Cette histoire aurait pu sortir tout droit de l’imagination de l’une des plus grandes artisanes de romans policiers. Pourtant, les faits sont bien réels et n’ont rien à voir avec l’un des scénarios rocambolesques et rondement bien menés auxquels nous a habitués Agatha Christie. Car, cette fois-ci, c’est elle le protagoniste.
Dans la nuit du 3 au 4 décembre 1926, la romancière se trouve dans sa maison familiale du comté de Berkshire. Vers 22h, elle embrasse sa fille pour lui dire bonne nuit, puis annonce à sa cuisinière qu’elle s’en va faire un tour. Sur son passage, elle dépose deux lettres destinées à son mari et à sa secrétaire, fait annuler ses rendez-vous et grimpe au volant de sa Morris Cowley grise. Sa destination ? Personne ne le sait.
VOITURE ABANDONNÉE
Ce n’est que le lendemain matin, à huit heures, que sa voiture est retrouvée abandonnée au bord de l’étang de Silent Pool, les phares allumés et une portière ouverte. A l’intérieur : son manteau de fourrure, un sac à main et son permis de conduire périmé. Le véhicule n’est pas garé et semble avoir quitté la voie après avoir dévalé une petite pente et buté contre un arbre. Agatha Christie, elle, reste introuvable. A l’époque, l’auteure de 36 ans vient de sortir son sixième roman, Le Meurtre de Roger Ackroyd. Bien qu’elle ne soit pas encore à l’apogée de la carrière qu’on lui connaît, sa plume est suffisamment reconnue pour susciter l’intérêt de la presse.
Rapidement, les médias s’emballent et les théories fusent : kidnapping, accident, enlèvement orchestré par son mari, meurtre… Les scénarios les plus farfelus sont mis sur la table, jusqu’à la publication de photomontages d’Agatha Christie portant des lunettes et coiffée de cheveux courts, pour donner une idée de ce à quoi elle pourrait ressembler, elle qui aime tant se déguiser. Recherches de grande ampleur
Au total, ce sont plus de 1000 policiers et 15 000 volontaires qui partent à sa recherche, ratissant coins et recoins pour retrouver la trace de la mère d’Hercule Poirot. Le Daily News annonce offrir 100 sterlings à celui ou celle qui apportera la moindre information et, pour la première fois au Royaume-Uni, des avions sont utilisés pour rechercher une personne disparue, de quoi engranger des fouilles à un prix vertigineux.
Les seuls indices entre les mains des policiers sont les lettres que la romancière a laissées derrière elle. Mais son mari, Archibald Christie, a détruit la sienne. Bien que cela puisse éveiller les soupçons, une telle réaction s’expliquerait par les rapports conflictuels que cet aviateur du Royal Flying Corps entretenait avec la romancière. Celle-ci ne supporte plus leur histoire depuis qu’elle sait que son mari prévoit d’en épouser une autre avec qui il estime se sentir plus heureux.
Longtemps, Archibald Christie a reproché à sa femme de faire passer ses livres avant leur fille et leur couple. A cela, s’ajoute le fait qu’il ne supporte plus d’être entouré par des personnes malheureuses alors qu’Agatha Christie fait le deuil de sa mère qu’elle vient tout juste de perdre et dont elle était très proche.
LES AUTEURS À L’AIDE
Cependant, il apparaît peu probable que son mari soit l’instigateur de sa disparition. L’enquête continue et les témoignages se multiplient. Ainsi, on croise la reine du crime tantôt habillée en homme, tantôt chez Harrods à Londres. Deux auteurs prennent également part aux recherches avec, d’un côté, Dorothy L. Sayers, qui visite les lieux de la disparition de sa consoeur et, de l’autre, Edgar Wallace qui avance une hypothèse dans un article pour le Daily Mail.
«C’est un cas typique de ‘‘représailles mentales’’ à l’encontre de quelqu’un qui l’a blessée. Elle a délibérément créé une atmosphère de suicide par l’abandon de sa voiture», écrit ainsi l’écrivain.
Mais les investigations ne donnent rien et la police finit par se tourner vers Arthur Conan Doyle. L’auteur de Sherlock Holmes a été, à titre honorifique, sous-lieutenant de la police du Surrey jusqu’en 1921 et ses romans ont grandement inspiré Agatha Christie.
Passionné de spiritisme, il décide de confier l’un des gants de la romancière à un médium reconnu à l’époque : Horace Leaf. Il affirme que sa propriétaire est vivante et qu’elle est sur le point de réapparaître : «Un grand trouble est associé à cet objet. La personne à qui il appartient est à la fois confuse et déterminée. Elle n’est pas morte comme beaucoup le pensent. On aura de ses nouvelles, je pense, mercredi prochain.»
AMNÉSIE
Coup de chance ou réelle clairvoyance, l’auteure des Dix petits nègres est retrouvée le 14 décembre 1926 après qu’un musicien l’ait reconnue dans l’hôtel Swan Hydropathic, situé dans le comté du Yorkshire. Là-bas, elle s’est enregistrée sous le nom de la maîtresse de son mari : Teresa Neele.
Archibald Christie se rend alors immédiatement sur place et réalise que sa femme ne se souvient absolument pas de ce qu’elle a fait pendant onze jours, ni même de leur fille. Après l’avoir examinée, les médecins concluent qu’elle est victime d’une amnésie soudaine causée par un choc émotionnel, et mentionne la possibilité d’une dépression nerveuse.
Face à un tel dénouement, les médias sont frustrés et déçus. A un point tel qu’ils décident de s’en prendre à la romancière en l’accusant d’avoir orchestré sa disparition pour réaliser un coup de pub : depuis qu’elle a été retrouvée, ses livres se vendent à l’arraché. Cette théorie est couplée avec celle d’une potentielle revanche qu’elle aurait pu prendre sur son mari, dont elle divorce 15 mois plus tard.
Mais ces suppositions resteront sans réponse car plus jamais la romancière ne reviendra sur cet épisode de sa vie. Quelques années plus tard, elle expliquera avoir enregistré un chapitre à ce sujet sur un magnétophone pour sa biographie, mais les bandes se sont révélées inaudibles.
Même si la frustration est grande pour celles et ceux qui aiment résoudre les mystères, cette histoire a le mérite d’avoir stimulé l’inspiration de nombreux artistes, notamment Alfred Hitchcock pour son film Une femme disparaît et Gillian Flynn pour son best-seller Les Apparences. Mais, surtout, cette disparition a laissé une trace indélébile sur Agatha Christie à travers ses récits : les histoires qu’elle raconte sont désormais rythmées par des adultères et des épouses délaissées ou assassinées.
Une façon comme une autre de conter sa vie, sans jamais délaisser l’ajout d’une pointe de mystère.