Massacres de civils à Ghaza, corridor IMEC et énergie : Les enjeux économiques d’un conflit

29/11/2023 mis à jour: 02:19
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Photo : D. R.

«Les Saoudiens voulaient reconnaître Israël.» «Les Etats-Unis, qui ont été l’un des initiateurs de l’IMEC, l’ont poussé comme un moyen d’isoler la Chine et l’Iran et d’accélérer la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie Saoudite.»

Le président américain, Joe Biden, l’a encore affirmé, le vendredi 24 novembre, à l’annonce de la trêve entre le Hamas et Israël : l’une des raisons de l’offensive du 7 octobre tenait au fait que son administration «travaillait en étroite collaboration avec les Saoudiens pour une normalisation avec Israël» et au projet sous-jacent du corridor économique IMEC (Inde-Moyen-Orient-Europe). 

Il a admis qu’il «ne pouvait pas prouver» cette affirmation, mais que c’était ce qu’il croyait, selon le quotidien Times of Israël. Or, il avait insisté, avant le 7 octobre, sur l’annonce de la création d’un nouveau corridor ferroviaire et maritime reliant l’Inde à l’Europe, via le Moyen-Orient, en passant par l’Arabie Saoudite et Israël. «L’idée, dans son ensemble, suscite un très grand intérêt», avait-il dit, ajoutant qu’il continuerait à promouvoir de telles initiatives «pour changer la dynamique (au Moyen-Orient) et instiller une paix à long terme», a noté la même source. 

Le vendredi 20 octobre, lors d’un événement de collecte de fonds pour sa campagne électorale, Joe Biden a déclaré ce qui suit : «L’une des raisons pour lesquelles le Hamas a agi de la sorte est qu’il savait que j’étais sur le point de m’asseoir avec les Saoudiens», ajoutant : «Les Saoudiens voulaient reconnaître Israël.» L’assaut mené par les Brigades Al Qassam, branche armée du Hamas, a sapé l’initiative américaine. 

Il a aussi fondamentalement remis la question palestinienne au-devant de la scène internationale, remodelant, du coup, toute l’équation géopolitique échafaudée autour de l’idée de la normalisation qui devait baliser le terrain au projet IMEC. Bien que, dans son narratif, le Hamas avait clairement motivé son action spectaculaire par les attaques incessantes des soldats et colons israéliens contre le peuple palestinien, ses biens et ses lieux saints. 

Un mois et demi après cette action et des raids israéliens incessants, la réoccupation de la Bande de Ghaza, l’exode forcé des Palestiniens et l’abandon de la cause palestinienne sont ouvertement assumés par l’entité sioniste. L’enjeu géoéconomique n’est pas pour rien dans tout cela, même si la cause palestinienne demeure, avant tout, une question de décolonisation.

 «A court terme, du moins, il est impossible d’imaginer la mise en œuvre de l’IMEC», explique Vijay Prasha, intellectuel indien, dans un article intitulé «Comment la guerre contre Ghaza a bloqué le corridor», édité le 16 novembre dernier sur le blog «Histoire et Société». Un blog de référence créé par Danielle Bleitrach, universitaire française qui s’intéresse au passage de la domination des Etats-Unis à un monde multipolaire.

Vijay Prashad, partisan du mouvement mondial Boycott, Divestment and Sanctions (BDS), apporte ainsi un éclairage intéressant sur l’actualité brûlante du Proche-Orient. Rappel des faits. 

Le 9 septembre 2023, lors de la réunion du G20 à New Delhi, les gouvernements de sept pays et de l’Union européenne ont signé un protocole d’accord pour créer l’IMEC. Seuls trois de ces pays (l’Inde, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis) feraient directement partie de ce corridor qui devait commencer en Inde, traverser le Golfe et se terminer en Grèce. 

Les pays européens (France, Allemagne et Italie) ainsi que l’Union européenne se sont joints à cette entreprise. «Les Etats-Unis, qui ont été l’un des initiateurs de l’IMEC, l’ont poussé comme un moyen d’isoler la Chine et l’Iran et d’accélérer la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie Saoudite», écrit Prashad. 

Avant l’IMEC, les Etats-Unis avaient déjà prévu une route commerciale pour relier l’Inde à l’Europe. En 2011 déjà, la secrétaire d’Etat américaine de l’époque, Hillary Clinton, avait fait part d’un «réseau international de connexions économiques et de transit», une sorte de nouvelle route de la soie faisant partie d’un «pivot vers l’Asie». Ce «pivot» avait pour but d’enrayer la montée en puissance de la Chine et d’empêcher son influence en Asie. Pour l’intellectuel indien, l’IMEC était confronté à plusieurs défis sérieux, avant même les bombardements israéliens sur Ghaza. 

Tout d’abord, révèle-t-il, la tentative d’isoler la Chine semblait illusoire, étant donné que le principal port grec du corridor – le Pirée – était géré par la China Ocean Shipping Corporation et que les ports de Dubaï bénéficiaient d’investissements considérables du port chinois de Ningbo-Zhoushan et du port maritime du Zhejiang. Il note également que l’ensemble du projet reposait sur la «normalisation» entre l’Arabie Saoudite et Israël. Dans cette configuration, la question palestinienne posait donc problème. Tout aussi intéressant, l’auteur remonte à juillet 2022, mois durant lequel l’Inde, Israël, les Emirats arabes unis (EAU) et les Etats-Unis ont formé le groupe I2U2, avec l’intention, entre autres, de «moderniser les infrastructures» grâce à des «partenariats avec des entreprises privées». 
 

Un autre «Quad» en Asie occidentale 

C’était pour ainsi dire le précurseur de l’IMEC. Le rôle des EAU dans ce nouveau «Quad» de l’Asie occidentale est déterminant et contraste avec celui de son voisin, le Qatar, dont la médiation actuelle pour la libération des prisonniers semble lui donner une longueur d’avance dans la région. Ni la «normalisation» avec l’Arabie Saoudite ni l’avancement du processus I2U2 entre les Émirats arabes unis et Israël ne semblent, cependant, possibles après le génocide commis à Ghaza, au risque de faire bouger la rue dans la péninsule Arabique. D’ailleurs, plusieurs débats concernant I2U2 ont émergé, conduisant à des opinions selon lesquelles cet autre «Quad» (alliance quadripartite) devait détourner le monde arabe de la Chine. 

En outre, ce «Quad» s’avérerait être une passerelle de nouvelles opportunités pour l’Inde dans le big data, l’intelligence artificielle, l’informatique quantique…. Dans un dossier consacré à la Palestine, intitulé l’Energie, l’autre but de guerre, le quotidien l’Humanité, dans son édition du 22 novembre, zoome sur le hub gazier projeté le long des Territoires occupés, les accords énergétiques et les futurs passages maritimes qui vont se greffer au projet IMEC. «L’attaque du Hamas a pour conséquence le gel de la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie Saoudite, seule à même de permettre la mise en place d’un corridor économique reliant la région à l’Europe via les ports israéliens d’Ashkelon et Haïfa», met en évidence le périodique. 

Le «Déluge d’Al Aqsa», quels qu’en soient la finalité et les motifs, «a donné un coup d’arrêt à ce partenariat envisagé», soutient l’Humanité. Dès lors, l’initiative publiquement annoncée au sommet du G20 «éclaire d’un nouveau jour la séquence actuelle, le déchaînement israélien contre la Bande de Ghaza et l’étonnant soutien des pays européens à cet acharnement, le silence ou l’action timide des pays arabes». 

S’agissant de l’IMEC, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis, cité par le même média, a fait remarquer de façon allusive : «Nous pensons que le projet en lui-même est audacieux et transformateur, mais la vision qui le sous-tend est tout aussi audacieuse et transformatrice, et nous le verrons également dans d’autres parties du monde.» Le même Sullivan a révélé que les discussions pour le projet avaient commencé en juillet 2022, lors de la visite de Joe Biden à Riyad, et qu’une autre réunion entre l’Arabie Saoudite, les EAU et l’Inde avait eu lieu plus tôt cette année pour formaliser un accord. Israël, qui n’a pourtant pas de relations diplomatiques avec Riyad, a également participé au projet, de même que la Jordanie. 

En clair, il ne s’agit pas seulement d’un accord économique, mais d’un changement dans les relations mondiales qui a été longuement mûri. Beaucoup d’analystes évoquent un changement de paradigme n’incluant pas la question palestinienne et qui vise à l’extirper de l’échiquier régional pour lancer un nouveau «business» à l’ombre de l’hégémonie américaine. En juin 2022, Ursula von der Leyen s’est rendue en Ukraine, en Israël puis en Egypte. 

A la clé, un accord tripartite sur le gaz liquéfié et un développement des infrastructures pour faire de l’Egypte un hub gazier régional. «Le but avoué étant de s’affranchir des combustibles fossiles russes», souligne le quotidien engagé à gauche. Le gaz pompé en mer par Israël est transporté par gazoduc et liquéfié en Egypte, fruit d’un accord conclu en 2005 entre Le Caire et Tel-Aviv. Un gaz «pompé via un pipeline sous-marin de 100 kilomètres reliant le port méditerranéen égyptien d’El Arish à la ville israélienne d’Ashkelon», comme l’indique le site les Clés du Moyen-Orient. 

Pipelines

Un gazoduc qui passe au large des côtes de la Bande de Ghaza où les destructions massives opérées durant plus de 40 jours par l’aviation sioniste ont effacé toute vie sur la moitié de ce territoire. «Le gaz est vendu à l’East Meditenanean Gas Company (EMG), consortium de l’Egyptian General Petroleum Corporation, du groupe israélien Merhav et de l’homme d’affaires égyptien Hussein Salem.» Fermé momentanément en 2012, ce pipeline a été remis en service en 2020 mais cette fois, c’est le gaz israélien qui part en Egypte. 

Lors de ses entretiens, en juin 2022, la présidente de la Commission européenne a également évoqué le projet de construction d’un gazoduc reliant les eaux israéliennes à l’Europe, rappelle l’Humanité. Il s’agit du gazoduc EastMed que la Commission européenne a jugé prioritaire dans le cadre des projets d’intérêt commun (PIC) dans le domaine de l’énergie mais qui ne serait pas mis en service avant 2028. Il relierait les champs gaziers israéliens et chypriotes à la Grèce puis à l’Italie. A demi-mot est ainsi évoqué l’intérêt que présente le port israélien d’Eilat, situé sur le golfe d’Aqaba de la mer Rouge. 

Ce qui en ferait un point stratégique pour les exportations énergétiques des pays du Golfe vers l’Europe. Surtout si le projet israélien de percement du canal Ben Gourion, reliant le golfe d’Aqaba à la Méditerrané et se posant en alternative au canal de Suez d’Egypte, venait à voir le jour. L’idée n’est pas nouvelle, elle date des années 1960. Elle a été relancée par Israël au moment des accords d’Abraham. Des accords dont le point d’orgue était la normalisation avec l’Arabie Saoudite. Celle-ci avait franchi un premier pas au moment de la rétrocession en 2017 par l’Egypte des deux îles Tiran et Sanafir au Royaume saoudien. 

Et c’est Joe Biden qui annonça à Mohammed Ben Salmane (BMS) le départ de la Force multinationale d’observateurs (FMO) présente sur l’île de Tiran depuis quarante ans, en application des accords de paix de Camp David en 1979 entre Israël et l’Egypte. Un départ impliquant une réorganisation sécuritaire et qui a nécessité notamment un feu vert israélien… 
 

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