Mémoires de Bentobbal : Quelques anecdotes chargées d’Histoire

09/01/2022 mis à jour: 05:23
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Lakhdar Bentobbal / Photo : D. R.

Dans cet article, il ne s’agit pas d’une autre recension du livre de Daho Djerbal, Lakhdar Bentobbal. Mémoires de l’Intérieur (éditions Chihab), après celle que nous lui avons consacrée (voir El Watan du 23 novembre 2021). Le propos ici est simplement de mentionner quelques passages, quelques confidences «croustillantes», quelques anecdotes qui méritent qu’on s’y attarde en ce que ces morceaux choisis révèlent le trait de caractère de tel ou tel dirigeant de la Révolution ou bien permettent d’éclairer d’un jour nouveau un événement particulier ou un épisode méconnu.

Le livre Lakhdar Bentobbal. Mémoires de l’intérieur, publié début novembre par l’historien Daho Djerbal aux éditions Chihab, fournit des détails foisonnants sur un grand nombre d’événements et de faits historiques en lien avec la lutte de Libération nationale. L’ouvrage, comme nous l’avons souligné dans nos précédentes éditions, constitue un événement éditorial majeur, et on n’en finit pas d’en déceler les pépites historiques, tant le récit de l’ancien membre du CCE est dense et riche en enseignements.

Il ne s’agit pas dans cet article de livrer une autre recension de cet opus après celle que nous lui avons consacrée (Voir : «Une immersion vertigineuse dans la fabrique de la Révolution», in El Watan du 23 novembre 2021). Le propos ici est simplement de mentionner quelques passages, quelques confidences «croustillantes», quelques anecdotes qui méritent qu’on s’y attarde en ce que ces morceaux choisis révèlent le trait de caractère de tel ou tel dirigeant de la Révolution ou bien permettent d’éclairer d’un jour nouveau un événement particulier ou un épisode méconnu.

«Ce sont vos places, réveillez-vous !»

C’est le cas par exemple d’un passage (P145) où Bentobbal raconte comment, dans le train qui les emmenait vers Alger pour prendre part à la réunion historique du Groupe des 22, à l’été 1954, Didouche Mourad s’est mis à haranguer des passagers algériens, les exhortant à défendre leurs droits après qu’un «Européen» se soit accaparé leurs sièges, les obligeant à voyager debout.

«Sur le trajet, quelque part avant d’arriver à Bouira, un groupe d’Algériens (...) étaient debout dans le couloir. Depuis pas mal de temps déjà, ils avaient quitté leurs places sur lesquelles un Européen s’était allongé. Pour une raison ou pour une autre, ils n’osaient pas regagner leur siège. Nous étions dans un état de tension extrême. (…) La moindre injustice nous faisait réagir. Didouche fut le premier à s’emporter. Il s’adressa aux gens qui étaient là debout dans le couloir du train.

«– Ce sont vos places, réveillez-vous !» (a-t-il lancé). Il avait dit cela dans le sens ‘‘secouez-vous, reprenez vos places, défendez vos droits’’», relate Bentobbal. Dans le livre, l’ancien ministre de l’Intérieur du GPRA brosse un portrait émouvant de Didouche Mourad, un révolutionnaire d’exception qui était le premier chef du Nord-Constantinois, et qui tombera très tôt au champ d’honneur, précisément le 18 janvier 1955.

14 mois cloîtré dans une chambre à Arris

En 1951, «Si Abdellah» sera affecté dans les Aurès en compagnie d’autres cadres de l’OS. Il y passera en tout 26 mois, dont 14 mois caché dans un abri de fortune à Arris, totalement livré à lui-même. «Je suis resté dans ce refuge 14 mois durant. C’était vraiment atroce de vivre de cette façon, cloîtré dans une chambre sans aucune activité», se remémore-t-il. «Il arrivait bien à mon hôte de m’appeler de temps en temps pour l’aider à tenir des réunions de militants qui se déroulaient chez lui ou dans d’autres maisons à quelques pas de là. Mais la plupart du temps, je ne sortais jamais.

14 mois dans une chambre avec pour seule lumière la lueur d’une cheminée, envahi par la fumée et les poux. Je mangeais si peu que je ne pesais plus que 54 kg ; mon teint était devenu jaunâtre et seule la lecture m’aidait à surmonter mon épreuve. Ben Akacha me ramenait de la bibliothèque municipale deux à trois livres par jour. Un roman ne tenait plus qu’une nuit et j’avais bientôt épuisé le stock. A bien y réfléchir, c’est la période où j’ai le plus lu de ma vie. La lecture était devenue pour moi un support moral. J’étais sans contact avec le parti et, en dehors des gens des Aurès ou des journaux, je ne recevais aucune nouvelle.»

32 fusils pour le Constantinois la nuit du 1er novembre

Evoquant les conditions de préparation du passage à l’action armée, Bentobbal s’est rappelé de la stupeur qui l’avait gagné en apprenant de la bouche de son chef hiérarchique Didouche Mourad la date du déclenchement de l’insurrection à cinq jours seulement du jour fatidique. «Il fallait que j’aille prévenir ceux d’El Milia, les faire sortir de la ville et que je retourne ensuite à Mila pour déclencher l’action. Tout cela devait être fait en cinq jours !» se souvient-il.

L’ancien dirigeant nationaliste a insisté dans son récit sur l’indigence des moyens matériels qui était le lot des premiers maquisards qui ne disposaient que de quelques armes dérisoires lors du passage à l’acte : «Au partage, quelque temps auparavant, sur les 32 armes dont nous disposions pour le Constantinois, j’en avais reçu 12. Avec ces 12 armes, il fallait équiper les 6 djounoud d’El Milia et les 18 de Mila.

C’était très insuffisant. Zighout avait pris les 20 autres, parce qu’il disposait du plus important effectif réparti entre les régions de Smendou, El Harrouch et Skikda. Badji n’avait rien reçu. Il ne disposait que de l’arme qu’il avait déjà en tant que chef régional de l’OS et de quelques autres achetées à des contrebandiers. Benaouda n’avait lui non plus rien reçu et, pour tout armement, il n’avait qu’un pistolet», énumère l’ancien maquisard.

Il poursuit : «C’est avec les 12 fusils, des mousquetons ‘‘Statti’’ d’origine italienne et trois ou quatre pistolets à barillet 9 mm que nous avons tiré sur la gendarmerie. Sur les 40 ou 50 cartouches que nous avons tirées, seulement 10 étaient bonnes, le reste fit long feu. Ce fut un grand choc moral pour les djounoud. Certains d’entre eux n’avaient jamais touché une arme de leur vie.»

La solde de la discorde

Dans le foisonnement d’informations sur les péripéties de la Guerre de libération dont regorge le livre, il est un autre passage qui a retenu notre attention : celui où Bentobbal fait part de son désappointement en découvrant ce que percevaient les combattants de la Wilaya III (p 309).

Il déclare : «J’hésite à le dire aujourd’hui encore, mais nous avions découvert alors que les maquisards de la III touchaient des traitements mensuels. C’était une époque où, dans le Nord-Constantinois, nous n’avions pas encore de colonels. Le chef de la Wilaya et les chefs de zone, comme Benaouda et moi, touchions une solde de 2000 F par mois. Les djounoud et tous les autres membres de l’organisation touchaient 1000 F par mois.

Pour la III, on nous avait donné des chiffres exorbitants. Nous les avions demandés à des gradés qui étaient d’un rang très inférieur à celui de Krim. Les sommes qu’ils touchaient n’étaient même pas imaginables pour des civils. Même pour un poste élevé de l’administration française, on n’arrivait pas à ce niveau. On nous avait parlé de 200 000 F par mois. Que font-ils avec de telles sommes, nous demandions-nous.

Ce sont des gens qui sont montés au maquis pour mourir. Pourquoi ramasser de telles fortunes ? Et puis, nous ne sommes pas des mercenaires. Nous avons décidé Zighout et moi de poser le problème au Congrès (de la Soummam, ndlr). Nos djounoud avaient été informés de la chose, ils en discutaient avec leurs compagnons des autres Wilayas et nous avions peur du mauvais effet que cela pouvait avoir sur le moral des hommes

Des feuilles d’arbres en guise de bulletins de vote

Autre épisode rarement cité dans les écrits des acteurs et autres témoins de la Révolution : la tenue d’élections pour la désignation d’assemblées de douar ou de comités de douars dans la foulée du Congrès de la Soummam. Ces élections constituent, se félicite Bentobbal, «le premier suffrage universel direct de la Révolution».

«Il fallait mener rapidement l’affaire pour envoyer les listes (des responsables élus, ndlr) au CCE. Celles-ci devaient être présentées comme document par la délégation algérienne à l’ONU. Pensant que l’indépendance était proche, Abane et Ben M’hidi estimaient qu’il fallait fournir une certaine preuve de l’adhésion de la population à la volonté d’indépendance», explique le chef nationaliste.

Il précise encore : «Dans la décision qui fut prise à la Soummam, il y avait à la fois une volonté démocratique et une opération de propagande politique. D’après l’argumentation de Ben M’hidi, sur le plan interne, il valait mieux avoir une population acquise qui désigne elle-même ses responsables. Nous aurions ainsi, pensait-il, des élus plus volontaristes, plus motivés que des gens nommés, et la population marcherait mieux avec nous.» C’est ainsi donc que ces élections tenues sous l’égide du FLN/ALN ont eu lieu.

Un problème va rapidement se poser : les bulletins de vote. Les responsables de la Wilaya II vont alors recourir à un procédé révolutionnaire pour organiser l’opération : «Pour les bulletins qui devaient être déposés dans les urnes, chaque liste était représentée par une feuille d’arbre d’espèce particulière, comme le chêne par exemple ou l’olivier, etc.» affirme Bentobbal. «Chacun votait en jetant sa feuille d’arbre dans un sac qui servait d’urne pour recueillir les suffrages. C’était là le mode de scrutin le plus pratique que nous ayons trouvé et qui fut utilisé dans toute la Wilaya.» Un vote «écolo» au pied de la lettre…

Sept paquets de cigarettes fumés d’affilée

Dernière anecdote qui clôt cette petite sélection que nous avons concoctée : lorsque parvient au commandement de la Wilaya II la nouvelle du détournement par des avions de guerre français de l’appareil d’Air Atlas qui devait transporter Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf, Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf de Rabat vers Tunis, où ils devaient rencontrer le président Bourguiba, Bentobbal confie, contre toute attente, qu’il était fou de joie en prenant connaissance de cet acte de piraterie caractérisée suivi par l’arrestation des membres de la délégation extérieure du FLN.

Il raconte que ce soir-là, il avait fumé comme un pompier, grisé par l’émotion, grillant pas moins de sept paquets de cigarettes d’affilée ! «Je ne sais pas ce que dit le livre des records, mais je crois que ce soir-là j’avais battu le record mondial de la consommation de tabac», s’amuse-t-il. «Depuis l’heure où nous avions reçu la nouvelle jusqu’au matin, j’avais fumé sept paquets de cigarettes, des Bastos il me semble.» Bentobbal n’omet pas d’expliquer la raison de cette exultation pour le moins surprenante devant un événement censé être une catastrophe pour la Révolution.

Dans son esprit, si les dirigeants du FLN avaient rencontré Bourguiba, après avoir vu le roi du Maroc, cela aurait accéléré les négociations avec la France. Et pour lui, c’était encore tôt pour espérer des négociations d’égal à égal qui préserveraient réellement les intérêts des Algériens. «Dans l’éventualité d’une issue heureuse des négociations, arguera-t-il, le million d’Européens qui vivait là serait resté en Algérie.

Les Français auraient gardé le contrôle de l’économie par leurs capitaux et leurs cadres et ils auraient assuré le contrôle du politique par l’intermédiaire de certains politiciens algériens qui étaient beaucoup plus proches d’eux que du peuple algérien. De cette façon, la présence française risquait d’être assurée pour toujours.

Peu importe ce que pensaient alors Boudiaf ou Ben Bella. Il se peut même que leur pensée fût la même que la mienne, mais en ce qui concerne la négociation entre deux adversaires, ils oubliaient un fait, c’est que celles-ci ont été de tout temps basées sur le rapport des forces. Or, les faits sont têtus a-t-on dit, les forces entre les mains de Boudiaf ou de Ben Bella étaient minimes en 1956, la Révolution algérienne n’était pas arrivée au stade où elle pouvait négocier à égalité avec la France.»

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