Noureddine Bouderba. Expert des questions sociales et du monde du travail : «La contribution des salariés au budget de l’Etat dépasse celle de l’IBS des entreprises»

24/03/2022 mis à jour: 03:08
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En érosion continue depuis plusieurs années, la protection du pouvoir d’achat et la revalorisation des salaires sont les revendications principales des syndicats. Dans cet entretien, l’expert en sécurité sociale, Noureddine Bouderba, revient sur les principales causes de cette situation, l’impact des dernières décisions du gouvernement et les solutions pour sauver ce qui reste du pouvoir d’achat des Algériens. 

  • Avec l’envolée de l’inflation, le citoyen algérien frôle le seuil de pauvreté. Où en est le pouvoir d’achat en Algérie ?

Le pouvoir d’achat de toute société est une rencontre entre les revenus et les prix à la consommation. La répartition des revenus primaires est source d’inégalités importantes entre les catégories sociales de tout pays mais aussi entre les pays développés et ceux en développement. 

Dans chaque pays, ces inégalités sont plus ou moins corrigées par les Etats par le biais de la redistribution, à travers une fiscalité progressive, des transferts sociaux et une protection sociale des classes démunies et moyennes. Ainsi, selon un récent rapport, la redistribution dans les 37 pays membres de l’OCDE divise par deux le rapport entre le niveau de vie des riches et celui des pauvres (entre les 20% des ménages les plus aisés et les 20% les moins aisés). La contribution des transferts sociaux à cette réduction avoisine les deux tiers et la fiscalité progressive y contribue pour un tiers. 

Ce préambule était nécessaire pour mettre en évidence que toute politique de préservation du pouvoir d’achat ou de son amélioration doit englober tous les segments développés ci-dessus, à savoir les salaires et autres revenus directs, la politique fiscale, les transferts sociaux, la protection sociale par l’Etat et la Sécurité sociale et enfin le rôle de l’Etat dans la régulation des marchés et leur contrôle. 

Le premier élément déterminant, donc pour le pouvoir d’achat, est le revenu dont le salaire pour les travailleurs salariés, la pension ou allocation de retraite pour les retraités ou les aides sociales pour les démunis et personnes vulnérables. Les salaires en Algérie sont très bas. Leur part dans le revenu national, exprimé par le PIB, n’a cessé de reculer depuis 40 ans. Celle-ci est passée de plus de 40% dans les années 1980 à 34,5% en 1993 et à 28,1% en 2019. 

Selon les deux derniers rapports sur les salaires dans le monde établis par l’OIT, le salaire moyen en Algérie a perdu 4,4% de sa valeur réelle entre 2000 et 2017, puis 2,6% en 2018. Le SNMG, levier important pour la protection des bas revenus, n’a pas évolué entre 2010 et 2020, entraînant un recul de sa valeur réelle sur cette période de plus de 2,6%, malgré une croissance annuelle moyenne de la productivité positive de + 0,6% sur la même période. 

En 2022, le salaire mensuel moyen perçu par un travailleur algérien, avec l’équivalent de 265 euros, représente entre 4 et 9% de celui d’un salarié des pays européens développés, des Etats-Unis, du Canada, du Japon ou de la Corée du Sud, et entre 10 et 25% des salaires moyens en Italie, Espagne, Chypre, Grèce, Portugal ou Lituanie. De plus, il est question, ici, de moyennes, qui ne tiennent pas compte de la distribution très inégale des salaires en Algérie entre les cadres supérieurs de l’Etat et les cadres dirigeants des entreprises d’un côté et le reste des salariés de l’autre, ainsi qu’entre les salariés du public et ceux du privé. 

Le tableau serait incomplet si on ne souligne pas la grande disparité qui existe entre les revenus du capital et ceux du travail ainsi que la très grande faiblesse du niveau des pensions et des allocations pour la majorité des retraités. Conséquence de cette faiblesse des revenus, 80% des Algériens vivent dans la quasi-pauvreté, dont une bonne partie dans la pauvreté. Selon la dernière enquête sur la consommation des ménages en Algérie effectuée par l’ONS, ces derniers consacrent, en moyenne, 41% de leurs dépenses à l’alimentation, 47% si on exclut les dépenses imputées (non réelles) relatives au logement. Mais pour les 60% d’Algériens les plus pauvres, cette proportion est de 60%. Or plus celle-ci, appelée coefficient alimentaire, est élevée plus le niveau de pauvreté est élevé. A titre indicatif, le coefficient alimentaire dans les pays développés est compris entre 12 et 20%. 

Une rapide rétrospective nous permet de conclure que cette faiblesse du niveau des salaires et les disparités qui les caractérisent sont dues à quatre raisons essentielles :

  1. le programme d’ajustement structurel imposé par le FMI entre 1994 et 1998, qui a plombé les salaires en Algérie par le biais l’article 87 bis de la loi 90-11 institué en 1994 ; 
  2. La politique salariale de l’Etat qui a soumis l’évolution des salaires aux rapports de force favorisant le clientélisme et les groupes sociaux détenant une capacité de nuisance ; 
  3. L’absence de volonté de faire jouer au salaire minimum son rôle régulateur et protecteur des bas salaires ; 
  4. La faiblesse de la capacité de négociation des travailleurs, qui trouve son origine dans la faiblesse du mouvement syndical et les nombreuses atteintes à son libre exercice, particulièrement dans le secteur privé, même si le secteur public n’est pas sans reproches. 

Il faut enfin souligner que ces deux dernières années, l’érosion du pouvoir d’achat a connu une accélération dangereuse qui menace la cohésion sociale, due essentiellement à : 

  1. L’important impact de la pandémie sur le pouvoir d’achat des travailleurs ; 
  2. La politique de dévaluation volontariste du dinar pour équilibrer le budget de l’Etat ; 
  3. L’abandon progressif de la politique de subvention des produits de large consommation.
  • Vous avez parlé de la fiscalité en tant que premier pilier de la redistribution ; quel est l’impact sur le pouvoir d’achat, selon vous, des mesures de réduction de l’IRG contenues dans la loi de finances 2022 ?

Ces mesures consistent à exonérer de l’IRG les revenus inférieurs à 30 000 DA et réduire celui des autres revenus d’un montant représentant entre 0,5% et 6% du revenu. C’est une mesure qui va dans le bon sens mais qui est clairement insuffisante pour amortir le choc de l’érosion du pouvoir d’achat et de l’hyperinflation que nous observons. Il faut noter que la majorité des salariés et des retraités en Algérie perçoit un revenu inférieur à 30 000 DA et, de ce fait, a un gain nul puisque avant la LF-2022, elle ne payait pas d’IRG. Pour le reste, le gain d’un salarié ou retraité percevant un revenu imposable moyen, soit 50 000 DA (42 000 DA net) est de 2720 DA, représentant 5,4% de son revenu, alors que celui d’un haut revenu, disons 150 000 DA (correspondant à 110 000 DA net) est de 5100 DA, soit 3,4% de ce revenu. Il ne faut pas oublier les chômeurs, que le dernier rapport de l’ONS datant de mai 2019 évalue à 1,5 million, mais que personnellement j’évalue entre 3,5 et 4 millions en tenant compte des chômeurs découragés qui ne s’inscrivent pas à l’ANEM et des nouvelles vagues de chômeurs suite à la pandémie. Ces chômeurs n’ont aucun revenu et la nouvelle allocation chômage de 13 000 DA destinée aux primo demandeurs d’emploi ne bénéficiera au mieux, selon mes estimations basées sur les conditions de son octroi, qu’à un maximum de 400 000 à 500 000 personnes, soit 10 à 15% du total des chômeurs. De façon générale, il faut noter que la politique fiscale en Algérie est injuste. Elle ne se conforme pas au principe d’égalité des citoyens devant l’impôt.

 Progressivité insuffisante, généralisation du régime de forfait pour les fonctions libérales, non-imposition du patrimoine et des grosses fortunes, multiples exonérations et abattements sans contrepartie, niveau très élevé de l’impôt non recouvré, évasion fiscale. Et, phénomène unique au monde : la contribution des salariés au budget de l’Etat dépasse, depuis 2011, celle de l’IBS des entreprises. La part de l’IRG salariés dans les recettes fiscales ordinaires est passée de 16% en 2009 à 26,1% en 2018, alors que la part de l’impôt sur les bénéfices des sociétés a chuté de 19,9% à 14,5% sur cette même période. En 2009, l’IRG payé par les fonctions libérales représentait le quart de l’IRG retenu à la source aux salariés, en 2021, il n’en représente que le dixième. De la même façon, l’impôt sur le bénéfice des sociétés représentait 125% de l’impôt sur l’IRG des salariés, mais en 2021, il n’en représente que 39%.

 Même avec la réduction de l’IRG contenue dans la loi de finances 2022, les montants prévus pour l’IBS et l’IRG des fonctions libérales représentent respectivement 65 et 14% du montant inscrit au titre de l’IRG sur les salaires. De façon générale, l’Algérie, comparativement aux pays de la région et à ceux développés, se classe au premier rang en matière de contribution de l’IRG des salariés au budget de l’Etat et au dernier rang concernant la contribution de l’IBS des entreprises, de l’IRG des fonctions libérales, de l’IRG sur le capital ou encore de l’impôt sur le patrimoine et/ou les richesses. 

  • Vous avez, dans vos différentes interventions, fait un lien entre les transferts sociaux et les subventions d’un côté et le pouvoir d’achat de l’autre…

Dans tous les pays du monde, y compris dans les économies avancées, les dépenses de consommation des ménages ne sont pas, dans leur totalité, supportées directement par ces derniers. Celles de santé, d’éducation, du logement et du transport sont en partie, plus ou moins importante, supportées par l’Etat ou la Sécurité sociale. Dans les pays en développement, les revenus des populations sont très bas et ne leur permettent pas de faire face aux prix internationaux de l’alimentation, de l’eau et de l’énergie. 

C’est pourquoi ces pays, malgré les pressions de la Banque mondiale et du FMI, soutiennent les prix des produits de large consommation et de l’énergie. C’est grâce aux transferts sociaux que l’espérance de vie est passée de 50,3 ans en 1970 à 77,5 ans aujourd’hui, soit un gain moyen d’un an chaque deux années. C’est grâce aux transferts sociaux que le commun des Algériens a pu avoir accès à l’enseignement gratuit, à l’énergie et aux protéines et calories à un prix subventionné. C’est la raison pour laquelle, je dis que la décision de supprimer les subventions, contenue dans la loi de finances 2022, va porter un coup fatal pour ce qui reste de pouvoir d’achat, mettant en péril la cohésion sociale, voire la cohésion nationale. 

Cette politique de remise en cause progressive des transferts sociaux a été entamée il y a 30 ans et tout le monde peut constater ses effets dévastateurs : augmentation de la pauvreté et des inégalités, un système de santé qui n’arrive plus à répondre aux besoins de la population, des déserts médicaux, un recul de l’investissement dans l’éducation donnant lieu à une augmentation inquiétante des surcharges scolaires, des taux de redoublement et d’exclusion. Sur les 10 dernières années, le montant des transferts sociaux, en valeur réelle, a été pratiquement divisé par deux. Aussi, le défi qui se pose au gouvernement ne doit pas être l’achèvement de l’Etat social largement entamé par la politique dominée par l’oligarchie aux commandes ces 20 dernières années, mais de le renforcer et le consolider par une lutte conséquente contre la pauvreté et les inégalités. Une lutte qui ne peut s’accommoder de la suppression des subventions.

  • Certains plaident pour une mobilité de la grille salariale. Est-ce possible ? 

Cette histoire de mobilité des salaires est un leurre, de mon point de vue. Je ne connais pas de pays où elle est appliquée avec succès. Les gens parlent de mobilité comme s’il y avait une force surnaturelle qui va ajuster automatiquement les salaires aux prix. On peut au mieux parler d’indexation des salaires sur le coût de la vie, mais même là, les résultats dépendront de la capacité de négociation des syndicats pour lui donner un contenu concret afin d’aboutir à une juste répartition des richesses créées par la nation.

  • Que préconisez-vous concrètement pour préserver le pouvoir d’achat des Algériens ?
  1. Augmenter le SNMG de 50%, augmenter la valeur du point indiciaire de 25% dans la Fonction publique et inciter, y compris en recourant au droit d’extension, à une augmentation des salaires dans le secteur économique public et privé de 20 à 30% ; 
  2. Augmenter les pensions et allocations de retraite dans une marge de 15 à 30% ; 
  3. Arrêter la dévaluation du dinar ; 
  4. Annuler la disposition de suppression des subventions. Plafonner les prix et/ou les marges de tous les produits de première nécessité. Renforcer la progressivité des tarifs d’électricité et du gaz en instaurant la gratuité pour les premiers paliers, éliminer la TVA pour les 2e paliers, réduire la TVA pour les 3e paliers et augmenter les prix pour les paliers supérieurs. Instaurer une taxe carburants spéciale pour les véhicules énergivores et pour les personnes possédant plusieurs véhicules. Généraliser le logement locatif et interdire la cession des logements sociaux ; 
  5. Réformer la CNAC en éliminant les dépenses indues actuelles, notamment celles liées à l’appui à l’emploi et à l’entrepreneuriat. Faire bénéficier de l’allocation chômage l’ensemble des travailleurs licenciés, y compris ceux titulaires d’un CDD. Augmenter les cotisations chômage. Instaurer le chômage partiel. Instituer une branche d’assurance chômage pour les non-salariés ; 
  6. Développer, encourager et contrôler les mutualités sociales et les œuvres sociales (y compris le Fnpos), en veillant à ce qu’elles ne soient pas détournées de leur vocation ; 
  7. Démocratiser le fonctionnement des caisses de Sécurité sociale. 
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