Alors que le prix de la pomme de terre connaît une flambée exceptionnelle, nous avons approché des agriculteurs de la wilaya de Aïn Defla pour tenter de percer le mystère de cette hausse. Les fellahs que nous avons rencontrés pointent notamment la cherté des intrants (engrais, semence et produits phytosanitaires) et la baisse de la production, en alertant sur la précarité grandissante qui gagne de plus en plus de paysans.
Mercredi 16 février. 8h40. Nous venons d’arriver à Aïn Defla. Il fait très beau et très froid. Ça caille. Après un tour en ville et un café pris sur une charmante terrasse, nous empruntons la route d’El Amra, une localité agricole située au sud de la wilaya. Nous nous engageons sur une voie qui passe près du centre commercial UNO. A la périphérie de l’agglomération, le paysage est dominé par de magnifiques étendues verdoyantes et autres paradis fertiles.
A un moment, nous bifurquons en direction de Mekhatria, petite bourgade située à une poignée de kilomètres au sud de Aïn Defla. Chemin faisant, nous croisons des groupes d’écoliers gambadant au bord des routes, des fellahs juchés sur des tracteurs, des ouvriers agricoles s’affairant dans les champs… Des rituels agraires rodés qui scandent la vie des villageois.
Nous sommes ici pour rencontrer des agriculteurs. Avec les prix de la pomme de terre qui caracolent à 90, 100, 120 DA, nous nous sommes dit que le plus simple était d’aller directement à la source et poser la question aux producteurs : pourquoi la patate flambe ? A un carrefour, à l’entrée de Aïn Defla, des vendeurs la proposaient à un tarif allant de 75 à 85 DA. Donc même ici, elle reste chère.
A Mekhatria, la plupart des constructions sont inachevées, arborant des murs nus, en briques rouges. Derrière les habitations qui longent la route s’étalent, à perte de vue, des terrains agricoles. Nous nous engageons sur une piste jusqu’à la limite du chemin carrossable et nous nous arrêtons à hauteur d’une exploitation appartenant à un privé. Un homme vient à notre rencontre : il est justement agriculteur. Son nom : Abdelkader Boubadellah, 49 ans, dont plus de trente ans dédiés au travail de la terre. «J’ai arrêté mes études en terminale. Depuis, je ne fais que ça», confie notre hôte au visage avenant, coiffé d’un bonnet de laine.
«L’engrais a augmenté de 50%»
M. Boubadellah exploite une parcelle d’une quinzaine d’hectares. «Nous produisons en moyenne 300 quintaux de pomme de terre à l’hectare», indique-t-il. «De chez nous, la pomme de terre sort à 50 DA. On l’a vendue à un moment à 40-45 DA.» Avec les intermédiaires, elle atteint donc en bout de chaîne 70 ou 80 DA, voire davantage. Mais il y a eu des saisons où dans les champs, elle était cédée à un prix n’excédant pas les 25 ou 30 DA. Pour Abdelkader, la raison principale de la hausse du prix de la pomme de terre, c’est l’augmentation du coût des intrants.
«L’engrais, l’an dernier, était à 8000 DA le quintal, il a grimpé à 12 000 DA. Il a donc bondi de 4000 DA. Ce n’est pas normal», fustige le fellah. Cela représente ainsi une hausse de 50% en une année. Le prix des semences est également monté en flèche : «Actuellement, la semence est à 200 DA le kilo en moyenne.
Certaines variétés sont arrivées à 220, 230 DA. Avant, on la payait entre 120 et 130 DA.» Cela fait donc une hausse de 66%. A cela s’ajoutent également les produits phytosanitaires pour protéger la pomme de terre contre, notamment, le mildiou, et dont le prix a, là aussi, triplé. Il faut compter, en outre, la main-d’œuvre. «Nous employons une dizaine de travailleurs réguliers, à raison de 1500 DA par jour», affirme M. Boubadellah.
Ainsi, la cherté des intrants a forcément eu un impact sur le prix de revient du légume préféré des Algériens, et donc sur le prix affiché chez le détaillant, nonobstant les marges des intermédiaires.
Et cela se répercute également sur la surface cultivée, souligne ce producteur. «Si, habituellement, je plante 20 hectares de pomme de terre, je vais revoir ma production à la baisse. Mon capital s’est érodé, tout a augmenté, donc je ne peux pas me permettre d’investir de la même manière. Tu es obligé de réduire ta surface de production, sinon, tu travailles à perte», argue-t-il.
Abdelkader redoute les effets de la sécheresse qui s’installe : «Le niveau de la nappe, alerte-t-il, ne cesse de descendre. Les eaux souterraines sont épuisées. Même oued Chlef est presque à sec, et le barrage de Sidi M’hamed Ben Taiba, qui irriguait la région, est vide. Celui qui n’a pas de forage ne pourra pas travailler.» Lui dispose fort heureusement d’un forage.
«Ça m’a coûté la bagatelle de 350 millions de centimes, payés entièrement de ma poche. Je n’ai pas eu un sou d’aide. Et j’ai trimé pour obtenir l’autorisation de creuser», affirme le fellah. M. Boubabdellah se plaint également du retard accusé dans l’alimentation de son exploitation en électricité. Il nous fait visiter une installation électrique qu’il a érigée à ses frais, avec poteaux et câbles. «L’infrastructure est prête mais on ne veut pas lâcher l’électricité. J’attends depuis octobre 2021.»
«J’ai mis 300 millions dans cette installation et toujours pas de courant !» fulmine-t-il. Et de nous montrer une pompe à eau qui est au chômage technique faute de courant électrique justement. «On te dit demain, après-demain, et les jours passent. C’est ça l’administration algérienne. Au lieu de vaquer au travail de la terre, je passe mon temps dans les couloirs des administrations.»
Ingénieux, Abdelkader fait aussi de la pisciculture. Il nous montre deux bassins où il fait de l’élevage de poisson sous serre. «J’élève principalement du tilapia. C’est du bon poisson. J’en vends même à Alger, à 500 DA le kilo», se félicite-t-il.
Et de préciser : «Mais l’intérêt n’est pas dans la vente. Je fais ça surtout pour l’eau que je récupère du bassin, qui est riche en azote, et que j’utilise pour fertiliser mes champs. C’est un engrais naturel.» Nous demandons à Abdelkader s’il pratique l’élevage de cheptel.
«J’avais trois vaches avec leur veaux et on me les a volés», déplore-t-il. «C’était en 2011. ça m’avait coûté 110 millions à l’époque. Aujourd’hui, une seule vache dépasse les 40 millions. Je produisais même du lait. Ça m’a échaudé. Ici, les éleveurs ont peur. Même armé, tu as peur. Il y a un manque de sécurité. Karitha (C’est une catastrophe) ! Si la sécurité était assurée, j’aurais élevé 10 vaches. On a tout ce qu’il faut pour développer l’élevage. Dommage !»
«La production a chuté, voilà tout !»
Nous quittons Abdelkader et, quelques kilomètres plus loin, toujours dans la commune de Mekhatria, nous nous arrêtons dans une autre exploitation. Une camionnette remplie de cageots de pommes de terre trône au bord du champ. Il s’agit d’un mandataire venu faire son «marché». Il va revendre sa cargaison au marché de gros de Bourached. Boualem, un jeune producteur de 40 ans, exploite depuis plusieurs années cette parcelle qui appartient à sa famille.
Il loue également une autre surface auprès d’une EAC. «On vend la pomme de terre à 60 DA mais c’est de la bonne qualité. C’est de la pomme de terre Arizona», dit-il. Référence à une semence hollandaise. Interrogé sur les raisons de la flambée de la patate, Boualem avance presque les mêmes arguments que Abdelkader : «Tout a augmenté, les intrants sont chers. L’engrais, l’année dernière, je l’achetais 7700 DA le quintal, il est à 12 000 DA.
La semence est entre 180 et 200 DA le kilo. Certaines variétés atteignent les 300 DA le kilo», détaille-t-il. Pour les 12 hectares de pommes de terre qu’il a plantés, Boualem soutient qu’il faut «25 quintaux de semence par hectare et 13 à 14 quintaux d’engrais, sans compter les produits phytosanitaires».
Et de lancer : «Baisse moi les prix des produits de base, je te vends la patate à 30 DA !» Il poursuit : «Avant, on faisait 250 à 300 quintaux par hectare, cette année, le rendement a baissé. Ce qui nous a lésés, c’est la pluie qui a duré 40 jours dans cette région et qui a endommagé notre récolte. Il y a des périodes où la pomme de terre a besoin d’une terre sèche, sinon elle pourrit.»
Notre interlocuteur est formel : il n’y a pas, d’après lui, de spéculation sur la pomme de terre. «La production a chuté, voilà tout !» insiste-t-il. «Tu vois ce douar, tous ses habitants cultivaient de la pomme de terre, maintenant, il n’y en a que deux qui continuent à le faire.» «L’engrais, la semence, le mazout, tout a augmenté, après, quand la pomme de terre atteint 80 DA, tu dis modharaba (spéculation) ? Quelle spéculation ? Les fellahs ne trichent pas.»
Boualem nous apprend un autre fait qui explique la précarité grandissante de nombre de nos fellahs : les retards de paiement. Comme beaucoup d’agriculteurs, il cultive aussi la tomate. «Et depuis plus d’une année, je n’ai pas été payé. J’ai vendu ma récolte à un industriel, et à ce jour, il ne m’a pas réglé mon dû», se plaint-il. Il précise que c’est une pratique courante qui touche de nombreux producteurs, et cela les fragilise considérablement.
«D’ailleurs, mes frères ont tous fini par abandonner l’agriculture. L’un a intégré l’administration, un autre s’est engagé dans l’armée. Moi-même, mon vœu le plus cher est de décrocher et d’ouvrir un petit commerce juste pour faire vivre mes enfants», soupire-t-il. «Je n’aimerais pas que l’un mes gosses fasse ce métier. Tu souris un an et tu trimes six ans. Le travail de la terre m’a usé !» martèle le jeune fellah.
Voilà justement un ancien fellah, Ahmed, la cinquantaine, qui a jeté l’éponge, nous dit-il, en 2015, et s’est converti dans la vente d’engrais et autres accessoires agricoles. Pour lui, le travail de la terre est vraiment devenu «un travail ingrat».
Evoquant les tarifs des intrants, il nous fait savoir : «Le fellah ne fait que dépenser. Même nous, on a été entraînés avec lui dans cette spirale. On lui vend à crédit et on a du mal à récupérer notre argent. Mais tu es obligé de l’aider.» Et de faire remarquer : «Avant, tout le monde à Mekhatria vivait de la terre et tout le monde était heureux. Aujourd’hui, la majorité des fellahs sont dans le dur. Leurs enfants ne rêvent plus que de s’engager dans la police ou dans l’armée pour avoir un salaire stable.»