De son balcon sur le boulevard du Front de mer au cœur de Bab El Oued, Mahiedine laisse son esprit voyager au-delà des horizons. On le dit pigeon voyageur, mais cet artiste toujours en partance est pourtant bien chez lui, il s’y sent plus qu’ailleurs dans sa peau. La mer, il la voit tous les jours depuis un demi-siècle dès qu’il ouvre les volets de sa fenêtre. «J’adore la mer. C’est une compagne de tous les jours. Le panorama enchanteur m’inspire beaucoup. Il m’arrive de rester longtemps à contempler l’azur. D’ailleurs, j’ai écrit plusieurs chansons sur la mer et l’évasion - j’aime partager, mais j’ai honte d’inviter mes amis car je ne dispose que d’un minuscule F2. Je m’en suis accommodé, mais je suis désolé pour mes potentiels invités.» D’Alger des années 1960 à la génération pataouète, Bentir nous transporte dans la machine à remonter le temps.
Un talent précoce
En 1956, il sortait son premier disque chez Philips, un microsillon 45 tours avec deux Cha-cha-cha, Ya yemma chérie et Cha-cha-chechya. Comment en est-il arrivé là ? «Nous avions un orchestre à Bab El Oued au milieu des années cinquante à la rue Mizon, avec Chenouf, Bellil et le jazzman Boualem Hamani. L’orchestre qui comprenait aussi Ali Chaoui s’appelait El Djazaïr. Un jour qu’on passait à la radio, j’ai chanté un twist, ça a plu, c’est comme ça qu’on est passés à la télé et à la postérité»…
Avec son sourire permanent, Mahiedine conte son parcours en l’agrémentant d’anecdotes croustillantes. L’autre soir, il était l’invité d’honneur du Thé littéraire organisé par Les Amis de la Rampe Louni Arezki pour égayer les soirées du ramadan. Il se fit un plaisir de chanter quelques-uns de ses tubes en déclamant des poèmes écrits par lui. La Casbah qui l’a élevé n’y échappe pas.
Casbah, Casbah, bataille
Casbah, Casbah, mitraille
Casbah, Casbah travaille
Sans peur de représailles.
Bentir, c’est ce nom qui avait fait bouger les jeunes de son époque. C’est ce musicien et chanteur un peu extravagant qui a flirté avec les expérimentations des années 1960, puisant dans le blues et le rock, la matière première d’une musique enchantante sur laquelle il posait une voix porteuse qui contrastait avec son corps frêle. Dans son répertoire, il passe sans encombre du cri à la caresse.
Au départ, il était considéré avec condescendance avant que son art le propulse au-devant des scènes. Lui se considère toujours comme un artiste accompli pour qui la musique, l’écriture de chansons et de poèmes, la peinture et la sculpture ne sont qu’un même acte créatif. C’est dire qu’il ne faut pas réduire sa carrière à la simple confection du sigle de la RTA qui, au demeurant, n’a pas pris une ride. Cet homme serviable, à l’imperturbable politesse, a l’humour de grand sensible qu’il dégaine à chaque bout de phrase en évoquant avec drôlerie et pudeur son cheminement artistique. Ses textes de chansons sont souvent si intimement enchâssés dans le rythme qu’on se demande si un autre que lui peut les interpréter. Il a apprivoisé le jazz dans plusieurs langues. «Au départ, tout au loin dans mon enfance, j’ai été attiré par les mots et leur magie, leur son, leur jeu, leurs facettes. Comme j’étais doué, le pas a été vite franchi.» Ses chansons exportées n’ont pas laissé insensibles les puristes. Là où il est passé en Europe et en Amérique, après l’étonnement, c’est la compréhension et enfin un motif de satisfaction. «Pourquoi ça leur a plu, parce que j’ai ajouté le karkabou, la ghaïta et la zorna de Boualem Titiche. Ce folksong oriental les a vraiment séduits. On m’a affublé du titre de sultan du twist oriental, de Lawrence d’Arabie», s’amuse-t-il. Valse, boléro, java, tango cha-cha, mambo, rock, twist, blues, jazz, tous les genres passent chez Mahiedine dont le retour sur le devant de la scène un quart de siècle après coïncide avec une approche moins insouciante et moins désinvolte, même s’il se drape du titre de jeune chanteur âgé aujoudhui de 87 ans ! Il entonne ses dernières créations sur fond de thèmes qui ont complètement évolué. Ses écrits fustigent la violence, la hogra, les racistes, même s’il utilise souvent à bon escient la dérision pour mieux faire passer ses messages. Il a chanté la Palestine pour laquelle son cœur brûle toujours.
Comment peut-on semer les grains
Sur une terre pleine de mines
Comment peut-on pétrir… le pain
Quand le blé n’a plus de racine
Quand le grand mur de Berlin
Se déplace en Palestine
Il enferme les orphelins
et séquestre les orphelines
Bentir n’oublie pas ceux qui se sont sacrifiés pour les autres
Mon vieux maquisard
Agression
Est-ce que la terre
Doit-elle se taire ?
Quand des militaires
Avec leurs hélicoptères
Agressent un bateau… humanitaire.
Le fou dansant
Comment est né le sigle de la RTA ? Mahiedine raconte cet accouchement dans les menus débats. «Jacques Bedos, oncle de l’humoriste Guy Bedos, m’avait demandé de confectionner un sigle pour l’ORTF. En me mettant au travail, je me suis dit dans mon for intérieur, pourquoi pas RTA. C’était durant le ramadan de l’année 1957. Je jeûnais : dès que les deux Français qui travaillaient avec moi allaient à la cantine, je m’enfermais dans le bureau d’études à clé entre midi et deux heures et je faisais avancer mon projet en cachette. J’en avais fait quatre modèles sur fond noir. Ce n’est qu’à l’indépendance lorsque MM. Laghouati, Messaoudi et Safer m’ont demandé de faire un logo pour la nouvelle télé algérienne, que j’ai sorti les modèles déjà prêts. Je les ai confectionnés en 1957, et comme j’ai eu peur qu’ils soient découverts par l’occupant, je les ai cachés jusqu’à l’indépendance». «Durant la même période, j’avais réalisé les décors de la première comédie musicale avec Rouiched qui chantait mes chansons et qui était également notre impresario. Bien plus tard, alors que j’étais champion de course à pied et entraîneur au Widad de Belcourt, j’ai posé mes premières barricades à Belcourt étant un enfant de Laâqiba, en mobilisant les jeunes sportifs. Plusieurs d’entre eux périront les armes à la main, comme les frères Badaoui.» Il confectionna des banderoles anti-coloniales. Comme il était recherché, il s’éclipsa. «Avec le frère Kendour Abderahmane, on s’est tapé Souk Ahras-Ghardimaou en Tunisie à pied. De là, je fus instructeur aux côtés du colonel Boutella et j’ai été à l’origine de la création d’une pièce Le théâtre des djounoud au maquis pour laquelle j’ai été félicité par Fidel Castro et Mandela, venus nous rendre visite à la frontière en 1960.»
A l’indépendance, en plus de sa passion pour la peinture, il réalisa plusieurs expositions dans les capitales européennes, il peut s’enorgueillir d’avoir conçu les décors du Festival panafricain en 1969 en un mois et demi, après avoir confectionné un grand bateau sur le toit de la RTA en une semaine ! «A l’époque, on l’appelait le fou chantant, en référence à Charles Trenet. Ce sobriquet, il le doit au fait qu’il travaillait tout en chantant. Je l’ai connu en 1958 lors du film Fous de musique», se souvient Mustapha Kasdarli.
A l’époque, c’était quelque chose d’extravagant, c’était la mode rock, la gomina, les chemises à carreaux, les bottillons pointus, c’était les zazous et les yéyé. «Que voulez-vous, s’explique-t-il, chaque époque a son style. C’était l’époque du twist en Amérique, je l’ai importé en Algérie mais en arabe, en kabyle, en espagnol et en français. On m’avait décerné le titre de roi du twist oriental.»
Parmi ses souvenirs vivaces, il raconte cette soirée au début des années soixante au cinéma Majestic. Il a chanté avec Dalida.
«A la fin du spectacle, la grande chanteuse m’a accompagné à l’hôtel Aletti où nous allions dîner. Elle m’avait demandé de m’enquérir auprès du chef cuisiner s’il avait des… fèves ; cela m’avait beaucoup fait rire.»
L’Algérie de 2011 ? Ce qu’il en pense…
«Aznavour, que je rencontre souvent en France et avec qui j’ai gardé de bons rapports m’a dit un jour : ‘‘Vous avez un pays merveilleux comme la Californie, mais il se morfond dans les profondeurs, ce n’est pas normal’’ !»
Celui que l’humoriste Robert Castel avait qualifié d’Aragon de Bab El Oued est resté égal à lui même malgré son orgueil blessé. Durant toute sa carrière, Mahiedine a-t-il été justement récompensé en retour ? Il n’évoque pas l’ingratitude des hommes, mais c’est tout comme quand on lit la lueur qui scintille dans ses yeux. Il préfère parler de la culture de l’oubli. Il fait partie de ceux qui ont rejoint le tombeau oublié (Qbar el mensi), se lamente-t-il. Il a écrit à ce propos un poème mélancolique.
En oubliant ma guigne
Je persiste et signe
Car mon lac des cygnes
Dans l’oubli s’indigne
Bentir dit qu’il a été astreint à un exil forcé de 1999 à 2009. Il a une pensée émue pour ses amis Laghouati, Ali Djenaoui, Hassena, Fadel, Gribi, Hachemi Chérif, Youcef Sahraoui sans lesquels la RTA n’aurait pas démarré en octobre 1962. Mahieddine est âgé de 87 ans et vit entre Alger et la France !