C’est en partie par le truchement des flash-back que le réalisateur fait rentrer le spectateur dans la peau des personnages.
Projeté dans la catégorie des classiques au festival du film arabe d’Oran, le film heureusement restauré Les Dupes (1972) du Syrien Tawfik Salah et ses symboliques, particulièrement puissantes est, de surcroît, d’une actualité déconcertante. Il l’est à un double niveau. D’abord, si on met momentanément de côté la spécificité du contexte du film, on retrouve un parallèle étonnant avec la tragédie migratoire qui caractérise le monde d’aujourd’hui.
Des gens qui, pour des raisons diverses (la guerre, la misère économique, etc.), s’aventurent moyennant rémunération de passeurs et souvent au péril de leur vie à traverser illégalement des frontières, mais aussi des déserts ou même des mers pour chercher un coin sur terre où ils pourraient se reconstruire et aider leurs familles pour beaucoup d’entre eux. Il l’est également en faisant écho au conflit qui secoue en ce moment le Moyen-Orient non pas en tant que tel mais en focalisant sur le sort des Palestiniens qui, jadis, avaient fui la guerre, perdue face à l’occupation sioniste mais aussi sur le comportement envers eux, suggéré symboliquement, des pays arabes voisins.
Dès l’ouverture, un maître d’école, intello et moderniste pour l’époque mais s’engageant dès le départ et au besoin à prendre les armes (il sera martyr), enseigne à des élèves comment le Tigre et l’Euphrate convergent pour donner Shatt El Arab. C’est ce symbole-là d’une unité rêvée, à l’échelle régionale, qu’il va, déjà à l’époque, battre en brèche.
Vers la fin des années 1950, les protagonistes représentant des réfugiés palestiniens de Basra en Irak, un des pays d’accueil, sont presque livrés à eux-mêmes, tentant au mieux de s’en sortir quitte à vouloir s’impliquer dans la contrebande pour l’un ou à «abandonner» sa famille pour l’autre acceptant d’épouser n’importe quelle autre femme, juste pour avoir un toit en dur, etc.
«Quel travail pourrais-je faire ici ? Je ne sais que travailler la terre, comme mon père, mon grand-père et au-delà !», s’insurge un personnage d’un certain âge pleurant justement la perte de cette terre. C’est dans ce contexte qu’émerge le projet d’émigration vers le Koweït voisin dans l’espoir de trouver du travail. S’ensuit un véritable périple d’une traversée à travers le désert, faisable mais encore faut-il pouvoir passer les frontières sans se faire prendre.
Flash-back
Des laissez-passer que les Palestiniens n’ont évidemment pas. C’est en partie par le truchement des flash-back que le réalisateur fait rentrer le spectateur dans la peau des personnages, à commencer par le passeur, lui aussi Palestinien mais qui a la chance d’être employé comme chauffeur de camion-citerne par un patron koweitien et peut donc traverser légalement la frontière.
Il en profite pour gagner plus d’argent en faisant passer des «clandestins». Blessé durant la guerre, il perdra ses parties intimes. «C’est mieux que la mort», lui rétorque-t-on. La symbolique est très forte pour cette «perte de dignité», une abdication compensée par le désir exprimé explicitement de «gagner de l’argent, encore plus d’argent».
Le film est visionnaire et c’est ce qui sera reproché plus tard à bon nombre d’anciens militants de la cause. Pour réussir la traversée, les trois autres passagers (trois générations) doivent supporter d’être enfermés pendant 6 à 7 minutes à l’intérieur d’une citerne métallique, synonyme de fournaise. Ils réussiront au premier passage, côté irakien où les formalités administratives sont facilitées, mais les choses n’iront pas de soi au second, côté koweitien. C’est très subtil mais c’est le comportement des agents des frontières, perdant du temps à spéculer et à fantasmer sur des prétendues danseuses à Basra, ville de départ, qui va chambouler le plan.
Pris au piège, les passagers, suffoquant à l’intérieur, tentent de faire du bruit mais leurs cris à la survie ne seront pas entendus, car masqués par le ronronnement des climatiseurs offrant le confort aux agents. La symbolique de cette opposition, celle de rester sourd au malheur des autres, est également très forte. Il y en aura une autre lorsque les cadavres seront abandonnés (le passeur n’y pouvant rien malgré sa bonne volonté) sur une décharge à proximité d’un champ pétrolier synonyme de richesse. Pourtant dans Shatt El Arab, personne ne veut foncièrement du mal à l’autre, mais c’est une série de comportements, d’attitudes qui font que rien ne fonctionne.
Une brève séquence du film (l’auto-stop) montre même, toute proportion gardée évidemment, que ce sont parfois des étrangers (européens) qui sont plus enclins à aider. Cette parenthèse fermée, pour les trois protagonistes du film, c’est le drame absolu, une tragédie et c’est toute la force du cinéma d’interpeller les consciences sur l’état du monde, au-delà des statistiques, des flashs d’information, des émissions télé ou même, parfois, des idéologies.