opposant Kemal Kiliçdaroglu, selon la commission électorale. Il succède à lui-même pour un nouveau mandat de cinq ans.
Ainsi, ni le désir de changement et d’ouverture d’une partie de l’électorat, ni l’inflation sévère qui mine la Turquie, ni les restrictions aux libertés traduites par la condamnation de dizaines de milliers d’opposants à la prison ou à exil et les conséquences dramatiques du séisme survenu en février n’ont fait vaciller Erdogan.
Le 31 mai 2013, la police déloge plusieurs centaines de personnes campant près de la place Taksim d’Istanbul contre un projet d’aménagement urbain. Pendant les trois semaines qui suivirent, quelque 2,5 millions de personnes manifestent pour exiger la démission d’Erdogan, accusé de dérive autoritaire et de vouloir «islamiser» la société.
A l’été 2020, le Parlement vote une loi renforçant les pouvoirs des «vigiles de quartier», puis un texte renforçant le contrôle des réseaux sociaux. Fin décembre, la Cour constitutionnelle juge légale la détention prolongée de l’homme d’affaires et philanthrope Osman Kavala, qui sera condamné à la perpétuité en 2022.
En mars 2021, la Turquie annonce qu’elle va se retirer de la Convention dite d’Istanbul contre les violences à l’égard des femmes. En octobre, le Parlement adopte une loi sur la désinformation, qui permet notamment d’inculper l’opposant social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu.
Le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu, candidat potentiel à la présidentielle, est condamné fin 2022 à plus de deux ans de prison et d’interdiction de mandat politique pour «insultes à des responsables». Il a fait appel. En janvier dernier, la Cour constitutionnelle prive de subventions publiques le HDP pro-kurde, troisième parti du pays.
Cela dit, nombreux sont les défis qui attendent le maître de la Sublime Porte pour son nouveau mandat de cinq ans.
Sur le plan intérieur, la situation économique est inquiétante. En effet, l’inflation, selon les données officielles, reste en avril à plus de 40% sur un an après avoir dépassé les 85% à l’automne, résultat d’une baisse régulière des taux d’intérêt voulue par le président. Entre août et février, le principal taux directeur a été abaissé de 14% à 8,5%, des baisses justifiées par la Banque centrale par le souci de soutenir «l’emploi et la production industrielle».
Erdogan affirme que les taux d’intérêt élevés favorisent l’inflation et il a indiqué, pendant sa campagne, qu’il n’a aucune intention de les relever. La livre turque a perdu plus de la moitié de sa valeur en deux ans et a atteint cette semaine les 20 livres pour un dollar. Selon les données officielles, Ankara a dépensé 25 milliards de dollars en un mois pour la soutenir.
Le tremblement de terre de magnitude 7,8 du 6 février a dévasté des zones entières du sud-est de la Turquie, faisant au moins 50 mille morts et plus de trois millions de déplacés. Le président a promis de reconstruire au plus vite 650 mille logements dans les provinces affectées.
Différends avec l’Occident
Au niveau international, les alliés de la Turquie au sein de l’Otan attendent qu’Ankara lève son veto à l’entrée de la Suède dans l’Alliance atlantique, bloquée depuis mai 2022. Alors que Stockholm a multiplié les gestes de bonne volonté, dont l’adoption début mai d’une nouvelle loi antiterroriste, la Turquie, comme la Hongrie, est restée inflexible, continuant d’exiger l’extradition de dizaines d’opposants présentés comme des «terroristes» kurdes ou issus du mouvement du prédicateur turc en exil Fethullah Gülen, qu’Ankara accuse d’être derrière la tentative de coup d’Etat de juillet 2016.
Les ministres des Affaires étrangères de l’Otan doivent se retrouver aujourd’hui à Oslo avant le sommet des chefs d’Etat en juillet à Vilnius. Le veto turc à l’encontre de la Finlande a en revanche été levé début avril. Les deux pays nordiques, traditionnellement neutres, ont déposé leur demande d’adhésion après l’intervention russe en Ukraine en février 2022.
Dans sa politique de réconciliation avec des voisins arabes, Recep Tayyip Erdogan a tenté ces derniers mois de se rapprocher en vain de son voisin, le président syrien Bachar Al-Assad. Ce dernier a exigé en préalable à toute rencontre avec son homologue turc le retrait des forces turques stationnées dans le nord de la Syrie sous contrôle rebelle et la fin du soutien d’Ankara aux groupes rebelles opposés à Damas.
La Turquie a été impliquée dans le conflit dès 2011, hébergeant l’opposition politique et les responsables de l’opposition armée au régime de Al-Assad. D’août 2016 à mars 2017, Ankara lance l’opération «Bouclier de l’Euphrate» dans le Nord syrien, de l’autre côté de sa frontière, pour débarrasser la zone, selon elle, à la fois du groupe jihadiste Etat islamique (EI) et de la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG).
Partenaires des Occidentaux dans la lutte antijihadiste, les YPG sont considérées comme une organisation «terroriste» par Ankara pour leurs liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui mène une guérilla en Turquie. L’opération permet à Ankara d’établir un tampon entre les différents territoires contrôlés dans le Nord syrien par des groupes kurdes. De janvier à mars 2018, les forces turques et leurs supplétifs syriens prennent aux YPG l’ensemble d’Afrine (nord-ouest) à l’issue de l’offensive baptisée «Rameau d’olivier».
En octobre 2019, la Turquie lance, à la faveur d’un retrait américain, une opération aérienne et terrestre, baptisée «Source de paix», visant les milices kurdes. Celle-ci lui permet de prendre le contrôle à sa frontière d’une bande de territoire d’une trentaine de kilomètres de profondeur. Le 11 mars 2020, Ankara mène l’opération «Bouclier du printemps» contre le régime de Damas, après des semaines d’escalade dans le Nord-Ouest syrien.
Dans la nuit du 19 au 20 novembre 2022, l’aviation turque lance l’opération «Griffe épée» une série de raids aériens contre des positions du PKK et des YPG en l’Irak et en Syrie. Le gouvernement turc accuse ces deux mouvements (qui ont démenti) avoir commandité l’attentat du 13 novembre à Istanbul. Aujourd’hui, le président Erdogan veut convaincre une partie des 3,7 millions de Syriens réfugiés sur le sol turc à rentrer chez eux. En Libye, ses forces soutiennent le gouvernement d’Union nationale, basé dans la capitale Tripoli, contre les forces rebelles de l’est du pays dirigées par le général Haftar.
La Turquie est un membre de l’Otan depuis 1952 où elle représente la deuxième plus grande armée après les Etats-Unis. Mais les relations entre ces deux alliés sont affectées par des différends sur plusieurs questions.
Ankara accuse le prédicateur Fethullah Gülen d’être derrière la tentative de coup d’Etat de juillet 2016 qui a visé Erdogan et demande en vain aux Etats-Unis, où il s’est installé, de l’extrader vers la Turquie. Demande rejetée par Washington. En parallèle, Erdogan n’apprécie pas le soutien américain en Syrie aux milices du YPG dans la lutte contre les jihadistes. Le 9 août 2016, Recep Tayyip Erdogan se réconcilie avec son homologue russe Vladimir Poutine, après une crise consécutive à la destruction d’un avion russe par la Turquie à la frontière syrienne fin 2015.
Le 12 juillet 2019, Ankara reçoit la première cargaison de batteries de missiles russes S-400, en dépit des avertissements américains. La Turquie a opté pour une vision d’équilibre sur l’intervention russe en Ukraine, condamnée par les Occidentaux. Elle a refusé d’imposer des sanctions occidentales à la Russie, mais a vendu à Kiev des drones Bayraktar. Ankara a également joué le rôle d’intermédiaire dans les accords relatifs à l’exportation des céréales ukrainiennes vers le reste du monde à travers la mer Noire.
Ankara a adhéré à l’initiative chinoise «la Ceinture et la Route» pour améliorer les liens commerciaux et a contracté des prêts auprès de Pékin dont les relations avec Washington connaissent des frictions.
En parallèle, ses rapports avec Bruxelles se sont détériorées. La Turquie est officiellement candidate à l’UE mais les négociations d’adhésion, entamées en 2005, sont au point mort depuis plusieurs années. Les relations entre les deux parties se sont envenimées au sujet des forages de gaz en Méditerranée orientale. Le 10 juillet 2019, la Turquie affirme qu’elle poursuivra les travaux de forage des gisements gaziers au large de Chypre, malgré les mises en garde de l’UE.
En décembre 2019, le Congrès américain a adopté deux projets de loi en soutien à Chypre dans ses différends territoriaux et énergétiques avec la Turquie. L’un lève l’embargo imposé il y a 30 ans sur la vente d’armements américains à Nicosie, l’autre renforce l’aide à la sécurité de Chypre tout en condamnant la Turquie pour ses activités de forage au large de l’île.