Prs Abdeljalil Belarbi et Abdelhafid Khelidj. Experts en énergie : «Le bâtiment et le génie civil constituent le pollueur numéro un»

13/05/2024 mis à jour: 03:15
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Photo : D. R.

Cet entretien croisé associe deux universitaires de la diaspora, Abdeljalil Belarbi, professeur éminent de l’université de Houston, Texas, et Abdelhafid Khelidj, professeur à l’IUT Saint Nazaire, université de Nantes, responsable de la licence professionnelle et en conduite de projets de travaux publics, selon leurs qualifications académiques respectives. Ce faisant, l’interview défriche avec eux deux domaines de recherche complémentaires, la spécialité du premier étant les matériaux innovants introduits dans la construction des structures de génie civil alors que celle du second porte sur l’étude des contraintes que subissent ces structures, contraintes sur la base desquelles ces matériaux dits innovants sont conçus. La veille, les deux professeurs avaient communiqué les résultats de leurs travaux aux doctorants et étudiants en master de la filière BTP de l’université d’Aïn Témouchent. Dans le jeu des questions-réponses avec les deux interviewés installés à l’étranger depuis plus de 40 ans, nous avons abordé d’autres questions sur des sujets annexes relativement aux performances comparatives observées chez les étudiants aux USA, en France et dans notre pays ainsi que les différences dans les contenus des cursus et les méthodologies mises en œuvre dans leur transmission et leur assimilation.

  • Qu’entendez-vous par matériaux innovants ?

Abdeljalil Belarbi : C’est par rapport aux matériaux conventionnels que sont le béton et l’acier. Il s’agit de ceux en fibre de carbone ou encore en polymère et dont les caractéristiques surpassent celles des matériaux conventionnels, tant en matière de corrosion, de durabilité que de résistance. À titre d’exemple, avec ces nouveaux matériaux, la durée de vie d’une structure passe de 75 ans au double.

Abdelhafid Khelidj : En outre, dans l’affaire, il est question de développement durable, c’est ce que j’ai évoqué hier dans ma conférence, notamment à travers l’impact du génie civil et la construction sur l’environnement, sachant que le bâtiment et le génie civil constituent aujourd’hui le pollueur n° 1 en la matière. C’est dire s’il est impératif de repenser dans notre pays la formation des ingénieurs et de ne plus se contenter d’en faire des techniciens, en ouvrant en particulier leur formation au social, à l’économie et à l’écologie, ce qui permettra de commencer à reconsidérer la question de l’urbanisme, de construire autrement et avec quels types de matériaux.

Abdeljalil Belarbi : Tenez ce bout de matériau en fibre de carbone utilisé en remplacement du rond à béton. Remarquez combien, il est léger par rapport à l’acier. Mais sachez qu’il est deux fois plus résistant, avec une longueur de vie au double que l’acier mais qu’il coûte au même poids 4 à 5 fois plus sauf qu’au bout du compte, il n’entre dans le coût d’une construction que pour seulement moins de 1%, sans nécessité de maintenance par la suite et sans aucun impact négatif sur l’environnement.

Abdelhafid Khelidj : Pour comprendre la modicité du coût dans une construction, il convient d’en juger à l’échelle globale d’une structure, que ce soit une maison, un quartier ou une ville, et de ne pas raisonner en terme d’un kilo ou de 1 m3. En effet, 1 kg de fibre de carbone coûte, certes, beaucoup plus cher que le rond à béton mais lorsque vous devez injecter 100 kg d’acier, vous ne devez mettre en remplacement que 2 kg de fibre de carbone, ce qui signifie que vous réalisez une économie plus que substantielle avec, ajoutés, les avantages de cette matière innovante.

  • Question : On se situe là à un autre niveau de technologie comparativement aux idées qui ont circulé durant les années 1970 en rapport au recours à la construction en brique de toub plutôt qu’en parpaing ?

A. Khelidj : Justement, on n’en est pas loin mais toujours en plein dedans ! Car la perspective la plus prometteuse serait précisément d’allier dans la construction les matériaux innovants aux matériaux traditionnels, comme la brique en argile. Il faut trouver un juste milieu dans un mix des deux en prenant le meilleur des propriétés de chacun d’eux, la résistance à la compression de l’un et la faible conductivité thermique de l’autre.

J’ai cité, hier, le cas d’Adrar en relevant qu’ils ont oublié le savoir des anciens en se mettant à construire les murs en parpaing et à réaliser des dalles en béton, sans aucune isolation, dans une région où il fait pourtant 35° en moyenne durant l’année. Et, par-dessus, on met derrière un climatiseur ! C’est affolant. En conséquence, pour ne pas demeurer dans la dépendance des pays développés qui sont à la pointe en matière de développement durable, il faut impérativement se mettre à la recherche-développement et innover au lieu d’être dans la consommation de la technologie de ces pays dominants.

À ce propos, seriez-vous surpris si je vous disais que si les gros pollueurs dans le monde sont effectivement les pays développés, par contre, ceux qui les détrônent par tête d’habitants, ce sont le Qatar, les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et le Koweït ? Car ce qu’on perd de vue quand on construit avec du béton, en génie civil ou bâtiment, et qu’il est produit une tonne de ciment, on rejette l’équivalent en CO2, lequel gaz dérègle le climat.

Il nous faut, en conséquence, revoir notre trajectoire de développement et s’extraire de la sphère des trois acteurs faibles du développement durable que sont les pays dits en voie de développement, les êtres qui ne sont pas encore venus au monde et qui ne peuvent présentement pas intervenir dans la prise de décisions, et enfin les animaux. C’est pour cela qu’on organise des COP afin de satisfaire les intérêts des parties concernées par la question du développement durable.

  • Question : Quelle a été la qualité de la réception manifestée par votre auditoire ?

A. Khelidj : En tous cas pour ce qui est du génie civil, les étudiants en doctorat sont conscients de cette problématique. Il y a même des recherches qui sont entamées ici à Témouchent. J’en suis à ma troisième visite ici et j’ai eu à chaque fois des échanges avec les étudiants. Il faudrait que les pouvoirs publics accompagnent la mutation qui s’opère et que la formation soit repensée dans le sens où il faudrait redéfinir les compétences dont on souhaite qu’un ingénieur fasse preuve. Actuellement, le monde change, en particulier avec la prise en compte des nouvelles notions relatives à l’environnement.

A. Belarbi : Pour ma part, c’est la première fois que je viens à Témouchent. Cependant, je me suis rendu dans d’autres universités : Batna, Blida et Tlemcen. J’ai eu également à faire le constat que les étudiants sont à jour. J’estime même que le travail qui s’effectue ici est parfois d’une gamme supérieure aux USA.

  • Question : Tant que cela ?

A. Belarbi : Attendez que je relativise : Je dis supérieur, mais sur le plan de la théorie. Cela s’explique par le fait qu’ils ne bénéficient pas des moyens dont les étudiants disposent dans les universités U.S., à savoir des laboratoires, l’accès aux matériels et aux fonds de recherche. Par conséquent, avec le peu de moyens qu’ils ont, ils font un travail formidable.

Un ami à Stanford University m’a avoué : «Moi, je ne peux faire le travail que font ces gens». C’est dire que ce qui se fait ici au pays, c’est du haut de gamme. Nous aussi, mon collègue et moi, qui avons effectué notre premier parcours universitaire jusqu’ à l’ingéniorat à Tlemcen puis à l’USTO, nous sommes partis à l’étranger avec le même bagage qu’ont actuellement ces étudiants.

  • Question : Sauf qu’après votre départ en 1978, l’école fondamentale a sévi ?

A. Belarbi : Sauf que nous avons constaté que sur la question des matériaux innovants, ici, les gens sont à jour. Ils savent très bien ce qui se passe ailleurs dans le monde. Maintenant, sont-ils capables de mettre en pratique ce qu’ils savent en la matière sur le terrain, c’est une autre histoire. Car, effectivement, l’axe primordial dans la construction reste ici le béton et l’acier et qu’il faut en sortir.

Comme l’a indiqué mon collègue, il faut combiner un mix entre le traditionnel (toub) et l’innovant pour leurs qualités respectives d’autant que notre pays est une zone parasismique, donc sous la menace des tremblements de terre, comme également un pays à climat chaud et qui est dans la nécessité de commencer à investir dans le développement durable.

A. Khelidj : Pour revenir à votre question, la différence entre ce qui prévaut ici et aux USA, c’est qu’il existe là-bas une liaison forte entre l’université et l’industrie, autrement plus forte qu’en Europe qui, elle, influence ce qui se fait ici. En France, cela existe à des niveaux moyens. En effet, le transfert de technologie entre l’université et le monde industriel aux Etats-Unis et en France est sans commune mesure ! Il est insensé de faire de la recherche pour la recherche, et au fond produire une «recherche-tiroir» ! Pour réaliser une thèse, on peut avancer fondamentalement dans les travaux mais il faut aussi avancer dans l’application de ces travaux.

  • Question : Mais dans cette approche strictement utilitariste de l’éducation et de la formation, la vieille Europe, dite des humanités, n’est-elle pas plus enviable parce que plus soucieuse de l’épanouissement de l’individu que de la quête effrénée du profit ?

A. Belarbi : À l’université, il doit y avoir les deux, sans exclusive. Il y a la partie recherche fondamentale où le chercheur s’éclate dans la science et la partie application où il cède le relais à celui qui va transférer les résultats de ses investigations au profit de l’industrie. Dans nos pays du Sud, l’université doit être utile, pas seulement pour former des gens mais aussi pour que cette formation se traduise par un impact économique sur le territoire. Peut être qu’ici les gens le perçoivent, mais moi, de loin, je ne le vois pas. Le transfert, certes, a commencé, mais il est très timide.

A. Khelidj : Cela est en définitive normal. Les autres pays ne sont pas passés du jour au lendemain au transfert de technologies. Ils sont passés par des étapes pour y arriver. Lors de mon arrivée en France en 1984, il n’y avait pratiquement pas de transfert de technologie. Là, je parle de ce qui est de l’ingénierie civile, pas de ce qui est médical ou autre chose. Actuellement, ce sont 90% des recherches qui sont transférables sur le terrain.

  • Question : En fait, mon insistance sur ce sujet, c’est par rapport à des voix du monde politique local qui ont prôné, à titre d’exemple, l’abandon de la sociologie et de l’anthropologie au profit de la technologie.

A. Khelidj : Ah ! Non, j’ai insisté hier sur la nécessité impérieuse de mettre de l’anthropologie chez les ingénieurs. Il faut injecter à forte dose les sciences humaines et sociales dans la formation des ingénieurs 

A. Belarbi : Aux États-Unis, dans l’obtention du diplôme, par exemple d’ingénieur de génie civil, sachez que c’est 50% de socio-économie et d’humanités et 50% de technologie.
 

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