Réception à l’hôtel Cirta de Constantine le 11 mai 1932 en l’honneur de la troupe de Fatma Rouchdi (en blanc assise au centre entre deux femmes), par les notables et les hommes de culture dont le docteur Bendjelloul, Mohamed Ennadjar, Mami, Benchaker, Bellamine…
La naissance de l’activité théâtrale au Maghreb pose les premiers jalons du théâtre d’expression arabe à partir de la Tunisie, où le gouvernement dépose au mois de février 1907, au niveau du conseil municipal de Tunis un projet tendant à organiser des représentations du théâtre arabe par des troupes venues d’Orient qui interprètent un répertoire de traduction. Entre autres : Esther de Racine, Maitre de Forges de Georges Ohnet, Les trois Mousquetaires et Le Bossu. Ainsi que des comédies tirées des chefs-d’œuvre de la littérature arabe comme : Antar, Harroun Errachid, Les deux roses, Victime de l’amour, Ibn Zaidoun, L’Andalousie, La bourse et Josef vendu par ses frères.
À partir de cette date, la Tunisie ouvre le bal en programmant des tournées théâtrales en Algérie.
D’après l’auteure Ève Feuillebois, «les premières représentations du théâtre arabe en Algérie remontent à une période qui n’est pas loin de celle de la Tunisie entre 1907 et 1908 animée par des troupes égyptiennes comme celles de Abd al Qâdir al Misrî ou bien de Sulaymân Qardahî». Bientôt suivies par l’association tunisienne d’art dramatique qui a interprété en 1913 à Constantine Salah Eddine, drame historique et philosophique arabe, adaptation de Nadjib El Haddad d’après Talisman de Walter Scott. Ce spectacle a fait un grand tabac.
Une deuxième pièce a été donnée par la troupe intitulée El Kaid El Maghribi, adaptation de l’œuvre de Shakespeare Othello. D’ailleurs, des éloges ont été faits par le journal tunisien Ezzahra : «La soirée du jeudi, la représentation de la pièce Othello, très appréciée par le public au point où on fait revenir à cinq reprises les comédiens sur scène pour le salut». Idem pour le troisième et dernier spectacle de la même troupe qui a interprété Ettabib El Maghsoub, adaptation de Nadjib El Haddad du Médecin malgré lui de Molière. Et même la Dépêche de Constantine consacre une chronique sur le théâtre arabe signée de la plume du chroniqueur Si Cherif Benhabylès.
L’année d’après, une autre troupe tunisienne, celle de Makhlouf En Nadjar donne sur les planches du théâtre municipal de Constantine deux représentations, la première Josef vendu par ses frères, la deuxième intitulée Esther, drame de Jean Racine, devant un public agréablement surpris par la qualité du spectacle. Les troupes du théâtre arabe suspendent leurs programmes pendant la Première Guerre mondiale avant qu’ils ne reprennent leurs activités en 1921 avec la célèbre troupe théâtrale égyptienne de Georges Abiod.
Georges Abiod en Algérie
Pour ce qui est de cette tournée, peu d’universitaires et chercheurs ont pu apporter des éclaircissements sur les cohérences au niveau des informations qui constituent la mémoire du 4e art en Algérie. La plupart d’entre eux nous informent que la tournée de Georges Abiod a connu un véritable fiasco comme le témoigne Mahieddine Bachetarzi. «Georges Abiod était venu jouer avec sa compagnie au Kursaal d’Alger. Il y avait donné deux drames Chahamatou El arab et Saladin. Malgré la propagande active que les amateurs de théâtre algérien lui avaient faite, il n’a pu attirer que 300 spectateurs à sa première représentation, pas plus de 200 à la seconde. Et il avait amené avec lui 23 acteurs. Quel déficit...».
D’autres signalent que les représentations sont boudées par le public qui ne pouvait pas apprécier un genre qui lui était totalement étranger, ou bien que l’élite de l’époque goûtait les spectacles français, alors que la masse ne comprenait pas l’arabe littéraire.
Par contre, Georges Abiod a fait un tabac à Constantine lors de ses deux passages en 1921. Le premier programme qui s’étale du 4 au 10 d’août, par lequel il donne cinq représentations, avec sa troupe qui se compose de 23 acteurs, dont Hussein Riadh, Mahmoud Rédha, Abbas Fares, Mohamed Attya, Abdou Derrouiche, Naima El Masria, Aimadh Stati et l’orchestre sous la direction de Fahmi Aman.
Le premier spectacle est une pièce historique intitulée Saladin et le Royaume de Jérusalem de Farah Antoun. Les médias ne tarissaient pas d’éloges : «Ce fut hier que débuta sur notre scène l’excellente troupe théâtrale égyptienne G. Abiod, par la pièce Saladin et le Royaume de Jérusalem. Salle comble. Soirée excellente.
Tous les acteurs ont été applaudis et rappelés à maintes reprises sur la scène».
Le deuxième spectacle Roméo et Juliette de Shakespeare, suivi d’un troisième spectacle Haroun Erachid, ensuite, Aida d’Antonio Ghislanzoni et la dernière représentation Kech Kech Bey comédie arabe, le titre de cette pièce n’est que le pseudonyme de l’égyptien Naguib Ryhani. Un deuxième passage de Georges Abiod du 14 au 16 septembre de la même année avec, Tharat El Arab, tragédie en quatre actes, Haroun Erachid et Kalifa Sayad, en quatre actes et le dernier spectacle Othello, en quatre actes de Shakespeare. Donc Georges Abiod donna huit représentations théâtrales uniquement au théâtre municipal de Constantine.
Des zones d’ombres restent inexploitées dans pas mal de régions comme les villes de Blida, Médéa, Tlemcen, Biskra, Annaba et Constantine. D’ailleurs, Saâdeddine Bencheneb mentionne dans son fascicule intitulé le théâtre arabe d’Alger que l’échec de la tournée de G. Abiod concerne la ville d’Alger et non l’Algérie.
Le mouvement national et le centenaire
Cette époque est marquée par l’émergence du mouvement national algérien qui œuvre à répandre les idées anticolonialistes chez les musulmans algériens comme en 1930, où une pétition a été adressée par l’Etoile nord-africaine (ENA) à la Société des Nations contre la célébration des festivités du centenaire. Même les historiens comme Benjamin Stora qui note à ce sujet : «Les libertaires condamnèrent énergiquement le centenaire de la conquête de l’Algérie en 1930 et affirmèrent des positions nettement hostiles au colonialisme». De telles célébrations ont suscité de la frustration au sein de la nouvelle génération musulmane. C’est un printemps algérien où fut créée la première Fédération des élus musulmans du département de Constantine (FEMD, réunie au cinéma Royal (ex-Nunez) le 29 juin 1930, en présence de 100 élus du département, avec comme présidents Cherif Benhabyles et Mohammed Salah Bendjelloul, suivie par l’association des Oulémas musulmans algériens (AOMA) en 1931 où la présidence fut confiée à cheikh Abdelhamid Ben Badis. Cette conscience nationale ouvre des perspectives et des efforts de renaissance culturelle.
Sarah Bernhard de l’Orient à Constantine
À partir de cette date, le public a été chanceux d’avoir des représentations théâtrales de haut niveau subventionnées par le gouvernement égyptien. Les Constantinois ont apprécié le talent de la comédienne Fatma Rouchdi, la surnommée Sarah Bernhard de l’Orient, qui a su s’imposer au public par un jeu très agréable. Elle est accompagnée par sa troupe qui se compose de 40 artistes égyptiens, dont Aziz Aid, Abbas Farès, Hussein Riad, Abdelmadjid Chouki, Fouzi et Zineb Sedki. Durant trois soirées, du 8 au 10 mai 1932, les Constantinois ont goûté les pures jouissances du 4e art, en assistant aux trois pièces théâtrales : La mort de Cléopâtre d’Ahmed Chawki, qui relate la conquête romaine de l’Égypte par Octave ; Abbassa de Mahmoud Taimour ; et Medjnoun Leila (le fou de Leila) d’Ahmed Chawki.
La salle n’a pas pu contenir le flux incroyable pour assister aux représentations. Fatma Rouchdi et sa troupe furent brillamment reçues par la population constantinoise et ses élus musulmans, à leur tête le Dr Bendjelloul, les notables et les hommes de culture comme Mohamed Ennadjar, Mami et Benchaker.
Une autre star qui a fait le bonheur des Constantinois en 1933, la Tunisienne Fadhila Khetmi avec la troupe Adab-Chahama du 13 au 15 avril. Au programme ; La cocaïne, comédie en trois actes, Trente ans ou la vie d’un joueur, drame en six actes et L’avare, comédie en cinq actes de Molière, interprétée par des comédiens de haut niveau, dont Habib El Manaa, Nesria Freiz, Ahmed Boulimane, Mohamed Kadri, Mohamed Farah, Salah Zouaoui et Bachir Rahal.
L’émergence des associations musulmanes
Devant ce niveau de performance en matière théâtrale, la scène artistique constantinoise a vu l’émergence et la prolifération de plusieurs associations musulmanes artistiques et théâtrales.
Ces associations pratiquent un théâtre moralisateur et éducateur. D’ailleurs, la couleur est annoncée. Plusieurs vont choisir des noms comme El Amal (l’espoir), El Hillel (le croissant), An Nahda (la renaissance), El Badr (pleine lune), Le lever de l’aurore ou bien l’Étoile polaire, dont la charge est fortement symbolique et porteuse de beaucoup d’espoir pour une révolution culturelle annoncée. À cet égard, le passage à l’acte théâtral fut enregistré à Constantine au mois de février 1930 par la troupe Nasr-Eddine Dinet où des jeunes comédiens comme Mohamed Salah Touache et Kaci Ksentini interprètent Le sultan de Damas et le roi d’El Hira ainsi que Fath El Andalous.
Cette dernière sera reprise en 1932 par l’association En Nahda (la renaissance). En 1933, Les amis de l’art (Mouhibi El Fen) vont s’illustrer pour la première fois en recourant à leur propre texte, se démarquant ainsi de ceux où l’adaptation est le crédo principal. La pièce en question s’intitule Les imposteurs, comédie en trois actes de Mohamed Ennadjar.
En 1934 une autre enseigne en 1937 celle d’Echabab El Feni produit plusieurs pièces théâtrales comme La jeunesse d’aujourd’hui, Chez le docteur, Cheikh Kerkebou, Révélation ou bien et Le dictateur censurée comme étant «une œuvre essentiellement profrançaise, critiquant avec âpreté les méthodes du nazisme et qui se termine par une apologie de notre armée».
Par ailleurs, El Hillel Ettamtili El Kasentini entame son merveilleux parcours en 1938 sous le slogan, La révolution artistique, par de grandes pièces tant en arabe régulier qu’en arabe parlé comme El Bassous et
La vieille folle ou le crime des pères, réalisées avec la collaboration de la grande étoile Aziza Naim, vedette du grand film arabe Le fou de Kairouan et le concours de Leila Tounsia, Hayet Chaouki, Kassimi et Bourghida, ainsi que d’autres pièces comme Le boulanger de Venise, El anjlak et El gazen.
Sans oublier les associations et troupes théâtrales comme El Badr, Le lever de l’aurore, l’Étoile polaire, El Mezhar El Kassentini, Les mille et une nuits, la troupe El Amel El Masrahi, la troupe Ehl El Kahf, pour ne citer que ceux-là sans omettre les troupes de passage à l’instar de celles de Youcef Wahbi, Mahieddine Bachetarzi et Laure Daccache. Depuis, pas mal de plumes tentent d’écrire l’histoire du théâtre arabe en Algérie tout en laissant un goût d’inachevé, des questions en suspens non résolues des premières expériences dramatiques peut-être par manque d’archives !
D’ailleurs, Le professeur et chercheur universitaire Hadj Meliani précise : «On ne peut construire l’histoire culturelle et intellectuelle à partir de généralités».
Par Mohamed Ghernaout
Enseignant et auteur d’ouvrages sur le théâtre algérien