Mai 1954 : Débâcle française à Dien Bien Phu : L’empire colonial dans ses derniers retranchements

11/05/2024 mis à jour: 07:20
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Après le napalm, les Américains proposent la bombe atomique ! - Photo : D. R.

La victoire vietnamienne à Diên Biên Phu le 7 mai 1954 préfigurait la désagrégation du colonialisme. La défaite française exacerbe les revendications nationalistes et annonce le déclenchement de la Révolution algérienne le 1er Novembre 1954.

Par Kader Ferchiche

Le Vietnam a célébré le 7 mai le soixante-dixième anniversaire de leur victoire sur le camp retranché français de Diên Biên Phu. Le 7 mai 1954, la dépêche de l’AFP annonce la fin : «Il ne reste guère que plus que 800 mètres entre les deux pinces de la tenaille viêt-minh (…) Après avoir fait sauter les derniers remparts de barbelés, les hommes du Viêt-minh se taillèrent au couteau et à la grenade un chemin vers le petit abri servant de PC aux avant-postes visés.» 

C’est le général Henri Navarre, commandant en chef des forces françaises en Indochine depuis mai 1953, qui a l’idée de regrouper en ce lieu ses forces pour attirer les troupes vietnamiennes. C’est le colonel de Castries qui en est le chef. Navarre se confie au quotidien Le Monde au début 1954 : «Nous sommes pour la première fois dans la situation dont nous avons si longtemps rêvé : nous avons devant nous près de la moitié du corps de bataille mobile de Giap, trois divisions d’infanterie et sa division lourde d’artillerie et de génie.

«Qu’il y vienne, répètent nos troupes, et il verra ce que nous lui réservons ! » Et, en 1974, le même journal évoque l’erreur tactique : «Le terrain n’est-il pas trop défavorable, trop éloigné des bases françaises ? Peut-être, mais, si Giap juge les positions françaises trop bonnes, il ne viendra pas. Il faut n’être pas trop fort pour l’appâter, mais assez pour n’être pas brisé. Ainsi le «piège» fut-il tendu.»

Après le napalm, les Américains proposent la bombe atomique !

Cette bataille perdue après 56 jours d’âpres combats ouvrait la voie à l’indépendance, offerte en 1946 puis retirée quelques semaines après, entraînant neuf ans de guerre au bout de laquelle le Vietminh est victorieux. Mais s’instaure une  partition entre le Nord où prospère la République démocratique du Vietnam d’Hô Chi Minh, et le Sud dictatorial avec à sa tête Ngô Dinh Diêm qui empêchera la réunification.

Précaire équilibre brisé par l’entrée en scène des Américains en novembre 1955. Ils causèrent un désastre incommensurable jusqu’en 1975. Si les Américains y ont abusé du napalm, l’histoire n’a pas oublié que c’est un général français, de Lattre de Tassigny, qui fit usage en premier de ce feu du ciel au Vietnam et que l’armée française l’utilisera bientôt en Algérie.

L’armée française était tellement avec les USA qu’en avril 1954, alors que Diên Biên Phu allait tomber, John Foster Dulles, secrétaire d’Etat américain, offrit à Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, la possibilité d’utiliser une bombe atomique et même deux, selon les sources, pour sauver l’Indochine… Le dirigeant français refusa…

Mais qu’était allée faire la France en Indochine ? Une occupation qui date en Cochinchine de 1858 et accélérée par Jules Ferry en 1885. L’écrivain et académicien Jean-Marie Rouart a écrit sur Diên Biên Phu la pièce Le bar de l’oriental jouée actuellement à Paris au théâtre Montparnasse. Au Figaro, il confie que «les raisons pour lesquelles nous sommes allés en Indochine me semblaient en contradiction même avec les raisons pour lesquelles j’aime la France : la liberté, et en particulier celle des peuples à disposer d’eux-mêmes» et qu’il est «contradictoire que la France (…) cherche à asservir et à exploiter des pays qui ne le menaçaient nullement».

Une guerre pour des intérêts capitalistes

Où faut-il donc chercher les raisons du colonialisme et de la guerre contre les autochtones pour conserver au XXe siècle ces territoires indûment acquis ? Une plongée en littérature, dans l’excellent roman Une sortie honorable d’Eric Vuillard, publié en 2022 chez Acte Sud nous éclaire. «Nos héroïques batailles se transforment les unes après les autres en sociétés anonymes.»

Ainsi pour la bataille de Cao Bang de 1950 : «Ce n’est pas pour un simple poste avancé perdu dans la jungle que l’armée se bat, ni pour quelques colons français égarés et l’on devrait par souci de précision rebaptiser la bataille de Cao Bang, bataille pour la société anonyme des Mines d’étain de Cao Bang ; cela lui conférerait sa véritable importance.»  «Et en mars 1951, la bataille de Mao Khê … bataille pour la société française des charbonnages du Tonkin…» 

Le romancier dans un chapitre captivant raconte comment les capitalistes (sociétés, banques…) sont sortis bénéficiaires loin de la scène des combats, ne perdant rien au final, car emportant leurs acquis avant le désastre. Le romancier compare le coût de la guerre d’Indochine, rapporté aux besoins sociaux : «A l’Assemblée nationale on chiffre le coût de la guerre à un milliard par jour.

Un milliard, c’est tout de même beaucoup. On n’a jamais assez pour les allocations, les aides ; les protections de tous les ordres doivent sans cesse attendre au nom du réalisme comptable ; on nous explique, le doigt en l’air, que si l’on dépense au-delà de ce qu’on peut rembourser, eh bien, c’est la banqueroute.

 (…) Voici que soudain, pour une dépense aussi folle, aussi vaine, aussi meurtrière, ils ne connaissent pas une seconde d’hésitation, main sur la poitrine, chantant l’hymne national, ils jettent par la fenêtre un milliard tous les jours.» A tel point qu’en 1951, les USA apportent leur obole, pour 40% de la dépense militaire française… à la demande du général de Lattre de Tassigny en déplacement aux USA.

Le ministre français des Armées au Vietnam pour les 70 ans 

Pour les 70 ans de la victoire du Vietminh, quelques vétérans français et les autorités françaises étaient invités à Diên Biên Phu, pour la première fois. Déjà l’ancien Premier ministre, Edouard Philippe, s’y était rendu, mais hors agenda commémoratif, en novembre 2018. Il se souvient pour Valeurs actuelles : «Diên Biên Phu, c’est une géographie, c’est une dramaturgie.

Une défaite militaire, - puisque nous pensions que le Vietminh ne parviendrait pas à déployer son artillerie -,  qui deviendra une défaite politique.» Cette année, pour cet anniversaire émouvant mais festif, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, a fait le déplacement.

A son retour, il a publié un article, cosigné par sa secrétaire d’Etat, repris par l’hebdomadaire Valeurs actuelles.  Ironie de l’histoire, le représentant de la France, qui a agressé de 1947 à 1954 l’Indochine et réprimera bientôt en novembre 1954 le soulèvement algérien, aborde le volet défense et stratégie en fustigeant «certains acteurs» (qui) « n’hésitent plus à piétiner les principes fondamentaux du droit international»…

Le ministre rappelle aussi que le corps expéditionnaire français intégrait «des soldats d’une quarantaine de nationalités», qu’il ne cite pas, dont des Algériens, et ajoute que «la décolonisation du monde était engagée et rien n’arrêterait, au Viêtnam comme ailleurs, un peuple déterminé à conquérir son indépendance, si puissantes que fussent les armes déployées contre lui». 

Il est vrai que la Tunisie et le Maroc se soulevèrent et acquirent leur indépendance en 1956 et l’Algérie lança son combat le 1er Novembre 1954. Sébastien Lecornu remarque ainsi que «le 7 mai 1954 (…) les peuples colonisés y virent un tournant un tournant de l’histoire mondiale».

Maurice Viollette en va-t-en-guerre

Serait-il anachronique de poser la question, ‘‘mais pourquoi ne l’aviez-vous pas compris au moment où il le fallait ? Anachronique ? Pas tout à fait. En 1950, Pierre Mendès France, alors député, mit en garde l’Assemblée nationale le 22 novembre : «Ne croyez pas que vous pourrez tirer de la France, déjà ruinée par deux terribles guerres, un nouvel effort gigantesque et démesuré.»

Quelques semaines après la première grosse défaite des Français à Cao Bang, Mendès, cité par le journal Valeurs actuelles, a la formule juste : «On ne dit pas la vérité au pays sur les sacrifices qui seuls permettraient d’arracher, peut-être encore maintenant, une solution par la force ders armes et sur les risques que cette solution implique.»  Mendès s’appuyait sur les propos du général Leclerc en poste en Indochine après la fin de la Seconde Guerre mondiale qui disait en 1946 : «Il nous faut éviter une aventure dépassant les possibilités actuelles de la France.

(…) Sinon, c’est la catastrophe.» Puis en 1947 : «La France ne jugulera plus par les armes un groupement de 24 millions d’habitants qui prend corps et dans lequel existe une idée xénophobe et peut-être nationale.» Le général de Gaulle, alors retiré des affaires publiques, déclare le 9 mai 1954, au lendemain de la fête de la Libération : «Dans l’intérêt de la bataille internationale et compte tenu des pertes et ravages causés à l’union française et, d’abord, à l’Indochine, la France doit chercher à faire cesser la guerre.»

En dépit des mises en garde avisées, les va-t-en-guerre étaient toujours aux avant-postes. Comme Maurice Violette, ancien gouverneur d’Algérie et prétendu homme de progrès en 1936-1937 pour faire évoluer les droits des Algériens (projet Blum-Viollette). Redevenu colonialiste absolu, il déclare devant l’Assemblée nationale en 1950 : «Engager les négociations, c’est-à-dire abdiquer devant Hô Chi Minh, il faudra demain abdiquer à Madagascar, en Tunisie en Algérie.» L’homme, sans le savoir encore annonce les années terribles en Algérie de 1954 à 1962, estimant que «toute faiblesse de notre part entraînerait l’effondrement de notre pays». 

Plusieurs milliers d’Algériens dans le bourbier indochinois

Parlant du moral des troupes, Eric Vuillard aborde dans son roman l’engagement des soldats coloniaux : «L’important ici ce n’est pas le découragement des soldats, la plupart viennent d’Afrique du Nord, ce sont des bataillons de coloniaux et ce n’est sans doute pas l’amour de la patrie qui les a envoyés tout là-bas, en Indochine.»  Combien étaient-t-ils ? Michel Bodin, dans la revue Guerres et histoire, numéro d’octobre 2022, estime que de 1945 à 1954, il y eu 490 000 hommes et 2 000 femmes engagés en Indochine.

Parmi lesquels 122 920 Nord-Africains (moitié Algériens et moitié Marocains) soit 25% du total et 60 340 Africains (résumés à «Sénégalais»). Beaucoup de rescapés algériens rejoindront les rangs de l’ALN. Il faut ajouter au moins 270  000 supplétifs vietnamiens et 25 000 réguliers vietnamiens.  On compterait autour de 15 000 victimes nord-africaines sur un total estimé à 47 000 morts. Côté vietnamien, le chiffre de 500 000 victimes est avancé. La fin de Diên Biên Phu ouvre la voie à une période de décolonisation.

L’hebdo Valeurs actuelles, journal très droitier, peu suspect de sympathie avec les pays colonisés et leurs héritiers, note que la défaite de mai 1954 au Vietnam «signe la fin d’un temps». En juillet, les accords de Genève (gouvernement Mendés France) actent l’indépendance de l’Indochine. Mauvais élève, comme le disait le général Giap, vainqueur de Diên Biên Phu, la France ne comprendra pas qu’en novembre 1954, le déclenchement de la Révolution aboutirait nécessairement à l’indépendance de l’Algérie. K. F.
 

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