Othmane Belouizdad : «Je suis ‘‘enterré’’ au cimetière de Maghnia»

15/01/2022 mis à jour: 08:58
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Photo : B. Souhil

«Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent.» (Kropotkine)

A l’instar de son compagnon d’armes et son associé en affaires, lui aussi membre du groupe des 22, le regretté Zoubir Bouadjadj, Othmane Belouizdad est un homme silencieux. Tellement silencieux que beaucoup arrivent à peine à croire que cet homme de 88 ans, toujours alerte, que Dieu lui prête vie, continue à vaquer à ses occupations dans le tumulte et le vacarme de la vie. Surtout n’évoquez pas avec lui la politique, sujet qu’il abhorre depuis qu’il a mis un trait dessus après l’avoir pratiquée dans le tourbillon de la guerre.

Celle-ci terminée, Othmane s’est retiré chez lui avec le profond sentiment du devoir accompli. Depuis, il stigmatise la politique et surtout la manière dont elle est pratiquée avec ses mensonges, ses chausses-trappes et ses hypocrisies. C’est pourquoi lorsqu’il constate aujourd’hui ses méfaits il en est outré.

Préférant le réalisme à l’optimisme, Si Othmane a préféré le silence, d’autres on ne sait pour quelle raison ont choisi pour lui le silence des cimetières, principalement celui de Maghnia où son nom agrémenté de sa photo est immortalisé pour la postérité sur la liste des chouhada. Cette histoire d’outre-tombe de mauvais goût le fait sourire. «Il y a quelques années, nous sommes partis, Ahmed El Caba, Hadj Slimane, le Dr Benadouda, Moumdji et moi à Tlemcen pour assister à un colloque. Nous voulions au terme de cette rencontre faire un peu de tourisme.

Nous sommes partis à Maghnia où on s’est arrêtés au cimetière des chouhada. Là, nous découvrîmes une stèle dédiée aux chouhada où je figure avec ma photo. Le Dr Benadouda s’est empressé de me prendre en photo dans cette posture insolite. Je ne savais pas que j’avais quitté ce bas monde. Alors, pour rire, j’ai suggéré à mes amis d’aller vite à la mairie pour réclamer la pension de chahid.» Cet épisode extravagant le fait rire encore. Mais plus sérieusement, on décèle à travers ce fait la haute idée que le pouvoir se fait de la préservation des symboles de la lutte contre le joug colonial. 

Othmane raconte qu’au cours d’une rencontre avec Ben Bella, il lui a fait part de cette «bourde» commise dans son patelin ; il en resté bouche bée. Méditerranéen jovial, Othmane n’a pas dérogé à la tradition chaleureuse qui sied aux gens de cet espace géographique. Des passionnés qui savent opposer à la tragédie un humour sarcastique sûrement salvateur. Quand on naît dans un quartier populaire comme celui de Belcourt, de surcroît révolutionnaire, fils d’un homme qui croit aux vertus du travail, imprégné tout jeune d’un code de l’honneur familial, patriote et militant, on apprend vite les subtilités et les exigences de la vie.

L’histoire est ingrate

Tantôt  énergique, tantôt mélancolique, fonceur ou désabusé, ce vieux monsieur à l’air digne et courtois nous explique comment parfois l’histoire ingrate maltraite son peuple.

De Belcourt de sa naissance, il garde des souvenirs vivaces. D’abord, c’est qui Belcourt ? «Je pense, selon mes informations, que le nom est dû à un maréchal-ferrant. Il s’appelait Belcourt et pratiquait l’art de forger et d’adapter aux sabots des chevaux des semelles et des contours protecteurs qu’il fabriquait lui-même. Il était très connu, d’autant qu’on venait de tous les coins, notamment les cavaliers attirés par la foire qui jouxtait son atelier et où se pratiquaient des exhibitions. C’était un passage obligé et tout le quartier tient son nom de ce patronyme». Révolutionnaire, le quartier de Belcourt  l’était avec les Belouizdad, Bouda, Mahsas, El Caba, Moumdji, Tazir, Bouadjadj et bien d’autres.

Le Dr Benadouda raconte : «Quand son père qui travaillait dans les pièces détachées chez Chereau & Cie a été arrêté en mai 1945, Othmane avait 16 ans. Il est parti à sa recherche au commissariat. Un homme complètement défiguré par la torture en est sorti. Othmane s’est approché de lui pour qu’il lui donne des informations sur son père. Il ne l’avait pas reconnu, c’était son paternel. Un sentiment diffus de colère et de haine contre l’occupant s’est emparé du jeune mineur.» C’est sans doute à partir de là que Othmane, très jeune, rejoindra la résistance. Benguesmia, compagnon de lutte et ami témoigne : «Othmane, on le voyait petit par la taille mais grand dans le sacrifice.

Toute la famille Belouizdad s’est engagée fermement dans la résistance et n’a pas arrêté de militer, à commencer par Mohamed, très jeune leader dans l’Organisation spéciale (OS), hélas mort très tôt à la fleur de l’âge, 24 ans, après avoir montré des qualités insoupçonnables de guide et de leader.» Othmane parle peu, mais il est des silences parlants où on en vient presque à lire ouvertement sur le visage les non-dits qui en disent long. L’homme est à la fois douloureux, entier et anxieux.

LOS et le groupe des 22

Jeune, il a eu un scolarité normale près de chez lui à la rue Causemille. Il est né le 25 juillet 1929, non loin des magasins qu’il gère toujours. Lorsque la Deuxième Guerre éclata en 1939, tout est parti en l’air. «Je me débrouillais en vendant des sardines, des figues et parfois des armes. Tout ce qui est bricolage m’intéressait et le marché noir instauré de facto après le débarquement des Alliés en 1942, encourageait tout trafic. On achetait des armes chez les Américains surtout car les Anglais étaient moins coopératifs. Mon père Ahmed tenait un bureau de tabac à Belcourt.

Le 8 novembre 1942, ils ont débarqué du côté du Hamma après les Halles. Je suis descendu dans le tunnel. Je m’attendais à des cow-boys sur des chevaux. J’ai trouvé des sacs de sable et des hommes lourdement armés. Ils m’avaient donné un pain que je distribuais en bribes en cours de route. Avant d’arriver à la maison, il ne restait qu’un bout que j’ai offert à ma mère. Quant au chewing-gum qu’ils m’ont offert, je l’ai avalé, pensant que c’était un bonbon.» C’étaient les années noires, les maladies, la misère et la mort.

Face à cela, il n’y avait que la solidarité. Sur son frère aîné Mohamed, Othmane avoue qu’il ne l’a pas bien connu dès lors que très jeune il avait des responsabilités dans le parti : «Je sais qu’il vivait dans des conditions précaires à Constantine où le parti l’a muté à la fin des années quarante.» El Caba, qui l’avait rejoint pour une courte période dans la capitale de l’Est, témoigne que «le partage était notre credo. Au déjeuner, on se disait : moi ‘‘chorba’’ et toi ‘‘chtitha’’ et on partage. C’est dire le sentiment d’entraide qui nous animait.»

A travers le discours de Othmane se dégage toute une philosophie, à savoir que cette trempe d’hommes avaient réellement plus d’ambition pour leur pays que pour leur personne. A Belcourt, les noms de Merzougui, Tounsi, Bouadjadj, Belouizdad, Mahsas, El Caba, Merakchi, Bouguerra et les autres claquent comme des balles de mitraillettes. «Othmane a beaucoup fait pour la lutte. Il n’en parle pas», témoigne M. Benguesmia, autre résistant qui l’a bien connu. «Merzougui nous avait programmé une réunion au Clos Salembier. Othmane est venu avec la 4 CV de son frère Mustapha, médecin, et nous a transportés.

En cours de route, un inconnu est monté dans la voiture. Merzougui nous a dit que l’arrivant était le responsable. Il était jeune. Ils l’appelaient ‘‘Le p’tit’’. C’était Didouche Mourad. Il a commencé son discours par des anecdotes, puis est passé aux choses sérieuses, il nous a subjugués. Il nous paraissait tellement grand au fur et à mesure de son discours. Dans la crise qui a secoué le parti, on n’était ni pour l’un ni pour l’autre camps, on était des ‘‘neutralistes’’. Bouguerra avait approuvé notre position.»

Tous se rappellent ces phrases de Didouche : «On a toujours prétendu que ce peuple est un baril de poudre. Si c’est le cas, nous sommes l’étincelle et il explosera. On aura fait notre devoir vis-à-vis du peuple». Othmane, qui préfère rester au stade de la cordialité et de la réserve, consent quand même à livrer quelques confidences. «J’étais avec Didouche et Ben M’hidi près du Pont des suicidés à Hydra.

Je ne connaissais pas Larbi. On a entamé la discussion et on regardait alentour les belles villas occupées par les colons : ‘‘Tu vois ces belles bâtisses, demain à l’indépendance on y logera les familles de chouhada et leurs enfants’’, avais-je suggéré. Didouche m’avait répondu : ‘‘J’ai bien peur des lendemains de la libération. Ce sont ceux qui sont actuellement contre l’indépendance qui seront aux commandes’’». Fatidique prédiction.

Othmane, habile organisateur, était prêt dès le déclenchement de la Révolution, mais il sera arrêté quelques semaines après et emprisonné dans les prisons algériennes et en France jusqu’en 1962. «Après l’arrestation de Othmane, on est restés sans contact. On n’avait pas d’expérience et Bitat qui est rentré à Alger on ne le connaissait pas», témoigne Belguesmia.

Othmane, qui préfère parler des autres, évoque «Tounsi, enfant de Belcourt devenu un des lieutenants de Abane Ramdane, cet architecte de la Révolution qui a une grande part dans l’indépendance.» Il évoque aussi Lakhdar Rebbah qui s’est dépensé sans compter plus que tous. Il évoque Bouda Ahmed, «grand par la taille et par l’esprit. Il était sincère jusqu’à la naïveté et désintéressé. C’était un orateur qui savait haranguer les foules. Nous étions jeunes, pas trop portés sur les discours politiques.

Quand il donnait un conférence, on savait quand il commençait, mais jamais quand il terminait. On était jeunes et il s’adressait plutôt aux adultes. A l’indépendance, un journaliste syrien est venu me voir pour connaître mon sentiment vis-à-vis des pays frères qui ont aidé l’Algérie dans sa lutte et notamment ceux qui y ont mis plus de conviction. A sa grande surprise, j’ai répondu : ‘‘Les colons’’. Interloqué, il eut la force de me répliquer. ‘‘Mais ils étaient contre vous, c’étaient vos ennemis’’. C’est leur haine, leur oppression et leur mépris à notre encontre qui nous ont incités à nous révolter», lui ai-je répondu.

Le souvenir d’Arezki Kehal

Othmane parlera aussi du premier martyr, Arezki Kehal, mort en  1939 : «Quand j’étais en prison dans l’isolement à Rouen, mes pensées allaient vers ce résistant, ce qui m’encourageait en répétant le poème que lui a dédié Ahmed Bouda». A l’indépendance, Khider est venu lui proposer un fauteuil à l’Assemblée comme député.

«Je l’ai remercié et décliné son offre. Moi, j’ai toujours travaillé dans la mécanique et puis, dans mon esprit, je n’ai pas combattu pour le pouvoir mais pour les générations à venir. Nous, notre mission pour l’indépendance était terminée. A l’Assemblée, mon nom a été avancé sans me consulter. J’ai exigé qu’on le retire de la  liste.» Les anciens  ? «Souvent, on ne se rencontre que dans les cimetières où un des nôtres nous quitte pour un monde meilleur car celui que nous vivons est infesté de maux.» L’écriture de l’histoire ? «Ce n’est pas l’histoire, mais des histoires et chacun l’écrit à sa façon».

Mais ce qui le chagrine le plus, ce sont ces nostalgiques de la colonisation. «Je crois que la Poste de Belouizdad n’a pas encore reçu le message, puisque ses cachets et ses tampons sont toujours estampillés avec la mention Belcourt.» A la question de savoir pourquoi le FLN historique a été squatté, la réponse fuse tel un boulet : «Le pays entier est squatté. Que voulez-vous ? que pèse le FLN devant tout le pays ? Je crois qu’on détourne l’attention vers des futilités pour faire oublier les problèmes essentiels.» Belouizdad, un quartier emblématique plein de gloire. Et si Hocine Aït Ahmed a décidé d’y effectuer son dernier voyage vers l’au-delà, cela n’est sûrement pas le fait du hasard...

Parcours

Naissance le 25 juillet 1929 à Belcourt. Issu d’une famille composée de 5 frères et 2 sœurs, son père Ahmed tenait un bureau «tabac» dans le même quartier. Son frère Sahnoun est mort sous la torture à la prison d’El Harrach. Son frère Mohamed, dirigeant de l’OS, est décédé suite à une maladie à l’âge de 27 ans ; son frère Mustapha est l’un des premiers médecins algériens. Othmane a milité très jeune pour la cause nationale, a été dans le noyau du groupe des 22 avec Didouche, Krim, Bitat, Merzougui, Bouadjadj, Benboulaid, Ben M’hidi et Boudiaf... Arrêté quelques semaines après le déclenchement de la Révolution, il a été emprisonné en Algérie et en France ; libéré en 1962. Marié, 3 enfants, 2 garçons et 1 fille. Toujours en activité dans son entreprise à Belouizdad.

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