Guerre monétaire mondiale, cryptomonnaies, place de l’Algérie dans ces tentatives de remodelage des règles financières internationales, Omar Berkouk apporte dans cet entretien des éléments d’analyse qui aident à appréhender la nouvelle donne financière engendrée par la guerre en Ukraine.
- La guerre en Ukraine prend des allures de conflit monétaire, où l’avenir du dollar se joue. Doit-on s’attendre à la fin des échanges mondiaux en dollar ? Si oui, quelles en seraient les conséquences ?
Il y a bien une guerre en Ukraine aux portes de l’Europe, qui a engendré des sanctions économiques et financières drastiques contre la Russie qui essaie d’en réduire les effets en imposant le règlement de ses exportations de gaz par substitution du rouble au dollar, devise contractuelle de facturation des livraisons. Cependant, il serait exagéré de parler de conflit monétaire et de perte de suprématie du dollar dans les échanges mondiaux même à moyen terme ! L’économie Russe, dont le PIB est équivalent à celui de l’Espagne et dont l’essentiel des exportations relèvent des activités extractives, ne peut pas par sa seule volonté anéantir le «privilège exorbitant» des Etats-Unis né à la fin de la Seconde Guerre mondiale et consacré par les Accords de Bretton Woods. Ce privilège bien que contesté aujourd’hui par les différents blocs économiques concurrents des Etats-Unis (EU, Chine, Japon…) n’affecte que lentement l’importance du dollar dans les réserves de change des Banques Centrales qui toutes confondues sont toujours supérieures à 60% après avoir atteint 80%. On assiste bien à une lente érosion de la place prééminente du dollar dans le système financier international, mais la normalisation s’inscrit dans le très long terme, n’en déplaise aux cryptos fans !
- Alors pourquoi est-il si difficile de sortir de la «dollarisation» de l’économie mondiale ?
Le dollar américain est la devise mondiale la plus forte. La force relative de l’économie américaine soutient la valeur de sa monnaie. C’est la raison pour laquelle le dollar est la monnaie la plus puissante. Environ 580 milliards de dollars américains en billets de banque sont utilisés à l’extérieur du pays. C’est 65% de tous les dollars et 35% des billets en dollar sont au Etats-Unis. L’argent en liquide n’est qu’une indication du rôle du dollar en tant que monnaie mondiale. Plus du tiers du PIB mondial provient de pays qui rattachent leur monnaie au dollar. Cela inclut les sept pays qui ont adopté le dollar américain. 89 autres pays maintiennent leur monnaie dans une fourchette de négociation étroite par rapport au dollar. Sur le marché des changes, le dollar règne. 90% des opérations de change impliquent le dollar américain. Selon la liste des organisations internationales de normalisation, le dollar n’est que l’une des 185 devises du monde, mais la plupart d’entre elles ne sont utilisées que dans leur propre pays. Théoriquement, n’importe laquelle d’entre elles pourrait remplacer le dollar en tant que monnaie mondiale, mais elles ne le feront pas, car elles ne sont pas négociées aussi largement.
Aussi, près de 40% de la dette mondiale est libellée en dollar. En conséquence, les banques étrangères ont besoin de beaucoup de dollars pour mener leurs activités. Cela est devenu évident lors de la crise financière de 2008. Les banques non américaines avaient des engagements internationaux de 27 000 milliards libellés en dollars dans diverses devises. Sur cette somme, 18 000 milliards l’étaient en dollars américains. En conséquence, la Réserve fédérale américaine a dû augmenter sa ligne de swap en dollar. C’était le seul moyen d’empêcher que les banques mondiales soient en manque de dollars.
Certains pays appellent à une monnaie mondiale.
En mars 2009, la Chine et la Russie ont appelé à la création d’une nouvelle monnaie mondiale. Ils voulaient que le monde crée une monnaie de réserve «qui soit déconnectée des nations et qui puisse rester stable à long terme, éliminant ainsi les lacunes inhérentes à l’utilisation de monnaies nationales basées sur le crédit». La Chine craignait que les milliards d’actifs qu’elle détient en dollars ne serviraient à rien, si l’inflation en dollar se mettait en place. Cela pourrait être le résultat d’une augmentation du déficit américain et de l’impression de trésors américains pour soutenir la dette américaine. La Chine a appelé le Fonds monétaire international à développer une monnaie pour remplacer le dollar. Au quatrième trimestre de 2016, le renminbi chinois est devenu l’une des monnaies de réserve mondiales. Au troisième trimestre 2018, les banques centrales détenaient 193 milliards de dollars en renminbi, selon le FMI. C’est un petit début, mais cette tendance continuera à croître à l’avenir. La Chine souhaite que sa monnaie soit pleinement échangée sur les marchés des changes mondiaux. Pékin souhaiterait que le yuan remplace ou concurrence le dollar en tant que monnaie mondiale. Pour ce faire, la Chine réforme son économie.
- Quelle est la part de la cryptomonnaie dans ce chamboulement financier ?
Qu’est-ce qu’une cryptomonnaie ? C’est un actif dont la quantité est limitée et qui s’échange de pair-à-pair (P2P) sans tiers de confiance comme les banques. Elles n’ont pas de support physique comme des pièces ou des billets, ne sont pas régulées par un organe central et ne sont pas indexées sur le dollar ou l’or par exemple. Ces nouvelles monnaies électroniques utilisent la technologie blockchain (grand livre de comptes) pour transférer la propriété des cryptos entre leurs différents propriétaires. Ces cryptomonnaies ne sont donc que des suites de chiffres dont la propriété est transférée d’une personne à une autre. (Les principales cryptomonnaies : Bitcoin, Ethereum, Tether, Binance Coin, XRP, Cardano, Dogecoin, Litecoin, Bitcoin Cash, Solana). La conception, la structure, le volume et le mode d’échange font des cryptomonnaies ou monnaies numériques des actifs de réserve de valeur, mais pas une monnaie de financement de l’économie dont la quantité (masse monétaire) et le prix (taux d’intérêt) sont régulés par la Banque Centrale en fonction de la macroéconomie d’un pays ou d’une région. Il n’y a pas de multiplicateur de crédit avec les cryptos sans retour à la monnaie Banque Centrale. Les cryptos et les NFT seront l’or et les Picasso de demain tant que la convention qui les valorise demeure en vigueur et acceptable par tous.
- Quel serait l’impact d’une telle situation sur les échanges commerciaux de l’Algérie ?
Il n’y a aucun impact sur l’Algérie dans ce scénario improbable. Rappelons que l’Algérie n’est ni sous embargo, ni sous les contraintes de sanctions internationales. Elle tire 97/98% des recettes de la vente des hydrocarbures libellées aujourd’hui en dollar. La BCA gère ses recettes dans ses réserves de change sous la forme d’un portefeuille diversifié de devises, dont les proportions correspondent à la structure de son commerce extérieur et des prévisions qu’elle fait de l’évolution des grandes devises mondiales (dollar, euro, yen, GBP). En conséquence même si le dollar devenait «indésirable» et que l’Algérie en raison de contrats passés soit obligée de vendre en dollar, elle pourra toujours les swaper avec des devises qui lui seraient plus «agréables». Tout cela en raison du volume et de la profondeur du marché du dollar américain et de l’importance des actifs libellés en dollar en circulation dans le monde.
- Quel impact sur la monnaie nationale ? Ou comment la monnaie nationale pourrait s’adapter à cette nouvelle donne ?
Cette question me rappelle une remarque du ministre des Finances de l’époque qui voulant rassurer les Algériens avait déclaré, en 2008 pendant la déconfiture des Banques internationales consécutive à la faillite de Lehman Brothers : «Nous ne sommes pas touchés, nos banques ne sont pas internationalisées !!!» En somme, il se félicitait que l’Algérie soit «hors du monde». Que les Algériens se rassurent, l’économie nationale est toujours «hors du monde». En conséquence, le dinar poursuivra sa dégringolade, atténuée peut-être par une reconstitution temporaire des réserves de change en attendant des réformes économiques structurelles qui sortiront le pays de cette dépendance à la vente de «commodities».
Propos recueillis par Nadjia Bouaricha