Les élections locales viennent de clore un processus électoral mené à pas de charge par les autorités sur fond de défiance populaire. Comblant ainsi le vide institutionnel né des événements déclenchés par le mouvement populaire, le hirak, un certain 22 février 2019, pour le rejet du 5e mandat de l’ex-président déchu, Abdelaziz Bouteflika, et pour la démocratie. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est au moment où le pays subit le plus d’attaques sur le front externe que les autorités semblent avoir choisi l’option du verrouillage au plan interne. Mohand Amokrane Cherifi est ancien ministre et expert auprès des Nations unies. Dans cet entretien, il insiste sur la nécessité de consolider le front interne face à tout ennemi potentiel, et ce, en poursuivant nécessairement, selon ses dires, la démocratisation effective de l’Etat pour assurer la confiance des citoyens à l’égard de leurs institutions.
- Le pays est confronté à de lourdes menaces à ses frontières. En même temps, il connaît une certaine défiance des citoyens à l’égard des institutions, dont les causes sont multiples (sociales, économiques et politiques). Quel regard portez-vous sur cette situation ?
La question de la défense nationale face à l’adversité et la question du rétablissement de la confiance du peuple en ses institutions sont liées. Un front interne apaisé et unifié est un élément essentiel de toute stratégie de défense nationale contre des menaces existentielles, rendant nécessaire la satisfaction des besoins et des aspirations de la population.
Dans sa dernière édition, la revue de l’armée a bien mis l’accent sur l’unité nationale à renforcer : «Nous nous apprêtons à accueillir une nouvelle année, au cours de laquelle nous serons plus forts et plus unis face à quiconque tenterait de nuire à notre peuple et porter atteinte à notre Etat.»
Le même éditorial évoque le climat de guerre qui prévaut dans notre région appelant à «renforcer notre unité nationale et œuvrer à mettre en relief tout ce qui nous unit, en bannissant tout ce qui nous divise». Un appel à consolider le front interne face à un danger certain qui guette le pays. En d’autres termes, œuvrer à consolider l’unité du peuple contribue à renforcer la défense nationale et par là même à dissuader tous ceux qui seraient tentés d’attaquer notre pays sous une forme ou sous une autre pour porter atteinte à sa souveraineté et à l’intégrité de son territoire.
C’est une évidence d’affirmer que pour construire l’unité nationale et consolider le front interne face à tout ennemi potentiel, il faudra nécessairement poursuivre la démocratisation effective de l’Etat pour assurer la confiance des citoyens à l’égard de leurs institutions.
Tous les analystes et experts en matière de rapports de force conviennent que l’instauration d’une véritable démocratie fait partie du processus de préparation permanente de la nation à toute agression d’où qu’elle vienne, car en légitimant ainsi la gouvernance civile, le pouvoir renforce la confiance et les liens du peuple avec ses dirigeants et son armée.
Tout le monde comprend cette problématique. Les citoyens entendent mieux l’appel au patriotisme face à un danger existentiel pour la nation, et y répondent avec ferveur, lorsque le pouvoir civil est exercé par des institutions démocratiquement élues. Le patriotisme va de pair avec la démocratie. L’un ne va pas sans l’autre.
- Y a-t-il des exemples dans le monde et à travers l’histoire qui vont dans le sens de cette argumentation ?
Les nombreuses expériences de pays confrontés à des menaces extérieures et des guerres évitées par la dissuasion et les batailles gagnées, malgré un rapport de force militaire défavorable, parviennent au même constat. Toute dissuasion crédible et toute bataille victorieuse ne sont possibles qu’avec le soutien résolu du peuple qui vient renforcer la défense nationale par un engagement collectif et sans faille pour défendre, jusqu’au sacrifice suprême, la souveraineté nationale.
Dans leurs réflexions sur la guerre, les stratèges les plus connus ont montré le rôle déterminant des peuples face à l’ennemi et souligné la compénétration du politique dans l’art de la guerre, en préconisant d’unifier son propre peuple et de semer la discorde et la défiance dans le camp adverse.
- Comment concilier sécurité et liberté quand la patrie est en danger ?
Face aux dangers internes et externes qui déstabiliseraient le pays, certains régimes ont opté pour le renforcement du caractère vertical du pouvoir en donnant la priorité à la sécurité au détriment des libertés, considérant que le contexte ne permet pas des oppositions qui feraient le jeu de l’ennemi.
Face aux menaces extérieures qui se précisent, les oppositions se voient pressées de mettre en sourdine leurs revendications démocratiques, politiques, économiques sociales et environnementales pour ne pas faire le jeu de l’ennemi. Mais en fin de compte, cette démarche s’avère contre-productive, car en interdisant toute opposition, cela ne fait que diviser le front intérieur et amoindrir les capacités d’un pays à affronter l’ennemi. L’ennemi le sait, car il évalue le potentiel de combat de son adversaire en intégrant, en plus des forces armées, le moral d’un peuple et de son rapport au pouvoir.
- Comment anticiper les dangers et se préparer à y faire face ?
Tous les pays renforcent leurs alliances par l’action diplomatique et leurs capacités de défense en se dotant d’équipements de dernière génération et en formant de façon permanente leurs soldats et leur encadrement aux nouvelles technologies pour faire face à toute agression extérieure, terrestre, aérienne, maritime ou cybernétique.
L’Algérie n’est pas en reste. Les revues spécialisées la classent à l’avant-garde dans ce domaine. C’est sur leur propre territoire que les pays sont plus ou moins bien préparés à anticiper une déstabilisation, aux causes internes ou d’origine externe. Certes, chaque pays se dote d’un appareil de renseignement pour identifier et neutraliser les menaces potentielles internes et externes. Mais l’adhésion des citoyens ne peut être garantie indéfiniment de façon autoritaire.
Certes, le sentiment patriotique l’emporte toujours face à des menaces existentielles, mais il n’est pas durable. A la longue, la fibre patriotique s’affaiblit, si l’on ne satisfait pas les aspirations démocratiques et sociales de la population et, du même coup, fragilise le front interne de défense nationale. Le vrai patriotisme bien compris exige une ouverture politique transparente et sincère, seule à même d’unifier et de solidifier la nation.
Il y va de la responsabilité de ceux qui dirigent le pays de le faire en identifiant et en proposant des réponses appropriées aux sources de tension et de division qui minent la confiance des citoyens afin de la rétablir, qu’il s’agisse du domaine politique : Etat de droit et démocratie ; économique : modernisation du secteur public, promotion de l’initiative privée, création d’emplois, et social : renforcement de la protection des plus vulnérables, modernisation des secteurs de l’éducation et de la santé et préservation du pouvoir d’achat.
- Que préconisez-vous pour dépasser la situation que vit le pays, sachant que le pouvoir a une feuille de route à laquelle il semble tenir malgré tout ?
Il suffirait d’une rencontre sans exclusive de tous les acteurs civils et politiques les plus représentatifs de la société algérienne pour convenir d’un programme consensuel sur le plan politique, économique et social, qui rétablira la confiance des Algériens en leurs institutions et consolidera l’unité de la nation face à l’adversité.
Naturellement, une telle rencontre gagnerait pour son succès à être accompagnée par des mesures d’apaisement permettant, notamment, à des citoyens détenus pour délits d’opinion de recouvrer leur liberté, et par des actions d’urgence sur le plan économique et social pour sauvegarder l’emploi et le pouvoir d’achat de la population.
Agir dans ce sens requiert une volonté politique forte à la hauteur des défis existentiels actuels, à même d’unifier et de mobiliser le peuple pour la défense nationale.