Si un jour vous avez traversé les Bibans par l’autoroute Est-Ouest, vous avez sûrement dû remarquer ces montagnes aux crêtes dentelées et aux pics bizarres qui rappellent vaguement le dos d’un stégosaure du jurassique.
C’est une série de mamelons rocheux abrupts qui vous donnent l’impression d’être au fin fond de l’Ouest américain, quelque part au Nevada ou en Arizona. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de véhicules traversent quotidiennement ce passage sur une autoroute à trois voies et à double sens, mais il fut un temps, pas si lointain que cela, où seuls les plus téméraires des hommes osaient franchir ce défilé, car jamais passage aussi étroit n’aura eu autant d’importance et ne s’est avéré aussi stratégique que celui des Bibans.
Les Bibans sont deux défilés étroits creusés dans la roche par les eaux pendant des siècles et des millénaires au creux des montagnes auxquels ils ont fini par donner leur nom. Dans cette région de la basse Kabylie, on a toujours désigné ces fameux passages sous le nom de «Thiggura» (les portes). La grande, «thaggurt thamuqrant», se situe sur le cours de oued Chebba et la petite, «thaggurt thamezyant», se trouve un peu plus à l’est, sur le cours de oued Bouqtone qui descend des hauteurs de Boni. Les deux affluents se rejoignent pour former l’Amarigh aux eaux saumâtres qui va à son tour rejoindre le cours du Sahel-Soummam.
C’est ce nom de «thiggura» qui donnera El Bibane en arabe puis les Portes de Fer à l’arrivée des Français. Plusieurs chroniqueurs et historiens s’accordent à dire que le fer est sans doute dû à la présence de ce minerai en grandes quantités dans ces montagnes que les romains ont surnommé «Mons ferratus». Cependant, s’il y a un village dont le nom est fortement attaché à ce passage, c’est bien celui des Ath Sidi Braham.
( Le village Ath Sidi Braham )
L’une des plus vieilles mosquées d’Algérie
Ce qui frappe en premier le visiteur qui arrive dans ce village adossé à une montagne faisant face à ses fameuses Portes de Fer, c’est son architecture très ancienne. A l’heure où le béton a tout envahi, beaucoup de demeures construites en terre et petites pierres bien alignées sont restées telles qu’elles ont été construites il y a un siècle ou deux, voire plus dans ce chef-lieu de commune relevant de la daïra de Mansoura dans la wilaya de Bordj Bou Arréridj. Au milieu de ses vieilles maisons s’élève une mosquée à la façade tout en arcades dans ce style berbéro-andalou typique, mais son minaret est très particulier. Il a la forme d’un phare ou d’un moulin à vent qui aurait perdu ses hélices.
A l’intérieur de ce phare, un étroit escalier de bois monte en colimaçon jusqu’au sommet d’où l’on peut voir toute la région à travers des meurtrières. Le mihrab et le minbar sont construits en dur à même le mur. «Ils ne sont pas en bois comme ailleurs et cela avait une signification. Cela voulait dire la religion et la culture et l’identité sont fixes et ne changent pas», affirme Abdelhamid Belaidi, professeur d’arabe à la retraite qui se dévoue à nous servir de guide.
Selon les habitants et l’imam qui nous en font la visite, cette mosquée a été construite du temps du fondateur éponyme du village, Sidi Brahem, dans les années 1400. Quand il est arrivé dans la région, elle n’était encore qu’une grand forêt peuplée de bêtes fauves, connue comme la forêt de Ouannougha. Décédé aux alentours de 1455, le patriarche a été enterré dans la cour de la mosquée et un mausolée a été élevé en son honneur.
Dans le livre Poésie berbère et Identité qu’elle a consacré à Qasi Udifella, héraut des Ath Sidi Braham, l’anthropologue Tassadit Yacine, elle-même originaire du village, revient longuement sur le récit de sa fondation. Les Ath Sidi Braham ont pour ancêtre premier Abdelhelim, père de Boubekar, lui-même père de Braham.
C’est un savant originaire de Marrakech, qui a d’abord vécu dans l’Ouest algérien, selon elle. Boubekar quitte son père et se dirige vers l’Est. Il s’arrête à Abida, près du village des Ath Waggag puis, quelque temps après, s’installe à Taghught.
Il défriche la forêt pendant des années puis décide un jour d’envoyer ses deux fils Braham et Ali au village de Tamoqra des Aït Aïdel chez le maître initiateur Yahia Laïdali (mort en 1477), lui-même élève d’El Waghlissi (mort en 1342). Les deux frères restent chez le maître le temps nécessaire à leur formation jusqu’à ce que le maître les renvoie pour fonder leurs propres zaouïas.
Cette zaouïa avec sa mosquée, héritées de Sidi Braham, sont toujours là. La partie inférieure de la vieille mosquée est un «makhzen», l’entrepôt où l’on déposait les produits alimentaires de base de la zaouïa. «On l’appelle “El Makhzen n’Zakawath” et il est resté tel qu’il a été construit il y a des siècles», précise Abdelhamid. Véritable musée, cette grande pièce renferme encore les jarres de terre qui servaient à emmagasiner «zith d naâma», le blé et l’huile d’olive qui assuraient la survie et faisaient office de garde manger.
Ses portes en bois massif typiques des Ath Abbès gisent dans un coin depuis qu’un rideau de fer les a remplacées. «Notre région était indépendante. Elle n’était annexée ni par le royaume de Koukou ni par les Turcs qui étaient obligés de payer une taxe pour emprunter le passage de la grande porte ou de la petite porte», dit encore Abdelhamid.
Un lieu de transit pour les caravanes
«Quand les caravanes venant de l’ouest vers l’est, ou dans l’autre sens, traversaient les Bibans, elles transitaient par le village pour y passer la nuit», affirme Abdelhamid Belaidi. Pendant des siècles, des caravanes venant de Kabylie allaient échanger essentiellement de l’huile d’olive, des fruits et des légumes ou de la poterie contre les céréales des Hauts Plateaux. Les bêtes des caravaniers recevaient leurs rations de foin ou d’orge dans les écuries, tandis que le préposé aux moyens généraux de la zaouïa donnait ce qu’il fallait pour nourrir les hommes. Des femmes du village étaient dévolues aux tâches de cuisine.
«La dernière de ces femmes, morte en 1969, s’appelait Chemcha Mebghoura», dit-il.
Lorsque la population est devenue plus importante, les habitants ont préféré en construire une nouvelle autre juste à côté tout en préservant ce vestige qui avait une inestimable valeur à leurs yeux. Cette deuxième mosquée a été construite durant la période de la Première Guerre mondiale par un maçon renommé Tahar G Ahtout (1883-1958) sous l’égide de Chibane Mohand Oubelkacem (1862-1939), qui a institué un système de participation et de volontariat forcé pour tous les habitants du village.
Ce fameux maçon, Tahar g Ahtout, aurait construit plusieurs mosquées dans la région et plus d’une centaine de fontaines publiques. Du balcon de la mosquée, la vue est imprenable sur les montagnes hérissées de pics de la forêt d’Amarigh, du mont Imazithen, Mansoura et tant d’autres. «D’ici, on peut même voir le mont Tafartast à Medjana et l’ancienne route», dit Abdelhamid.
Cependant, s’il y a un souhait commun à toute la population des Ath Sidi Braham, c’est aucun doute de voir leur mosquée antique, l’une des plus vieilles d’Algérie, classée au patrimoine culturel et protégée. «J’ai personnellement servi de guide à deux ministres, dont Azzedine Mihoubi qui était alors ministre de la Culture et à 5 walis venus en visite au village. Tous ont promis de tout faire pour classer la mosquée de Sidi Braham sur la liste du patrimoine culturel du pays, mais à ce jour, rien n’a été fait», se désole Abdelhamid Belaidi.
Pendant des siècles, l’économie de cette région sèche et aride a reposé sur l’olivier pour son huile, l’alfa dont on confectionnait divers objets de sparterie, à savoir les nattes, les cordages et les couffins, le miel des ruchers, le bois de la forêt et les pignons de pins vendus par les colporteurs.
Durant le Ramadhan de l’année 1978, un grand incendie a ravagé pendant des jours et des jours l’immense forêt des Bibans. Certains troncs calcinés des pins géants gisent à ce jour sur les flancs dégarnis. Année après année, les feux de forêt sont venus à bout de ces immenses pinèdes qui constituaient un écosystème unique et renfermaient une faune très diversifiée dont des lions et des panthères en grand nombre au dernier siècle.
Aujourd’hui, les seuls rugissements qu’on peut entendre quand on arrive aux Portes de fer, ce sont ceux des voitures et des camions qui foncent à toute allure sur l’autoroute.
Reportage réalisé par Djamel Alilat
Aperçu historique
Si les Portes de Fer font référence aux fameux défilés, les Bibans évoquent beaucoup plus la chaîne de montagnes qui s’étire le long de la rive droite de la Soummam jusqu’à Bordj Bou Arréridj. Ce passage stratégique, relevant du royaume indépendant des Ath Abbes fondé au XVIe siècle par Abdelaziz Amokrane, a longtemps été sous le contrôle de leur citadelle, la fameuse Qalaâ de Beni Abbès. Les Ottomans qui étaient obligés de l’emprunter quand ils se déplaçaient entre Alger et le beylik de Constantine devaient payer une dîme en argent ou en nature. Durant la conquête de l’Algérie par la France, ce passage jouera encore une fois un rôle crucial en 1939. Jouant sur les rivalités entre les descendants des Ath Mokrane, gardiens des lieux, divisés alors en deux factions rivales, la France va reconnaître Ahmed El Mokrani, (le père du futur chef de la révolte de 1871) comme khalifa au détriment de son cousin Abdesslam, allié de l’Emir Abdelkader. Ahmed El Mokrani va donc autoriser les Français à franchir les Portes et une colonne de l’armée française conduite par le Duc d’Orléans et le maréchal Vallée, va franchir le fameux défilé par la Porte de Bouqtone et établir une première liaison terrestre entre Alger et Constantine. Aujourd’hui, c’est par la Grande Porte que s’effectue l’essentiel du trafic routier et ferroviaire d’Est en Ouest. C’est par la Grande Porte que le chemin de fer entre Alger et Constantine est passé dans les années 1880 puis la route impériale numéro 5 construite sous le règne de Napoléon III, et qui est aujourd’hui la RN05. Le dernier grand axe sera l’autoroute Est-Ouest dont le tronçon est inauguré en 2010. C’est la principale porte de l’Est vers l’Ouest et des montagnes vers les plaines des Hauts-Plateaux. C’est la frontière naturelle entre pays berbérophone et pays arabophone. Quand les Ottomans traversaient ce détroit gardé depuis toujours par les tribus locales, ils devaient s’acquitter d’une taxe et devaient baisser leur étendard en signe de soumission. Quant aux Romains, d’après l’historien Mouloud Gaïd, ils ont toujours évité ce coupe-gorge à cause des incessantes attaques de ces mêmes tribus locales, préférant passer par Auzia, l’actuel Sour El Ghozlane pour aller vers l’Est.