Afin de canaliser le capital argent de la sphère informelle, le 23 septembre 2023, le Conseil monétaire et bancaire vient d’adopter un projet de règlement relatif aux conditions d’autorisation, de constitution, d’agrément et d’exercice des bureaux de change, une démarche qui vise à créer les conditions idoines à même de favoriser le déploiement d’un vaste réseau national de ces bureaux.
Rappelons que l’instruction 08-96 du 18 décembre 1996 avait déjà fixé les conditions de création et d’agrément des bureaux de change, où l’article 1er stipulait que la présente instruction a pour objet de déterminer les conditions de création, d’agrément, d’organisation et de fonctionnement des bureaux de change, conformément aux dispositions du règlement n°95-07 du 23 décembre 1995 modifiant et remplaçant le règlement n°92-04 du 2 mars 1992 relatif au contrôle des changes, notamment ses articles 10 à 15.
Officiellement, depuis cette date, plus de 40 bureaux de change ont été agréés, mais aucun n’est opérationnel aujourd’hui, où une série de mesures avaient été proposées pour atténuer les effets de l’activité informelle sur l’économie nationale : augmenter l’allocation touristique, pour la porter à 500 euros ; permettre aux étudiants d’utiliser le canal bancaire pour financer leurs études et autoriser les compagnies d’assurances à prendre en charge les soins à l’étranger. Actuellement, le seuil maximal du montant en devises que les voyageurs algériens résidents ou non résidents peuvent transporter avec eux au départ de l’Algérie, sans obligation de les déclarer aux services de la douane, est de 1000 euros.
Or, la canalisation de l’épargne à l’étranger n’a de chance d’aboutir, outre la forte concurrence de banques étrangères qui contrôlent déjà les circuits, que si l’Algérie entame de véritables réformes structurelles dont l’épine dorsale, la réforme du système financier caractérisé par la lourdeur administrative, les banques publiques en 2022, canalisant plus de 85% du crédit octroyé à l’économie, les banques privées malgré leur nombre étant marginales, banques qui doivent répondre aux normes internationales et surtout à la forte concurrence. Sur le plan opérationnel, les bureaux de change ne seront efficaces que si le taux d’intérêt fluctue entre celui du marché parallèle et celui de la cotation officielle, l’écart serait entre 10/15% minimum.
1. Évolution officielle de la cotation du dinar et des réserves de change
Qu’en est-il de l’évolution du cours officiel du dinar corrélé aux réserves de change via les recettes d’hydrocarbures à plus de 70%, de la période de 2001 à septembre 2023 ?
Le cours officiel est passée (cours achat) en 1970 à 4,94 dinars pour un dollar, en 1980 à 5,03 DA pour un dollar ; en 2001 : 77,26 DA pour un dollar et 69,20 DA pour un euro ; en 2005 : 73,36 DA pour un dollar et 91,32 DA pour un euro ; en 2010 : 74,31 DA pour un dollar et 103,49 DA pour un euro ; en 2015 : 100,46 DA pour un dollar et 111,44 DA pour un euro ; en 2016 : 100,46 DA pour un dollar et 111,44 DA pour un euro ; 2017 : 110,96 DA pour un dollar et 125,31 DA pour un euro ; en 2018 : 116,62 DA pour un dollar et 137,69 DA pour un euro ; en 2019 : 119,36 DA pour un dollar et 133,71 DA pour un euro ; en 2020 : 128,31 DA pour un dollar et 161,85 DA pour un euro ; en 2021 : 134,03 DA pour un dollar et 157,80 DA pour un euro ; en 2022 : 140,24 DA pour un dollar et 139,30 DA pour un euro. Il est coté (source B A) du 21 au 25 septembre 2023 à 137,0471 DA pour un dollar et 146,2567 DA pour un euro.
Contrairement à certaines supputations, dans la conjoncture actuelle, il est économiquement impossible de réévaluer le dinar si l’on ne procède pas à des réformes urgentes et à une nouvelle gouvernance loin de l’économie de la rente, qui avec les dérivés procurent 98% des recettes en devises du pays. Les réserves internationales d’un pays étant, selon la définition du FMI, l’ensemble des disponibilités composant le portefeuille des actifs que sa Banque centrale détient (devises, or, droits de tirages spéciaux - DTS), les réserves de change de 2001 à fin août 2023 ont évolué ainsi : – 2001 : 17,9 milliards de dollars, – 2005 : 56,2 milliards de dollars, – 2010 : 162,2 milliards de dollars, – 2011 : 175,6 milliards de dollars, – 2012 : 190,6 milliards de dollars, – 2013 : 194,0 milliards de dollars, – 2014 : 178,9 milliards de dollars, – 2015 : 144,1 milliards de dollars, – 2016 : 114,1 milliards de dollars, – 2017 : 97,33 milliards de dollars, – 2018 : 79,88 milliards de dollars, – 2019 : 62 milliards de dollars – 2020 : 44,2 milliards de dollars – 2021 : 47 milliards de dollars, – 2022 : 60 milliards de dollars, – avril 2023 : 66 milliards de dollars et à fin août 2023, environ 85 milliards de dollars, avec un endettement extérieur faible, moins de 3 milliards de dollars. Mais attention à l’illusion monétaire devant transformer cette richesse virtuelle en richesses réelles, les USA ont seulement 37 milliards de dollars de réserves de change fin 2022 et ils sont la première puissance économique du monde.
La restriction aveugle sans objectifs précis des importations, du fait que l’intégration des entreprises publiques et privées en 2022 ne dépasse pas les 15%, étouffe l’appareil productif et accentue l’inflation en raison de la faiblesse de la production locale. La dépréciation officielle du dinar permet d’augmenter artificiellement la fiscalité des hydrocarbures (reconversion des exportations d’hydrocarbures en dinar) et la fiscalité ordinaire (via les importations tant en dollars qu’en euros convertis en dinar dévalué), cette dernière accentuant l’inflation des produits importés (équipements), matières premières, biens, montant accentué par la taxe douanière s’appliquant à la valeur du dinar, supportée, en fin de parcours, par le consommateur comme un impôt indirect, l’entreprise ne pouvant supporter ces mesures que si elle améliore sa productivité.
L’accroissement des effets inflationnistes, outre l’inflation importée est la non-proportionnalité entre la dépense publique et le faible impact, le taux de croissance. Pour son équilibre budgétaire, selon le FMI et en référence à la loi de finances 2023, l’Algérie a besoin d’un baril de pétrole à près de 149,2 dollars, dans son rapport d’octobre 2022, contre 135 dollars pour l’exercice 2020/2021 et 100/109 pour l’exercice 2019/2020.
Qu’en sera-t-il pour la loi de finances 2024, où il est prévu une augmentation des dépenses, l’équilibre budgétaire dépendant avant tout des recettes de Sonatrach ?
2. Le cours du marché parallèle de devises
Selon le site Forex, le marché de devises sur le marché parallèle est estimé entre 3/5 milliards d’euros/an, mais ce montant, fluctuant, est certainement sous-estimé. Afin de pouvoir faire la comparaison entre 2011 et septembre 2023, l’écart entre le taux de change officiel du dinar face à l’euro et celui observé sur le marché noir variait entre 40, voire 45% sur le marché parallèle.
Durant l’année 2011, il avait atteint une moyenne de 135 DA pour un euro et le 8 octobre 2022, la cotation est de 209 DA pour un euro. Du 21 au 25 septembre 2023, le dinar algérien est coté à 137,0471 DA pour un dollar et 146,2567 DA pour un euro, et sur le marché parallèle, le 22 septembre 2022, l’euro s’échange à 227 DA à l’achat et 229 DA à la vente, le dollar américain à 210 DA à l’achat et 212 DA à la vente, soit un écart entre l’officiel et le parallèle de près de 57%, une des raisons des surfacturations avec certains étrangers et des transferts illicites hors des frontières des produits subventionnés. Selon le FMI et la Banque mondiale, la sphère informelle représenterait en 2022 pour l’Algérie entre 33/37% du PIB.
Selon la Banque d’Algérie, il y a plus de 6200 milliards de dinars de la masse monétaire en circulation hors banques soit, au cours de 137 DA pour un dollar, 45,25 milliards de dollars. Le président de la République ayant dénoncé l’effritement du système d’information avait donné un montant variant entre 6000 et 10 000 milliards de dinars (voir étude sous la direction du professeur Abderrahmane Mebtoul - Institut français des relations internationales IFRI Paris «Les enjeux stratégiques de la sphère informelle - 2013 - reproduite en synthèse réactualisée dans la revue Stratégie IMDEP du ministère de la Défense nationale octobre).
De ce fait, on ne peut isoler la sphère réelle de la sphère monétaire, le cours du dinar sur le marché officiel étant passé de 5 DA pour un dollar durant les années 1970, à 76 DA pour un dollar vers les années 2020 et est coté du 21 au 25 septembre 2023 à 137,0471 DA pour un dollar et 146,2567 DA pour un euro. Sur le marché parallèle, le 22 septembre 2022, l’euro s’échange à 227 DA à l’achat et 229 DA à la vente et le dollar américain 210 DA à l’achat et 212 DA à la vente, qui s’explique par différentes raisons suivant la loi de l’offre et de la demande.
Premièrement, la demande provient de simples citoyens qui voyagent : touristes (ceux qui se soignent à l’étranger et les hadjis) du fait de la faiblesse de l’allocation devises dérisoire d’environ 100 euros. Mais ce sont les agences de voyages qui, à défaut de bénéficier du droit au change, recourent elles aussi aux devises du marché noir étant importateurs de services.
Majoritairement, elles exportent des devises au lieu d’en importer comme le voudrait la logique touristique. Deuxièmement, pour se prémunir contre l’inflation, et donc la détérioration du dinar algérien, l’Algérien ne place pas seulement ses actifs dans le foncier, l’immobilier ou l’or, mais une partie de l’épargne est placée dans les devises.
En effet, beaucoup de ménages se mettent dans la perspective d’une chute des revenus pétroliers, et vu les fluctuations erratiques des cours, achètent les devises sur le marché informel et des biens à l’étranger. Paradoxalement, cela n’étant pas propre à l’Algérie, mais dans les pays en voie de développement connaissant une situation dualiste de leur monnaie, ce sont une partie des devises transférées par Banque d’Algérie au cours officiel via les surfacturations d’agents publics et privés algériens, en complicité avec des opérateurs étrangers (partage des gains) qui, par différents canaux informels, alimentent le marché de devises au niveau national et permet des achats de biens à l’étranger.
Troisièmement, beaucoup d’Algériens et d’étrangers utilisent le marché parallèle pour le transfert de devises, puisque chaque Algérien et étranger a droit par voyage à 1000 euros non déclarés, certains utilisant leurs employés algériens pour augmenter le montant, assistant certainement, du fait de la méfiance, à une importante fuite de capitaux de ceux qui possèdent de grosses fortunes.
Quatrièmement, il y a eu une baisse des transferts avec les décès des retraités à l’étranger. Cette baisse de l’offre de devises a été contrebalancée par les fortunes acquises régulièrement ou irrégulièrement par la communauté algérienne localement et à l’étranger qui fait transiter irrégulièrement ou régulièrement des devises en Algérie, montrant clairement que le marché parallèle de devises est bien plus important que certaines données de 5 milliards d’euros, où ces montants convertis en investissement vers l’achat d’une valeur sûre, l’immobilier.
Une partie des transferts est liée à la corruption en devises sans compter les surfacturations des projets en dinars algériens, qui expliquent les surcoûts des projets avec des malfaçons, surtout dans le BTPH. Les importations en biens et services, selon le FMI, ont été entre 2000/2021 de plus de 1050 milliards de dollars pour des exportations en devises de 1100 milliards de dollars, le solde étant les réserves de change au 31 décembre 2021.
Quel a été le montant entre 2022 et septembre 2023 ? Si on applique un taux de surfacturation de 10%, nous aurons des transferts illicites de capitaux, souvent dans des paradis fiscaux, en complicité avec certains fournisseurs étrangers, de 100 milliards de dollars et pour 15% 150 milliards de dollars.
Si on ajoute les surfacturations en dinars le montant pourrait doubler ! Une partie de ces transferts en retour alimente le marché parallèle de devises : si l’on prend seulement 10%, cela varierait entre 10 et 15 milliards de dollars/an pour la période citée.
Cinquièmement, le dérapage du dinar sur le marché parallèle provient de la sphère informelle avec une intermédiation financière informelle loin des circuits étatiques, expliquant le résultat mitigé de la mesure d’intégrer ce capital argent au sein de la sphère réelle, qui sert de soupape de sécurité sociale à court terme, mais entrave le développement à moyen terme.
Avec la déthésaurisation des ménages, face à la détérioration de leur pouvoir d’achat, qui mettent des montants importants sur le marché, alimentant l’inflation et plaçant leur capital-argent dans l’immobilier, des biens durables à forte demande comme les pièces détachées facilement stockables, l’achat d’or ou de devises fortes. Les prix des produits non subventionnés s’alignent souvent sur le cours du dinar sur le marché parallèle, amplifiant l’inflation.
Pour lutter contre la sphère informelle, le gouvernement a décidé récemment d’introduire la monnaie numérique, où beaucoup de pays n’étant qu’au stade de l’expérimentation. Selon la Banque d’Algérie, la numérisation des paiements devrait s’orienter vers l’adoption d’une forme numérique de monnaie, dont elle assurera l’émission, la gestion et le contrôle sous le nom de dinar numérique algérien.
Mais l’on ne doit pas confondre la monnaie numérique avec les crypto-monnaies qui circulent sur internet hors de toute institution bancaire, ne reposant pas sur un tiers de confiance, comme une banque centrale, n’ayant pas d’autorité centrale d’émission ni de régulation. Pour l’instant, aucun bilan n’a été révélé sur le montant de la sphère informelle que l’on a pu intégrer, sinon que, selon l’ABEF, jusqu’au 31 décembre 2022, plus de 594 milliards de dinars (presque 4 milliards d’euros) ont été collectés par les banques algériennes dans le cadre de la finance islamique.
En conclusion, le pouvoir d’achat est fonction de la stabilité du dinar mais aussi de celle du dollar par rapport à l’euro. Si la valeur du dollar US augmente par rapport à celle de l’euro, la capacité d’importation de l’Algérie augmente, et si la valeur du dollar US baisse, le pouvoir d’achat des recettes d’exportations se réduit, influant sur la valeur du dinar.
Cependant, il y a lieu d’éviter l’illusion monétaire, car la monnaie est avant tout un rapport social, traduisant le rapport confiance Etat/citoyens, étant un signe permettant les échanges ne créant pas de richesses. Au contraire, la thésaurisation et la spéculation dans les valeurs refuges, comme l’or, certaines devises ou certaines matières premières, sont nocives à toute économie.
Il est démontré qu’il n’existe pas de corrélation entre les pays les plus riches et le niveau des réserves de change et que ce ne sont pas les pays qui ont une balance commerciale équilibrée ou excédentaire qui connaissent un taux de croissance élevé.
La richesse de toute nation provient de la bonne gouvernance, d’un afflux important de l’investissement national et étranger créateur de valeur ajoutée reposant sur le travail et l’intelligence, et aucun pays ne s’est développé grâce aux mythes des matières premières.
Après avoir épuisé ses stocks d’or, avec la découverte de Christophe Colomb, l’Espagne a périclité pendant plusieurs siècles et le régime roumain communiste avait des réserves de change grâce à des restrictions drastiques des importations mais une économie en ruine. Et c’est ce qui attend les pays producteurs d’hydrocarbures qui ne vivent que grâce à cette rente.
Par Abderrahmane Mebtoul
Professeur des Universités , Expert international
[email protected]