Au niveau d’un terminus de tuk-tuks très fréquenté de Manille, le chauffeur Edgar Soriano glisse une pièce de monnaie dans une machine et entonne sa chanson préférée en plein milieu de la journée. Il n’est jamais trop tôt - ni trop tard - pour un karaoké aux Philippines. Des villes aux campagnes, on trouve des machines partout, dans les bars bon marché des villages reculés comme dans les boîtes à karaoké modernes.
De nombreuses familles possèdent la leur ou en louent une pour les fêtes. Pour seulement cinq pesos (8 centimes d’euros) par chanson, de nombreux habitants de ce pays pauvre s’offrent quelques minutes de bonheur. Edgar Soriano, 53 ans, sourit en chantant par une chaude après-midi When I’m Gone du Britannique Albert Hammond, qu’il semble connaître par cœur. La machine à karaoké, située dans un petit restaurant, est l’une des six du terminus, mais les conducteurs et les passagers ne semblent pas gênés par la cacophonie des chansons qui sortent des haut-parleurs. «Je chante toujours cette chanson, c’est ma préférée», dit le conducteur de tuk-tuk, vêtu d’un T-shirt à manches longues et d’un pantalon de survêtement. A son tour, le balayeur de rue Bernardo Aguire, 67 ans, consulte un dossier rempli de chansons et choisit My Way de Frank Sinatra au moment d’insérer une pièce de monnaie dans la fente.
Un choix audacieux dans un pays où l’on raconte que cette chanson a provoqué des meurtres, supposément parce que certains la chantaient mal. Mais le sexagénaire, insensible à ces histoires devenues légendes urbaines, achève son morceau. La machine à karaoké démarre à 8h et ne s’arrête qu’à 22h, voire plus tard, sept jours sur sept. Felomina Hernane, la propriétaire du restaurant âgée de 52 ans, l’a achetée pour attirer les clients. Et cela fonctionne : elle lui rapporte jusqu’à 18 000 pesos (300 euros) par mois. «C’est d’une grande aide pour mon affaire», déclare la commerçante à l’AFP. Chanter rend les conducteurs heureux, affirme-t-elle. «Cela les divertit (...) C’est une façon de se détendre après avoir conduit.»
Dans un quartier populaire, des tuk-tuks livrent des boîtiers de machines à karaoké aux magasins où ils sont équipés d’enceintes, d’amplificateurs et d’écrans de télévision. Les prix varient selon la qualité de leurs composants électroniques, et vont de 19.000 pesos à 46.000 pesos (316 à 765 euros). Dans le magasin d’Alfred Condez, on trouve quantité de machines à différents stades d’assemblage. Il faut plusieurs heures aux employés pour terminer le câblage, et les clients ne se font pas prier pour attendre. «Nous aimons chanter», explique M. Condez, 40 ans. Et comme pour le prouver, il prend un micro et se tient sur le trottoir pour tester la qualité sonore d’une machine assemblée, faisant résonner sa voix grave à travers la rue bruyante.
La période la plus chargée pour les vendeurs d’équipements de karaoké s’étale entre novembre et décembre, lorsque les Philippins préparent les fêtes de Noël et du Nouvel An, indique-t-il. Son magasin vend jusqu’à 10 machines par jour à la fin de l’année. Le karaoké a pris son essor aux Philippines dans les années 1980, selon Krina Cayabyab, professeur du département de musique de l’université des Philippines. Mais l’amour du pays pour la chanson est profondément enraciné dans son passé colonial, la musique des Espagnols puis des Américains ayant été intégrée à la culture locale. Le karaoké est «lié à l’imitation et à l’emprunt de choses que les Philippins entendaient», note Krina Cayabyab.
Ce loisir est l’un des rares divertissements abordables pour de nombreux Philippins, à l’instar d’enfants et des jeunes rassemblés devant un petit magasin d’un quartier difficile de Manille, dont la machine à karaoké est très prisée. «Je ne suis pas vraiment une chanteuse, c’est juste que quand on n’a rien de mieux à faire à la maison, on vient ici et on chante», dit Honey Servito, 24 ans, aux côtés de ses amis. «Cela me libère du stress et de l’ennui.»